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Royaume-Uni : la crise remet à l’heure les pendules britanniques

9 min

A l'approche des élections, les travaillistes redécouvrent, mais trop tard, les vertus de l'intervention publique, tandis que les conservateurs se positionnent en pères-la-rigueur.

Le Royaume-Uni déchante. Jusqu’en 2007, conservateurs et travaillistes ont vanté de concert la supériorité du modèle britannique. Depuis 1993, la Grande-Bretagne avait connu une croissance ininterrompue, dont le rythme annuel (2,6 % par an en moyenne entre 1994 et 2007) était supérieur à celui des Européens et des Américains. Mais la crise économique a touché durement le pays. La dégradation des finances publiques y est même bien plus rapide qu’ailleurs : le poids de la dette publique prévu pour 2010 est passé du simple au double par rapport à 2007, de 44,1 % à 82,2 % du PIB selon le FMI (lire p. 32). Les fondements de la réussite du passé sont du coup remis en cause. Et les élites politiques subissent de plein fouet ce revers.

Zoom Le Royaume-Uni en quelques chiffres

Sources : FMI, Banque mondiale, Pnud Données 2009, sauf : * 2007 / ** 2006 / *** 2005

Les conservateurs pouvaient pourtant s’enorgueillir de l’héritage de Margaret Thatcher, premier ministre de 1979 à 1990. Elle avait remis le pays sur les rails à partir d’un message idéologique néolibéral clair : renforcer le secteur privé, imposer la logique de l’économie de marché là où subsistait le secteur public et libéraliser la législation du travail. La Dame de fer, ce faisant, avait montré la voie au reste de l’Europe frileuse et passéiste. La croissance économique retrouvée était bien la preuve de la supériorité du modèle économique britannique, des vertus de la réglementation " légère " des activités économiques, notamment financières, et de la capacité d’attraction de l’île pour les capitaux et les immigrants, y compris les immigrants riches.

Surendettement

Elus triomphalement en 1997 après dix-huit ans de pouvoir conservateur, les travaillistes de Tony Blair, rebaptisés " New Labour ", n’ont pas pour autant pris un cap diamétralement opposé à celui de leurs prédécesseurs. Tony Blair, Gordon Brown et leurs équipes avaient en effet répudié ce qu’ils voyaient comme les vieux dogmes travaillistes ayant conduit aux échecs passés, à commencer par les nationalisations. Arrivés aux commandes, ils ont fait leur le socle des réformes menées par les conservateurs, comme la prudence budgétaire, les législations très hostiles aux syndicats, l’introduction de la concurrence entre agences autonomes au sein du secteur public, ainsi que, sur le front de l’emploi, une politique à base d’incitations et de sanctions pour " motiver " les chômeurs. Et forts de leurs succès, Tony Blair et Gordon Brown ne se sont jamais montrés avares de leçons données aux autres Européens, coupables à leurs yeux de ne pas épouser leur modèle. Du moins à l’époque.

De fait, jusqu’en 2007, Gordon Brown, le puissant ministre de l’économie et des finances, défend un bilan impressionnant. La croissance est soutenue, l’inflation maîtrisée (1,5 % par an en moyenne), les taux d’intérêt en baisse, les créations d’emploi nombreuses, le chômage résiduel (autour de 5 % au début des années 2000, bien moins qu’en Europe continentale). De plus, des flux continus d’investissements extérieurs et d’immigration irriguent l’économie tandis que la discipline des néotravaillistes permet de limiter les déficits budgétaires, voire d’afficher certaines années des excédents, ce qui conduit à une diminution rapide de la dette publique, passée de 49,2 % du PIB à 37,2 % entre 1997 et 2002. Enfin, ils voient la Bourse s’épanouir et les prix de l’immobilier s’envoler (150 % d’augmentation en neuf ans), ce qui contribue à l’enrichissement des citoyens... pour peu qu’ils soient propriétaires d’actions et de logement.

Derrière la vitrine pourtant, les nuages s’amoncellent et le risque d’orage prend chaque jour de la consistance. Cette croissance économique s’appuie en effet d’abord sur la dynamique de la place financière de Londres - qui représente selon les années jusqu’à 25 % du PIB -, sur une forte immigration et sur l’augmentation des prix de l’immobilier et la dérégulation financière qui encouragent l’endettement et la consommation des ménages propriétaires. En 2006-2007, l’endettement privé dépasse ainsi les 100 % du PIB, contre 60 % environ en France. Le premier coup de tonnerre intervient en septembre 2007 quand le surendettement et les défauts de paiements conduisent au bord de la la faillite le grand établissement financier de Newcastle, Northern Rock, dont la politique de crédit était particulièrement risquée. Spécialisée dans les prêts immobiliers de type subprime, la banque, pour développer ses parts de marché, prêtait jusque 125 % de la valeur d’un bien. Le gouvernement réagit alors vivement en nationalisant la banque en février 2008, conjurant ainsi un début de panique financière. Pour le reste, Brown reste sûr de lui, répétant à l’envi que l’économie britannique est désormais protégée des cycles. Poursuivant sous Gordon Brown devenu premier ministre (en juin 2007) les politiques menées sous Blair, le chancelier de l’Echiquier (ministre des finances) Alistair Darling s’emploie même à diminuer drastiquement l’impôt sur l’héritage, ce qui favorise les classes aisées. L’objectif est d’affaiblir le camp conservateur.

Tout occupés à la reconquête du pouvoir, les conservateurs ne se préoccupent guère pour leur part de ces signes avant-coureurs de la crise financière et économique. Après avoir usé trois leaders successifs très marqués à droite (William Hague, Iain Duncan-Smith et Michael Howard), les conservateurs ont désigné à leur tête, en 2005, David Cameron. Jeune, doté d’un impeccable pedigree conservateur (Eton, Oxford) et, déjà, d’une solide expérience politique, excellent orateur et homme de média, David Cameron et son équipe se sont donné pour objectif d’inventer un parti conservateur " moderne ", éloigné des canons fatigués hérités du thatchérisme, de son image de " nasty party ", cruel aux pauvres, indifférents aux services publics et aux relents parfois racistes ou homophobes. A l’inverse, il veut incarner un parti conservateur décomplexé, ouvert aux femmes, aux immigrés, à toutes les compétences, mobilisé par la question environnementale, soucieux de lutter contre la pauvreté. A l’instar du positionnement des néotravaillistes par rapport aux réformes de Margaret Thatcher, Cameron reprend à son compte une partie de l’héritage travailliste. Il excelle dans la communication politique, comme Tony Blair. Lorsque ce dernier doit abandonner son poste de premier ministre et de leader des travaillistes en 2007 (poussé dehors par son parti et Gordon Brown), David Cameron se pose en homme du renouveau face à un parti néotravailliste usé par le pouvoir et à un Gordon Brown certes auréolé de maints succès économiques mais dépourvu de la facilité d’expression et de communication de son prédécesseur. Peu précis, le programme économique du " nouveau conservatisme " s’inscrit pour l’essentiel dans la continuité de la gestion néotravailliste en ajoutant une pincée de baisse d’impôt, une promesse de meilleure efficacité de la dépense publique, une critique de l’interventionnisme de l’Etat. Même lorsque les inquiétudes se font jour, l’économie n’est pas le cheval de bataille des conservateurs : elle ne sert que de prétexte pour attaquer le gouvernement en l’absence de propositions de rechange.

Gouvernement usé

Tant et si bien que lorsque la crise éclate à l’automne 2008, conservateurs comme néotravaillistes sont pris de court. Brown intervient de manière volontariste et parfois contestée. Il soutient massivement les banques en situation financière critique, procède à de quasi-nationalisations de fait pour certaines dont la Royal Bank of Scotland, en novembre 2008. Il tente même une relance de l’économie à partir d’investissements publics et de baisse de la TVA. Face à une récession plus importante que dans le reste de l’Europe, le gouvernement fait exploser le déficit budgétaire à 12,5 % du PIB en 2009 (record du monde développé, derrière les Etats-Unis), et la dette publique explose. Elle va atteindre plus de 80 % du PIB en 2010-2012, tandis que les prévisions les plus pessimistes envisagent le chiffre de 100 % à l’horizon 2015. De surcroît, le premier ministre, qui n’en est plus à une volte-face près, accepte pour la première fois une augmentation des impôts pour les revenus les plus élevés et retrouve presque des accents de gauche. Si l’action décisive et extraordinairement coûteuse de soutien aux banques a été saluée, conservateurs exceptés (environ 20 milliards de livres fin 2009), la relance par la baisse de la TVA produit des résultats plus mitigés. Cette action du gouvernement ne suffit pas à redresser la popularité d’un gouvernement usé, d’un premier ministre maladroit et centralisateur, d’un mode de gouvernement néotravailliste qui peine à sortir de sa rhétorique " moderniste ". Brown premier ministre doit faire face à tous les problèmes laissés par Brown ministre de l’économie : déficit de construction de logements, utilisation massive et perverse des pénalisations et récompenses liées aux indicateurs de performance (ce qui multiplie les contrôles, l’audit et la bureaucratie, en inadéquation de plus en plus marquée avec les services rendus), manque d’investissement dans les transports, faible réduction de la pauvreté et des inégalités dans un système par ailleurs injuste, conséquences néfastes de la croyance dans la croissance sans fin tirée par la City de Londres... Le logiciel politique du " New Labour " ne fonctionne plus. Problème : à l’approche des élections de mai 2010, les néotravaillistes n’ont pas d’idées de rechange et le gouvernement est englué dans l’impopularité.

Nouvelle différenciation politique

Les conservateurs, dont la stratégie d’imitation du " New Labour " a été disqualifiée par la crise, sont eux aussi restés dépourvus de propositions alternatives pendant une bonne année. Il a fallu attendre le printemps 2009 pour voir les conservateurs réorganiser leur stratégie économique et faire appel au vétéran Kenneth Clarke, dernier ministre de l’économie conservateur en date, pour épauler le jeune George Osborne, proche de Cameron, afin de formuler un projet crédible. Progressivement, sans revenir à l’héritage de Margaret Thatcher, David Cameron et son équipe ont retrouvé des accents conservateurs traditionnels en tirant la sonnette d’alarme sur la dette et le déficit budgétaire annonciateur de hausses d’impôts. Début octobre 2009, lors de leur congrès à Manchester, ils ont présenté leur programme : coupes budgétaires, refus des hausses d’impôts et durcissement de la gestion publique visant à renforcer les réductions de dépense.

Taux de chômage (en % de la population active)
Niveau d’endettement des ménages en juillet 2009 et janvier 2003 (en % du PIB)

Ainsi, alors que David Cameron apparaissait comme un héritier conservateur du blairisme, et que Gordon Brown tentait de ne pas perdre le vote des classes moyennes et supérieures en multipliant les annonces fiscales conciliantes, les positions économiques des deux partis paraissaient brouillées. La crise a renforcé une nouvelle différenciation de l’échiquier politique et l’élection de mai 2010 pourrait se jouer en partie sur cette question économique. Les travaillistes redécouvrent les vertus de l’intervention publique, du soutien à l’activité, voire de la redistribution alors que les conservateurs se placent à nouveau sous le drapeau de la gestion responsable, de la réduction de la dette et des déficits et de l’amélioration des performances de la gestion publique. Mais à la faveur de la crise, il faut noter également que le parti libéral démocrate dirigé par Nick Clegg s’est affirmé crédible par ses prises de positions. Vince Cable, son porte-parole pour l’économie, a pris des positions sur la relance et la crise britannique qui ont indéniablement marqué les débats. De sorte que si les néotravaillistes semblent assurés de perdre les prochaines élections, les conservateurs ne les ont pas encore remportées. Les indépendantistes gallois et écossais pourraient quant à eux faire de bons résultats, comme les libéraux démocrates, engendrant des situations politiques inédites au Royaume-Uni.

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