Géopolitique

Contre-insurrection... le contre-exemple afghan

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En juin 2011, l’annonce par Barack Obama du retrait des troupes américaines d’Afghanistan a paru clore une décennie d’interventionnisme occidental déclenchée par le choc du 11 Septembre 2001. Cette décennie de violence succédait à une autre, plus heureuse : celle de l’après-guerre froide, qui avait également vu l’Occident se lancer dans diverses aventures politico-militaires à travers le monde (Bosnie, Rwanda, Sierra Leone, République démocratique du Congo, Timor, Kosovo, etc.). Ces deux décennies semblent former un " âge des interventions ", se déclinant, tel Janus, en deux visages, l’un affable (1991-2001), placé sous le signe du maintien de la paix et de la stabilisation ; l’autre martial (2001-2011), incarné par la lutte contre le terrorisme. Ces deux périodes ont vu les Etats et les organismes internationaux et non-gouvernementaux mener des expéditions au nom d’idéaux démocratiques ou humanitaires, mais sur la base d’intérêts et de moyens limités.

Frilosité. L’exemple afghan exprime assez bien l’unité de ces vingt années d’interventions. Amorcée en représailles des attentats des tours jumelles, l’opération Enduring Freedom est, au départ, essentiellement aérienne. A la manière de ce que l’on a vu au Kosovo en 1999 (et récemment en Libye), elle repose sur la combinaison de frappes " à distance de sécurité " et de l’action de rebelles au sol aidés par quelques forces spéciales étrangères. Une fois le régime taliban tombé, la communauté internationale a vite fait de s’engouffrer dans le scénario habituel de la reconstruction post-conflit : conférence des donateurs internationaux (Bonn, 2001), envoi d’une mission de l’ONU destinée à réformer les institutions, afflux d’ONG, etc.

Nombre d’attaques des insurgés entre janvier 2006 et juin 2011

Ce modèle de l’intervention humanitaire a longtemps caché l’incapacité occidentale à répondre au désir de changement du peuple afghan. La frilosité politique européenne et la distraction des moyens américains au profit de l’Irak laissent le pays à la merci des seigneurs de guerre, qui avaient dirigé le pays à partir de 1992 avant d’être eux-mêmes écartés par les talibans en 1996. C’est cette incurie internationale, couplée au double jeu des Pakistanais 1, qui favorise le retour de l’insurrection dans le pays dès 2004. D’abord confiné à la frontière orientale du pays, le conflit reste ignoré du public jusqu’en 2007, date à laquelle les Américains semblent justement s’extraire du fiasco irakien au moyen d’un nouveau concept opérationnel : la contre-insurrection.

Cette dernière naît du constat de l’inadaptation du répertoire militaire occidental. En se dérobant au combat direct et en adaptant leurs moyens de communication (un messager humain plutôt qu’un téléphone repérable par un satellite), les insurgés se rendent invulnérables à la guerre high-tech imaginée par les stratèges du Pentagone contre un ennemi conventionnel. En même temps, les objectifs de stabilisation des missions de paix telles que celles menées en Afrique ou dans les Balkans dans les années 1990 s’avèrent ici vite inatteignables dans un environnement où la violence a atteint un niveau extrême. Aussi, dès 2004, la contre-insurrection apparaît-elle dans le débat stratégique, en se posant en chaînon manquant du spectre opérationnel. Fortement inspirée des doctrines des années 1960 (française en Algérie, américaine au Vietnam), elle est une sorte de " nation building armé " : ériger au plus vite un Etat-nation capable de s’assurer le soutien de sa population en la protégeant contre des insurgés qui utilisent celle-ci comme vivier autant que comme bouclier. Appliquée en Irak dès 2007, elle produit d’indéniables résultats, permettant de réduire la violence et d’établir des relais solides dans les communautés sunnites en les convaincant de se dissocier d’Al-Qaïda en échange d’un retour dans le jeu politique.

Etendue à l’Afghanistan, la nouvelle doctrine obtient moins de succès. Malgré des progrès tactiques ici et là et une réelle attrition dans les rangs talibans, la victoire ne cesse de se dérober. La persistance du sanctuaire pakistanais, l’incurie du gouvernement Karzaï, l’absence d’une culture étatique en Afghanistan et la faiblesse des forces de sécurité nationales - en dépit des efforts de formation - ne permettent toujours pas d’envisager une transition pérenne.

Au-delà de ces paramètres locaux, la contre-insurrection se heurte à des limites plus générales. Stratégiquement, elle a souvent été confondue avec la " conquête des coeurs et des esprits ". Si l’ensemble des écoles de pensée stratégique reconnaissent la centralité de la population et la nécessité de la séparer des insurgés, les tactiques pour y parvenir ne sauraient reposer uniquement sur un emploi restreint du feu, intenable face à un adversaire agressif et aguerri, et une action psychologique, hasardeuse en l’absence de proximité culturelle. En outre, le rythme élevé des rotations des militaires étrangers comme des civils ne permet pas la conservation d’une mémoire opérationnelle, rendant souvent vain le travail de longue haleine que représente la construction d’institutions régaliennes. Surtout, l’application stricte de la contre-insurrection nécessiterait un ratio de 20 à 25 soldats pour 1 000 habitants, soit, rapporté à la population afghane, 500 000 à 700 000 hommes. Des chiffres exorbitants si l’on considère que la guerre devrait coûter aux Etats-Unis plus de 118 milliards de dollars en 2011 pour 90 000 soldats déployés - 130 000 pour l’ensemble de la coalition. De fait, dans un contexte de crise des finances publiques, l’heure est à la réduction des moyens, avec l’adoption d’un calendrier de retrait dès fin 2011, alors même qu’un renforcement des troupes était annoncé en 2010.

L’insécurité dans les provinces afghanes au premier trimestre 2011

Impasse. Le retrait américain semble bien sonner le glas du nation building. L’impasse stratégique dans laquelle se trouvent les Etats occidentaux explique le retour à une stratégie antiterroriste plus modeste. Cette option consisterait à opérer un repli du dispositif allié sur le nord du pays - où les talibans ont moins d’influence -, tout en maintenant un important contingent de forces spéciales et un appui aérien renforcé basé à Bagram, près de la capitale. Il s’agira pour Obama, comme pour son éventuel successeur, d’éviter de rejouer à Kaboul les images tragiques du Saïgon de 1975, et de garantir un " intervalle décent ", selon le mot de Kissinger, entre le retrait américain et une éventuelle chute du régime Karzaï.

La question reste cependant posée de la viabilité à long terme d’un tel dispositif visant à maintenir la sécurité à moindre coût. Il est peu probable que la transition, déjà incertaine en Irak, puisse s’opérer avec succès en Afghanistan. Le potentiel militaire des talibans est plus fort que jamais, comme en témoigne la vitalité de leur offensive en 2011. La capitale elle-même est désormais le théâtre de combats sanglants et d’attentats réguliers. Quant à la solidarité des insurgés afghans avec la cause du jihad international, elle demeure intacte, à en juger par la dégradation de la situation intérieure pakistanaise. Plus largement, il faut s’interroger sur la manière dont les Etats vont gérer les pôles d’instabilité émergeant au Maghreb, en mer Rouge ou en Asie centrale. Le nation building s’est révélé être un travail de Sisyphe plus qu’une panacée, mais nous n’avons pas encore trouvé le moyen de nous en passer.

  • 1. Lire " Pakistan : la guerre du Waziristan a-t-elle lieu ? ", Christophe Jaffrelot, L’état de la mondialisation 2010, disponible sur nos archives en ligne.

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