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Comment la Grèce vivait à crédit

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Pourquoi le pays, entré en 2002 dans l'euro, a-t-il pu vivre si longtemps au-dessus de ses moyens et en ignorer les conséquences ? Radioscopie d'un aveuglement collectif.

Salonique, 28 octobre 2011. Venu assister au défilé commémorant la résistance victorieuse de l’armée grecque sur les troupes italiennes en 1940, le président de la République hellénique, Karolos Papoulias, est pris à partie par plusieurs dizaines de manifestants, qui le forcent à quitter les lieux aux cris de " traître " avant d’investir eux-mêmes la tribune officielle. Dans cette République démocratique vieille de trente-sept ans où le président n’exerce qu’un rôle symbolique, cette défiance vis-à-vis des institutions a été saluée par les partis d’extrême gauche représentés au Parlement, mais aussi par une bonne partie de l’opinion publique comme un acte de dignité. De même qu’il l’avait fait pour l’envahisseur italien, le peuple grec n’était-il pas en train de résister à une nouvelle occupation étrangère, cette fois-ci financière et incarnée par des gouvernants soumis ?

L’économie grecque est, de fait, prise dans l’étau d’une récession sans précédent. Le chômage de masse, qui culmine à 20 % de la population active, désespère la société, lui laissant comme seule échappatoire l’expression d’un violent dépit à l’égard des institutions. Pourtant, en Grèce plus qu’ailleurs, le terme de " crise " ne date pas d’hier. Des discours des dirigeants politiques aux conversations de l’homme de la rue, le pays est décrit comme plongé dans une situation de " crise multidimensionnelle " depuis la fin des années 1980.

Zoom Grèce : quelques chiffres

Sources : FMI, Banque mondiale, L’Année stratégique 2012, Pnud

Apparentes depuis au moins vingt ans, les contradictions du système économique grec ont éclaté au grand jour en 2009, lorsque le pays s’est retrouvé en quasi-cessation de paiement et dans l’incapacité de régler le service de sa dette. En cause, le recours constant à l’emprunt d’une société vivant bien au-dessus de ses moyens. Mais les effets délétères de cette situation n’ont pu prendre une telle ampleur que parce que les deux grands partis grecs, le Pasok (le Mouvement socialiste panhellénique, social-démocrate, fondé par Andréas Papandréou en 1974) et la Nouvelle Démocratie (le parti grec conservateur, fondé la même année par Konstantínos Karamanlís), ont fonctionné comme des fédérations de réseaux clientélistes. Un mécanisme d’allégeance généralisée du gouverné au gouvernant s’est ainsi progressivement institué, dans lequel le suffrage de l’électeur était troqué contre des services allant de la nomination complaisante dans la fonction publique à la tolérance vis-à-vis de la corruption.

Certitudes et illusions

Au cours de ces vingt dernières années, la société grecque était parfaitement consciente de ces faiblesses et de leur ampleur, mais s’est montrée incapable d’engager le virage qui lui aurait peut-être évité la crise qu’elle vit aujourd’hui. Si on élimine la thèse douteuse qui fait de la Grèce un pays d’escrocs par nature, deux certitudes collectives peuvent contribuer à expliquer pourquoi le système a pu perdurer aussi longtemps.

Les Grecs ont d’abord été convaincus de la stabilité du régime politique républicain né après la chute de la dictature des colonels en 1974. Fondé sur l’alternance régulière au sommet de l’Etat du Pasok et de la Nouvelle Démocratie, ce système politique a offert à la Grèce une appréciable stabilité institutionnelle, inédite dans un pays qui avait connu une guerre civile (1944-1949) et plusieurs dictatures (1936-1941, 1967-1974) en l’espace de quarante ans à peine.

La deuxième certitude a consisté à voir dans l’intégration européenne la garantie de la prospérité économique du pays. Depuis l’élargissement de 1981, en effet, l’Europe n’a jamais abandonné la Grèce, même si les occasions n’ont pas manqué depuis la gestion calamiteuse des affaires par les gouvernements d’Andréas Papandréou dans les années 1980, jusqu’à l’entrée pour le moins problématique du pays dans la zone euro sur fond de bilans macroéconomiques qui par la suite se sont avérés truqués. Les élites au pouvoir ont toujours pensé qu’il serait possible de manier indéfiniment les dirigeants européens dans la mesure où la Grèce ne représentait pas un poids économique très important au sein de l’UE.

Pour l’opinion grecque, le soutien européen était quasiment perçu comme un dû, venant rembourser une sorte de " dette morale ". Les Grecs ont en effet beaucoup reproché aux grandes puissances occidentales d’avoir abandonné un pays qui était le berceau de leur civilisation et de leur démocratie. Ainsi, leur soutien à Kemal Atatürk durant la guerre gréco-turque de 1920-1922, l’indifférence face au sort de Chypre, annexée par les colonels grecs en 1974 puis envahie par la Turquie, et l’incompréhension pour la position grecque dans la question macédonienne (lire p. 140) sont les avatars les plus récents de ce sentiment grec d’être l’objet d’un mépris que l’UE se devait de réparer.

Ces deux convictions ont contribué à la sous-estimation des difficultés engendrées par un système étatique que nul ne manquait de dénoncer en privé mais que tous venaient solliciter au moment des élections, le recours aux mécanismes de la solidarité familiale permettant de palier dans l’intervalle les aléas de la vie.

Partis discrédités

Voyant la bienveillance européenne s’envoler avec la sévérité de plus en plus affichée de Bruxelles et des opinions publiques européennes, les Grecs ont abandonné le cliché d’une Europe éternellement redevable pour adopter de nouveau celui de l’Occident barbare maltraitant l’indépendance et la dignité du peuple grec, l’UE et le FMI figurant même pour certains un véritable " IVe Reich ".

Zoom Deux fois plus d’aide par habitant pour la Grèce

En 2010, l’Union européenne, toutes subventions confondues, a versé 5,75 milliards d’euros à la Grèce, soit 513 euros par habitant, le montant le plus élevé de tous les Etats membres (moyenne annuelle de 222 euros par habitant). Depuis 1981, date d’adhésion de la Grèce à l’Union, 240 milliards d’euros d’aides européennes lui ont été versés, soit l’équivalent de son PIB de l’année 2010. Des fonds qui, jusqu’en 2005, représentaient chaque année 4 % du PIB du pays, mais qui sont tombés à 1,5 % depuis.

Source : Commission européenne et www.finances-europe.com

La confiance dans la stabilité politique s’est vue à son tour logiquement ébranlée. Car sevrés de la manne européenne qui alimentait largement leur capacité à assurer la prospérité économique, les deux grands partis se sont retrouvés discrédités aux yeux de la population. Ainsi, c’est tout l’acquis de la période post-dictatoriale qui se trouve remis en cause dans le sillage de la crise de la dette souveraine.

Dans ces conditions inédites, les analyses des Grecs eux-mêmes oscillent entre deux extrêmes. A la limite de la théorie du complot, le premier attribue la crise à la trahison d’une classe politique qui, par manque de patriotisme et par opportunisme, n’a pas hésité à affaiblir le pays puis à le " vendre " aux marchés, au FMI et à l’UE. Le second, moralisateur, jette l’opprobre sur les Grecs et leurs dirigeants pour n’avoir pas su être à la hauteur de l’Europe, et invite désormais la société à payer les pots cassés en obéissant aux injonctions de Bruxelles.

Ces deux postures se rejoignent sur l’impression largement partagée d’une malédiction permanente pesant sur la Grèce contemporaine, constamment soumise à la loi des intérêts particuliers, faute d’avoir jamais pu construire un Etat digne de ce nom. L’Etat est perçu comme un lieu de distribution d’argent et de privilèges, et non comme une instance régulatrice, capable de prélever et de redistribuer l’impôt. Plutôt que de verser des taxes à un Etat en qui ils n’ont pas confiance, les Grecs ont constamment préféré assurer par leurs propres moyens les missions de service public - éducation, santé, retraite - laissées en déshérence. Ce sont ainsi 40 à 50 milliards d’euros qui échappent chaque année aux caisses de l’Etat (pour un PIB de 200 milliards d’euros), un manque à gagner qui prive en retour l’Etat des moyens d’asseoir sa légitimité. Une légitimité aujourd’hui au plus bas, comme l’ont, entre autres, illustré les événements de Salonique.

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