Géopolitique

"La maison brûle", les militaires s’y préparent

6 min

Les impacts du réchauffement climatique ont aussi une dimension qui relève de la sécurité. Une question trop grave pour être laissée à l'appréciation des seuls militaires.

Scientifiques et décideurs sont d’accord sur un point. Quelles que soient les mesures visant à limiter le changement climatique, la température va augmenter et les chocs que nous connaissons déjà vont s’aggraver. Ils nécessitent fréquemment aujourd’hui, et nécessiteront de plus en plus à l’avenir, des opérations militaires d’assistance aux victimes et de "stabilisation". Le changement climatique est également un enjeu de sécurité en raison des conflits que pourraient entraîner ses impacts prévisibles tels que la submersion de territoires côtiers ou la raréfaction des ressources en énergie ou en eau : désordre politique dans les pays affectés, litiges frontaliers mais aussi migrations de populations...

Zoom Le climat et la sécurité en bonne place dans l’agenda de l’Europe en 2012

21 mars : Rencontre internationale au Parlement- européen sur la sécurité et l’environnement, coorganisée par le Centre for European Studies et l’Institute for Environmental Security de La Haye (http://www.envirosecurity.org)

7-8 septembre : Les ministres des affaires étrangères de l’Union européenne(UE) se réunissent à Chypre pour une réunion informelle sur l’eau et la sécurité internationale.

12 septembre : L’État-major de l’UE adopte le concept d’ "Opérations dirigées par l’UE pour la protection environnementale et l’efficacité énergétique".

23 octobre : Réunion de travail à Varsovie du "EU Green Diplomacy Network" (réseau des diplomates européens sur l’environnement) sur les liens entre environnement et sécurité (http://goo.gl/ThAB7).

6 novembre : Réunion d’un groupe de travail au Parlement européen animé par l’ Institute for Environmental Security sur climat et missions de sécurité.

Ce fait a été très tôt reconnu par les États-Unis. Créé en 1990, l’US Army Environmental Policy Institute (Institut de politique environnementale de l’armée de terre américaine) est l’une des principales instances où s’élabore la réflexion de la première puissance militaire mondiale dans ce domaine. Sa mise en place traduit un souci de penser, dans le monde de l’après-Guerre froide, les nouvelles formes d’instabilité, parmi lesquelles les risques environnementaux. Parallèlement, des centres de recherche indépendants influents, comme le Council on Foreign Relations, ont nourri la discussion. Initié sous la présidence Clinton, le débat sur ces sujets a cependant été marginalisé par la guerre contre le terrorisme lancée par George Bush au lendemain du 11-septembre. En 2007, les questions environnementales sont revenues dans les débats stratégiques à propos des tensions croissantes autour des ressources pétrolières et gazières, mais sur un mode mineur, y compris sous l’administration Obama, en retrait sur la question climatique durant son premier mandat présidentiel en raison de l’opposition républicaine.

"Multiplicateur de risques"

Du côté des alliés européens, la situation est contrastée. En France, une publication de 2006 de l’Institut national des hautes études de sécurité (Inhes) souligne la nécessaire adaptation des dispositifs civils et policiers aux impacts du changement climatique, tandis que le Livre blanc de la défense de 2008 évoque les enjeux environnementaux. Mais globalement, l’intérêt des militaires français pour ces questions est resté plutôt limité. Au Royaume-Uni, au contraire, les responsables de la défense se montrent très impliqués. Cette attitude est en phase avec les orientations générales d’un gouvernement qui affichait, du moins avant la crise économique, des ambitions fortes en matière de lutte contre le changement climatique. Une posture qui est aussi pour le gouvernement britannique un moyen de renforcer son rayonnement dans le monde. Publié en octobre 2006, le rapport de l’économiste anglais Nicholas Stern (Stern Review on Economics of Climate Change), ancien vice-président de la Banque mondiale, qui comparait les coûts des dégâts du réchauffement climatique avec ceux des moyens à mettre en place pour en contrer les impacts, a connu un retentissement international. Ce plaidoyer a été pris au sérieux par les Britanniques qui ont musclé leur politique dans ce domaine et développé une approche interministérielle volontariste : les questions climatiques relèvent des compétences de plusieurs ministères, défense y compris. En 2009, c’est un responsable militaire, l’amiral Neil Morisetti, qui a été désigné pour quatre ans pour conduire la diplomatie du Royaume-Uni en matière de climat et de sécurité énergétique. Selon lui, "le changement climatique est une menace émergente". Il constitue "un multiplicateur de risques qui augmente les tensions mondiales existantes et renforce les menaces de conflits au détriment des intérêts nationaux britanniques". Cette notion de "multiplicateur de risques" s’est imposée, au Royaume-Uni et au-delà, comme une expression consensuelle pour justifier de l’implication des forces armées dans des missions de protection des civils dans la gestion des crises environnementales. Cette vision homogène de la menace, de la manière de la caractériser et d’en intégrer les différentes implications institutionnelles, constitue une étape essentielle pour la définition d’objectifs stratégiques communs pour les pays membres de l’Union européenne ou ceux de l’OTAN.

Risques associés aux changements climatiques, selon l’Union européenne

Au sein des structures européennes, le lien entre changement climatique et sécurité est également entré dans les textes officiels. Il a été souligné une première fois en 2003 dans la "stratégie européenne de sécurité". Depuis ce document cadre, des espaces de dialogue entre diplomates, en présence d’experts non gouvernementaux, se sont développés, notamment autour des travaux de l’Institute for Environmental Security de La Haye. En 2008, Javier Solana, alors haut-représentant pour la politique étrangère et de sécurité de l’UE, a évoqué, dans le rapport sur la mise en oeuvre de la stratégie de sécurité européenne, les conséquences multiformes des catastrophes naturelles, de la dégradation de l’environnement et de la concurrence pour l’appropriation des ressources. Cependant, au-delà des mises en garde, les propositions concrètes peinent jusqu’ici à émerger. À la suite d’initiatives diplomatiques de la France, du Royaume-Uni et de l’Allemagne et de la publication fin 2012 d’un rapport parlementaire européen sur la sécurité environnementale, ce sujet sera néanmoins à l’ordre du jour des institutions européennes en 2013.

Ingérence environnementale

En ce qui concerne l’OTAN, une réflexion avait été lancée dans les années 1990 pour repenser son rôle face à des crises aux dimensions toujours plus complexes. L’enjeu environnemental a progressivement été intégré dans la réflexion stratégique de cette institution, ce qu’a validé le sommet de Lisbonne de novembre 2010. Au sommet de Chicago, en mai 2012, l’OTAN est allée plus loin en communiquant sur ses capacités de projection d’hommes et de moyens pour répondre à des catastrophes naturelles ou d’autres situations d’urgence nées du changement climatique. Un discours qui, parce qu’il pourrait justifier des interventions à l’étranger, suscite la méfiance de la Chine et de la Russie. Mettant en avant la souveraineté des États, ces puissances ne veulent surtout pas ouvrir la porte à un quelconque droit d’ingérence environnemental.

Quoi qu’il en soit, ces arguments méritent d’être discutés. Cependant, les débats en matière de défense et de sécurité ou de dispositifs d’assistance et d’urgence restent trop limités au cercle des experts et des administrations. Parlementaires et société civile devraient s’en saisir davantage, car la gestion des crises environnementales peut conduire à des dérives. Au-delà de la question de l’ingérence, le traitement de ces crises peut amener à imposer aux populations aidées des logiques sécuritaires, un risque qui existe également lorsque l’intervention de l’armée pour venir au secours des victimes reste une affaire domestique.

Cette "militarisation" des questions de sécurité environnementale n’est pas tant le résultat d’une volonté de pouvoir des responsables de la défense que la simple conséquence du manque d’investissement des civils sur le sujet. Il est incontestablement dans le rôle des militaires de penser tous les scénarios possibles et de se préparer à gérer des situations complexes, mais de fait, les civils ont eu tendance à les laisser occuper seuls ce terrain. Au risque de privilégier une approche purement technicienne, voire sécuritaire des dispositifs de gestion des urgences, au détriment de la construction d’une "culture de la prévention" des crises climatiques qui relève du débat politique.

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