Le monde est moins pauvre mais plus inégalitaire

6 min

Si à l'échelle planétaire, la pauvreté a reculé ces vingt dernières années, c'est surtout du fait des pays émergents. Mais leur croissance a essentiellement profité aux élites.

En 2000, les Nations unies se sont engagées à réduire de moitié, entre 1990 et 2015, la proportion de la population mondiale en situation d’extrême pauvreté. Contrairement à bon nombre d’autres Objectifs du millénaire pour le développement (lire p. 56), celui-ci sera atteint. Et même avec une bonne avance.

Zoom Effets de seuil

Dans la plupart des régions, la pauvreté fait l’objet d’une mesure absolue. Le seuil correspond en général à un panier de consommation avec une ration calorique minimale. L’Europe fait exception avec un seuil relatif, équivalant à 60 % du revenu médian. Mais même le seuil "absolu" varie avec la richesse des pays. La Banque mondiale a choisi 1,25 dollar par jour, moyenne des seuils des quinze pays les plus pauvres. L’économiste Martin Ravalion, constatant que ceux-ci augmentaient avec la consommation moyenne, mais pas aussi vite, a en outre mis au point un seuil "faiblement relatif", qui tente de réconcilier les deux approches. Il est de 1,25 dollar pour tous les pays dont le revenu moyen est de moins de 2 dollars, et augmente ensuite de 1 dollar pour 3 dollars de revenu moyen supplémentaire. Ces seuils, ainsi que les parités de pouvoir d’achat, se basent sur des enquêtes trop rarement actualisées, surtout dans les pays pauvres. Les mesures de la Banque mondiale ont été accusées de gravement sous-estimer l’inflation, donc l’ampleur de la pauvreté.

Avec un seuil international fixé à 1,25 dollar par jour, le taux d’extrême pauvreté est en effet passé de 43 % en 1990 à 22 % en 2008. Il a baissé dans toutes les régions du monde, avec une chute très spectaculaire en Chine, de 60 % à 13 %. Seules l’Asie du Sud et l’Afrique subsaharienne conservent des taux très élevés, respectivement 36 % et 48 %. Les dernières prévisions de la Banque mondiale sont optimistes : en 2015, le taux d’extrême pauvreté atteindrait 24 % en Asie du Sud et 41 % en Afrique subsaharienne.

Bien qu’il faille saluer ces progrès, le problème demeure pressant. Loin d’avoir disparu, la pauvreté reste endémique. Ainsi, 1,3 milliard de personnes étaient toujours en situation d’extrême pauvreté en 2008, contre 1,8 milliard en 1990. Et si l’on exclut la Chine, leur nombre absolu a en réalité très peu baissé. De même, le tableau est nettement moins brillant si l’on relève le seuil : 2,4 milliards de personnes vivaient avec moins de 2 dollars par jour en 2008, contre 2,7 milliards en 1990. En d’autres termes, une part importante de ceux qui ne sont plus comptés comme pauvres est simplement passée à l’étage supérieur, mais ils continuent de vivre de manière extrêmement frugale.

Misère des campagnes

Le seuil de pauvreté national, situé autour de 1,25 dollar par jour dans les pays les plus pauvres, dépasse d’ailleurs 2 dollars dans la moitié des pays en développement. Cela en dit long sur l’ambition limitée du premier Objectif du millénaire et conduit, par exemple, à nuancer les progrès accomplis par la Chine : 30 % de sa population vit avec moins de 2 dollars par jour. La Banque mondiale, pour tenir compte de ce problème, a mis au point un seuil de pauvreté relative. Selon ce critère, la moitié de la population mondiale est pauvre, proportion presque inchangée depuis vingt ans.

Aujourd’hui, la plupart de ces personnes vivent dans des régions où le niveau de vie a fortement augmenté. Andy Sumner, économiste au King’s College à Londres, a montré que les trois quarts de ceux disposant de moins de 1,25 dollar par jour - près d’un milliard - habitent des pays "à revenu moyen", dotés d’une élite riche et d’une classe moyenne de plus en plus large. À elle seule, l’Inde en rassemble 35 %. La Chine, le Pakistan, le Vietnam, l’Indonésie, le Nigeria font aussi partie de cette catégorie. Tous (sauf l’Indonésie) étaient il y a vingt ans des pays à bas revenu. Ces nations comptent en outre un milliard de personnes disposant de 1,25 à 2 dollars par jour.

Bien sûr, les "pays à revenu moyen" constituent une catégorie très hétérogène. L’extrême pauvreté est surtout répandue dans des nations où le niveau de vie reste très bas comme l’Inde ou le Nigeria. Le changement n’en est pas moins considérable. Dans les années 1990, réduire la pauvreté absolue impliquait l’accroissement de la richesse globale des pays pauvres, à grand renfort d’aide internationale. Aujourd’hui, dans les pays qui se sont enrichis, le recul de la pauvreté extrême relève moins de l’aide étrangère que des politiques nationales.

Taux de pauvreté par région du monde (en %)

Pourquoi le développement de ces pays ne s’est-il pas accompagné d’une réduction plus forte de la pauvreté ? D’abord parce qu’il n’est pas homogène dans l’espace. Ainsi, en Chine, l’extrême pauvreté se concentre dans des zones reculées et peu développées. En outre, les campagnes sont particulièrement touchées, du fait notamment de l’insuffisante rémunération de l’activité agricole. En Inde, plus de la moitié des ruraux vit avec moins de 1,25 dollar par jour.

Protection sociale oubliée

La lutte contre la pauvreté passe donc d’abord par le développement des campagnes. Le décollage de la Chine tient moins à l’industrialisation des provinces côtières qu’à la réforme agricole de 1979 qui a permis le retour à l’exploitation familiale. En un quart de siècle, le taux de pauvreté a chuté de 40 points.

Toutefois, l’extrême pauvreté est aussi, de plus en plus, un phénomène urbain : si le développement n’a pas davantage fait reculer la pauvreté, ce n’est pas seulement dû à la persistance de la misère paysanne mais également au maintien des bas salaires ouvriers et du chômage en ville, sur fond de creusement des inégalités aux deux extrêmes de l’échelle des revenus. En Inde, par exemple, l’écart de revenu moyen entre les 10 % les mieux payés et les 10 % les moins bien payés était de 1 à 6 au début des années 1990 et de 1 à 12 à la fin des années 2000.

Ces pays n’ont pas mis en place des mécanismes de protection sociale capables d’atténuer ces inégalités et réduire l’extrême pauvreté. Les dépenses sociales ne dépassent pas 15 % du PIB au Brésil, 5 à 10 % en Inde et en Chine. C’est d’autant plus regrettable que les pays émergents ont dorénavant une surface financière suffisante pour engager des actions à grande échelle contre la pauvreté.

Des expériences prometteuses ont toutefois été menées ces dernières années. Ainsi, au Brésil, des aides financières aux familles pauvres, conditionnées à la scolarisation et au suivi médical des enfants, ont été mises en place à partir des années 1990 et consolidées en 2003, après l’arrivé de Lula au pouvoir sous le nom de Bolsa Familia. Un système d’assistance sociale pour les personnes âgées et invalides, le BPC (Bénéfice de prestation continue), a également été instauré. Couvrant un quart de la population, Bolsa Familia a permis une hausse de la consommation et de la scolarisation des enfants pauvres. Ces programmes, combinés à des mesures de protection sociale et à la fin de l’hyperinflation, ont engendré une baisse du taux de pauvreté de 17 % en 1990 à 8 % en 2008.

Des versements sous condition de ressources ont également été lancés avec succès en Afrique du Sud : les Child Support Grants jouent le rôle d’allocations familiales. En Chine, le programme Dibao offre un complément monétaire aux plus pauvres pour parvenir à un revenu minimum de subsistance, mais il ne couvre qu’une minorité de foyers. L’Inde, quant à elle, a opté pour un vaste programme de travaux publics, visant à garantir à tous les ménages ruraux jusqu’à 100 jours d’emploi salarié par an. En 2008-2009, 10 % des actifs étaient couverts par ce dispositif.

Transferts conditionnés et programmes de travaux publics permettent non seulement d’apporter un surplus de revenu salutaire à des populations défavorisées, mais aussi d’améliorer leur santé, leur scolarisation ou leur employabilité. Leur caractère ciblé fait qu’ils sont d’un coût relativement maîtrisé. Bolsa Familia et BPC représentent 0,8 % du PIB brésilien, Dibao, en Chine, 0,2 %. L’efficacité de ces programmes au Brésil semble désormais inciter les autres grands émergents à intensifier leurs efforts dans ce domaine. Bien sûr, ces aides directes restent limitées ne sauraient se substituer à un système complet de protection sociale, ni au rééquilibrage de la croissance des émergents au profit de la demande intérieure.

C’est à juste titre que les projecteurs se tournent aujourd’hui vers les pays émergents. Il ne faudrait pas pour autant perdre de vue le reste du monde en développement. D’autant que, compte tenu de la croissance des émergents, la majorité des personnes extrêmement pauvres finira par se retrouver, comme hier, dans les pays dits "à bas revenu".

À la une

Laisser un commentaire
Seuls nos abonnés peuvent laisser des commentaires, abonnez-vous pour rejoindre le débat !