En Colombie, chronique d’une paix annoncée

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Affaiblies par la pression militaire, la mort de leurs stratèges et les désertions, les Farc ont engagé des négociations avec le pouvoir pour mettre fin à cinquante ans de guérilla marxiste.

Après plusieurs mois de pourparlers secrets, un processus de paix s’est officiellement engagé le 18 octobre 2012 en Norvège entre le gouvernement colombien et les Forces armées révolutionnaires de Colombie (Farc), l’organisation historique de guérilla marxiste. Les discussions effectives ont commencé le 19 novembre à La Havane. Les Farc ont annoncé un cessez-le-feu unilatéral de deux mois. Mais le gouvernement a refusé de les imiter, craignant qu’il ne s’agisse, en l’absence de mécanisme de vérification, que d’une manoeuvre pour atténuer la pression militaire. Les pourparlers préliminaires ont cependant abouti à un accord sur un agenda précis : développement rural, participation des Farc à la vie politique, fin des hostilités et abandon de la lutte armée, lutte contre le trafic de cocaïne, réparation des victimes.

Zoom Colombie : quelques chifrres

Source : FMI, Banque mondiale, L’Année stratégique, Pnud Chiffres pour 2012, sauf * (2010) et ** (2008)

Les Farc ne sont pas la seule organisation de guérilla formée en Colombie dans les années 1960-1970. Mais deux d’entre elles, l’EPL (maoïste) et le M19 (nationaliste) se sont démobilisées en 1990-1991. Au contraire, l’ELN (guévariste) et les Farc ont poursuivi leur combat jusqu’à présent.

Officiellement créées en 1964, les Farc n’ont pas occupé le devant de la scène jusqu’aux années 1980 : prolongement des mouvements d’autodéfense paysanne surgis pendant la "Violencia", la guerre civile qui a ravagé la Colombie de 1946 à 1962, elles restaient subordonnées à un parti communiste qui estimait que les conditions d’un renversement du régime n’étaient pas réunies. Fortes de quelques centaines de paysans à l’armement précaire, elles végétaient dans leurs régions d’origine. Ce n’est que vers 1980 qu’elles entreprennent une stratégie ambitieuse, qui se traduit par leur implantation dans la moitié du territoire et par leur montée en puissance offensive. En 1982, elles adoptent un plan pour prendre le pouvoir en huit ans. En 1993, elles confirment cette option explicitement militaire. Elles la justifient par l’extermination de l’Union patriotique, le bras politique qu’elles avaient constitué, à l’occasion d’une première trêve conclue avec le gouvernement en 1984 : plus de 3 000 de ses adhérents ont été assassinés par une coalition de narcotrafiquants et de membres de la force publique.

Trêve ou pas, les Farc n’avaient pas renoncé à leur doctrine de la "combinaison de toutes les formes de lutte". Et s’étaient dotées de ressources économiques qui leur permettaient ces avancées territoriales. Aux ressources provenant des enlèvements et du racket, s’étaient en effet ajoutées celles du narcotrafic.

L’essor de ce dernier a modifié de fond en comble le contexte du pays. Le terrorisme et la corruption à grande échelle, mis en oeuvre par les narcotrafiquants à partir de 1985, ébranlent les institutions bien plus que les guérillas. Simultanément, les Farc ont acquis de quoi multiplier leur capacité militaire. Dans un premier temps, elles ont prélevé des taxes sur les cultivateurs de coca et les trafiquants, mais elles se sont impliquées ensuite directement dans l’ensemble du trafic. Et se sont convaincues que le régime était profondément vulnérable.

Cinq millions de déplacés

Les résultats de l’option militaire ont été impressionnants. Comptant 20 000 combattants à la fin des années 1990, les Farc contrôlaient alors de nombreuses régions et une partie du réseau routier. Engageant dans certaines opérations plus de 1 000 guérilleros, elles ont infligé de 1995 à 1998 des revers retentissants aux forces armées. Aux abois, le régime a dû ouvrir des négociations en 1998 et s’est vu obligé pour cela de démilitariser un territoire grand comme la Suisse. Les rencontres se sont prolongées pendant trois ans, sans la moindre avancée.

Zoom Paix ou non, la violence va perdurer

En tout état de cause un éventuel accord de paix ne mettra pas fin à la violence. Il est peu probable que les fronts des Farc les plus impliqués dans le trafic de drogue et le racket acceptent de s’y rallier. Malgré la démobilisation officielle des paramilitaires en 2005, on estime que les "bandes criminelles", qui en sont issues ou qui leur ont succédé, regroupent 10 000 membres. Ces collusions entre les divers groupes illégaux ajoutent à la complexité de la situation colombienne.

Ce fiasco a entraîné un retournement progressif de la situation au détriment des Farc. L’opinion leur en a imputé toute la responsabilité, et la multiplication des enlèvements en 2000-2001 a encore dégradé leur image. Puis en 2002, l’élection présidentielle a porté au pouvoir Alvaro Uribe qui, sous l’intitulé de "Politique de sécurité démocratique", entendait réduire les Farc par la force. Très populaire, il a été réélu en 2006. Puis, la conjoncture militaire a basculé en sa faveur. La modernisation rapide des forces armées, à laquelle les États-Unis ont massivement contribué dans le cadre du plan Colombie adopté en 2000, leur a notamment permis de s’équiper de moyens aériens et d’observation récents.

Évolution de la présence des Farc en Colombie entre 1964 et 2008

Pourtant, la récupération du territoire a été au moins autant attribuable à l’expansion des groupes "paramilitaires" formés par les narcotrafiquants qui, avec la tolérance ou l’appui de la force publique et des autorités locales, voire nationales, ont entrepris de faire le vide autour de la guérilla en usant de la terreur contre la population. Ils sont à l’origine de la majorité des massacres et des cinq millions de déplacés que compte le pays. Au passage, ils se sont accaparé une portion considérable des meilleures terres au profit d’une classe de parvenus douteux.

Détestées de l’opinion

À partir de 2004, les Farc se sont repliées vers le sud et les zones frontières orientales. Sous le coup des désertions, les effectifs sont retombés à environ 9 000 hommes. La guérilla a perdu, surtout en 2008-2010, beaucoup de dirigeants. En 2008, une opération commando a libéré plusieurs otages, dont Ingrid Betancourt, que la guérilla voulait utiliser comme monnaie d’échange pour obtenir une reconnaissance internationale en tant que "partie belligérante".

Ex-ministre de la défense d’Uribe, Juan Manuel Santos, élu à la présidence en 2010, a au départ maintenu la pression militaire, ce qui s’est traduit par l’élimination du "Mono Jojoy", principal stratège militaire des Farc, puis d’Alfonso Cano qui avait remplacé à la tête de l’organisation Manuel Marulanda, fondateur décédé de mort naturelle en 2008.

Cet affaiblissement est survenu après que les Farc ont fait preuve pendant plusieurs décennies d’une exceptionnelle cohésion. Celle-ci tient d’abord à la continuité d’un recrutement essentiellement rural, parmi les enfants de familles paysannes, au faible niveau d’éducation. Vers 1990, les Farc ont créé des "milices" urbaines pour prendre pied dans les grandes agglomérations, mais sans grand succès. En guise de programme, les Farc s’en sont surtout tenues à leur revendication de réforme agraire, formulée dès 1964. Manuel Marulanda, entré en guérilla vers 1950, a symbolisé le maintien d’une vision "paysanniste". Pour le reste, elles se sont limitées à un marxisme rudimentaire.

Les Farc ont su tirer profit de l’inaptitude de l’État à faire sentir son autorité sur les régions périphériques. Elles y ont établi des formes d’ordre et de protection. Du moins avant que les paramilitaires s’instaurent à leur tour en pouvoir local. Les Farc ne sont cependant pas parvenues à séduire de plus vastes secteurs de l’opinion, surtout depuis qu’elles ont privilégié l’option militaire. Une incapacité apparue au grand jour lors des négociations avec le gouvernement.

En ira-t-il de même cette fois ? Les raisons ne manquent pas pour parvenir à un accord. Les Farc savent que le conflit peut encore se dégrader et que beaucoup de leurs fronts impliqués dans les trafics, en alliance avec d’autres groupes illégaux, risquent de s’autonomiser. La négociation leur offre une chance de préserver leur statut d’organisation politique. Et le gouvernement sait que la supériorité militaire ne suffit pas pour pacifier le pays et qu’il est sans doute préférable d’offrir à la guérilla une sortie politique. Mais un accord de paix impliquerait, outre des dispositions juridiques à l’égard des criminels de guerre, des réformes sociales et politiques d’envergure. Or la puissance des courants d’extrême droite et des groupes criminels est susceptible d’y faire obstacle.

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