Asie

L’Inde est gangrenée par une corruption endémique

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L'entrée de l'Inde dans le capitalisme mondial s'est accompagnée d'une explosion de la corruption. Du gouvernement jusqu'aux simples paysans, toutes les classes sociales sont concernées.

Un Indien de 75 ans, Kisan Hazare, communément appelé Anna ("Oncle") Hazare, est devenu en 2011 une icône dans son pays en menant avec des manières de Gandhi une campagne contre la corruption. Populaire parmi les couches moyennes urbaines, son mouvement, après avoir reçu le soutien du BJP, le parti nationaliste hindou, a été critiqué dans les milieux intellectuels progressistes.

Rajiv Vora, président du Mouvement gandhien pour l’autonomie, tient en tout cas à marquer la différence : "Gandhi n’aurait jamais dit qu’il fallait emprisonner et pendre tous les corrompus." Hazare est donc loin de faire l’unanimité. Des militants de son mouvement n’hésitent pas à donner un aspect très moralisateur à leur combat en s’en prenant à des débits de boisson ou à des vendeurs de tabac. Si cette initiative ne constitue pas une solution face la corruption, elle a toutefois le mérite de nourrir le débat sur un problème profond. La corruption en Inde a atteint en effet aujourd’hui une ampleur sans précédent et certains représentants informés des milieux d’affaires affirment en privé qu’elle pourrait dépasser le tiers du PIB du pays.

Zoom Inde : quelques chiffres

Source : FMI, Banque mondiale, L’Année stratégique, Pnud Chiffres pour 2012, sauf * (2010)

En 2009 par exemple, on découvrait un "trou" mystérieux de 260 millions de roupies (3,7 millions d’euros) dans les caisses du BJP. En 2010, le fiasco de l’organisation des Jeux du Commonwealth, imputé à des soupçons de malversations qui avaient conduit à la démission du trésorier du comité organisateur, donnait lieu à un mouvement anti-corruption. En 2011, dépeint comme le plus gros scandale de corruption de toute l’histoire de l’Inde, le "2G Spectrum Scam", gigantesque fraude impliquant le gouvernement et le secteur de la téléphonie mobile, aurait spolié le gouvernement central de près de 29 milliards d’euros. L’un des principaux magnats industriels de l’Inde, Anil Ambani, a été mis en cause et le Premier ministre, Manmohan Singh, a été accusé d’avoir fermé les yeux. En 2012, l’auditeur général aux comptes révélait un scandale d’une ampleur similaire dans le secteur du charbon, qui aurait fait perdre à l’État 27 milliards d’euros.

De telles affaires, qui se multiplient à un rythme effréné, mettent en cause des responsables politiques de premier rang. Même s’ils sont parfois condamnés, la justice indienne continuant à disposer de la légitimité et de l’indépendance nécessaires pour conduire la lutte contre la corruption, le public a le sentiment d’une impunité générale. La corruption, qui touche désormais des millions de gens, engendre un dégoût pour les dirigeants, quelle que soit leur couleur politique, et sape à terme la confiance dans la démocratie, au point de constituer une menace réelle pour sa survie.

Les bourgeois en ont marre

Les couches urbaines aisées, qu’on appelle en Inde "couches moyennes", même si leur niveau de vie est très nettement supérieur à celui de la majorité de la population, sont aujourd’hui celles qui portent le plus loin la contestation contre la corruption. Elles en ont assez d’acquitter impôt sur le revenu et taxes locales, ou de se rendre quotidiennement au bureau si c’est pour être victimes de coupures d’électricité incessantes ou de l’insécurité, de devoir sans cesse donner de l’argent à des mendiants et, pire, être contraintes de soudoyer des fonctionnaires absentéistes pour obtenir de l’administration qu’elle fasse son travail. C’est dans cette fraction influente de la population, par ailleurs encore assez généralement issue des hautes castes, que monte aujourd’hui, face à la corruption, la demande d’un gouvernement autoritaire, antidémocratique mais "propre".

La corruption ne date évidemment pas d’aujourd’hui. Les colonisateurs britanniques l’ont utilisée pour se rallier les élites qu’ils voulaient promouvoir afin d’asseoir leur autorité. À l’autre bout de l’échelle sociale, les inégalités propres au système agraire de l’Inde coloniale ont engendré un endettement considérable de la petite paysannerie, lui-même propice à toutes sortes de pratiques usuraires et faisant le lit d’une petite corruption endémique. À l’indépendance, en 1948, le régime mis en place par Nehru rompt avec une corruption qui était au coeur du système colonial, même si celle-ci ne disparaît évidemment pas. Elle va même se généraliser en quelques décennies, sous l’effet de profondes transformations économiques et sociales.

La croissance économique, et notamment la diversification des activités dans le monde rural, s’accompagne d’abord de l’émergence d’une classe de petits et moyens paysans capitalistes et entrepreneurs, arc-boutés sur leur désir d’ascension sociale. Ils rivalisent d’ingéniosité pour détourner à leur profit les fonds publics distribués pour limiter la pauvreté et promouvoir le développement rural.

La démocratie fragilisée

Mais le grand basculement vers la corruption généralisée s’effectue au tournant des années 1990. Plusieurs facteurs sont en cause. Le premier est lié à la libéralisation de l’économie. L’ouverture des marchés a rendu tout monnayable, depuis la nécessité pour les investisseurs étrangers de payer des dessous-de-table afin de s’implanter en Inde, jusqu’à celle pour les citoyens de soudoyer des fonctionnaires pour toucher leur pension de retraite.

Le deuxième facteur est lié à la montée d’une nouvelle classe moyenne avide de consommation, que l’État encourage via des dispositions fiscales en leur faveur afin d’accroître la contribution à la croissance de cette catégorie sociale en pleine expansion. Ces consommateurs constituent la couche la plus enviée de la population. Sa prospérité incite des dizaines millions de gens à chercher tous les moyens imaginables, y compris les moins honnêtes, pour gagner le plus vite possible cette "Inde qui brille" (Shining India).

Le troisième facteur est relatif à la promotion des basses et moyennes castes, par des mécanismes institutionnels de discrimination positive, pour leur permettre d’accéder notamment aux emplois publics. Cet ascenseur social a été le lieu de pratiques de corruption impliquant ceux qui entendaient eux aussi gravir les barreaux de l’échelle.

Zoom L’échec des incorruptibles

Anna Hazare a lancé sa campagne "l’Inde contre la corruption" en avril 2011 alors que le Parlement préparait un projet de loi, destiné à créer un "Lokpal", un médiateur de la République (littéralement, "protecteur du peuple"), pour surveiller les hommes politiques et les fonctionnaires d’État. Il a entrepris un jeûne illimité le 16 août 2011, pour obtenir que le Premier ministre, les magistrats et les cadres administratifs soient aussi sous la surveillance du médiateur. Embarrassé par cette mobilisation, le gouvernement avait commencé par le faire arrêter, avant de le relâcher sous la pression d’une vague de protestation nationale : 570 manifestations rassemblant des millions de personnes. Anna Hazare n’a cessé sa grève de la faim qu’une fois ses revendications adoptées par la Chambre basse du Parlement. Il l’a reprise en juillet 2012, lorsque le texte était bloqué au niveau de la Chambre haute. Mais, à cause d’un moindre soutien populaire, il l’a arrêtée sans avoir obtenu gain de cause.

Comme l’analyse l’historien Pavan K. Varma, "la vérité est que la démocratie a survécu en Inde non pas parce que les Indiens sont des démocrates, mais parce que la démocratie est apparue comme l’instrument le plus efficace pour la conquête du pouvoir". Une réalité qui est à la racine de la nouvelle forme de corruption généralisée : la démocratie de l’Inde est marquée aujourd’hui par le rugueux coude à coude de centaines de millions de gens prêts à donner et à recevoir des coups pour se ménager une place au soleil.

Comment l’opinion indienne perçoit-elle la corruption ?

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