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La pandémie et la guerre en Ukraine font décrocher le Sud

9 min

Entre l’inflation, la crise alimentaire et les difficultés financières, la situation est préoccupante dans les pays du Sud.

Venant s’ajouter à la pandémie de Covid, la guerre contre l'Ukraine marque une rupture dans la marche du monde. Car les conséquences en sont nettement plus importantes dans les pays du Sud que dans les pays riches.

Ces deux crises cumulées remettent en cause le lent mouvement de convergence des niveaux de vie observé depuis plusieurs décennies. Il est trop tôt pour dire si cette inversion de tendance sera...

Venant s’ajouter à la pandémie de Covid, la guerre contre l’Ukraine marque une rupture dans la marche du monde. Car les conséquences en sont nettement plus importantes dans les pays du Sud que dans les pays riches.

Ces deux crises cumulées remettent en cause le lent mouvement de convergence des niveaux de vie observé depuis plusieurs décennies. Il est trop tôt pour dire si cette inversion de tendance sera durable, mais elle entraîne d’ores et déjà des tensions majeures.

L’accélération de l’inflation

L’inflation avait déjà augmenté en 2021 en raison de la reprise économique post-Covid et des perturbations persistantes dans nombre de chaînes d’approvisionnement. Elle s’est nettement accélérée avec la guerre en Ukraine, touchant davantage les pays du Sud que les pays développés.

La Russie est en effet l’un des principaux acteurs sur les marchés du pétrole et du gaz tandis que l’Ukraine était l’un des principaux greniers à blé de la planète. La guerre a aussi perturbé les exportations de céréales et d’engrais russes. De ce fait, les prix des produits alimentaires n’ont jamais été aussi élevés en termes réels depuis le début des années 1960. Or, l’impact de cette hausse est bien plus important dans les pays du Sud : l’alimentation pèse pour moins de 20 % du budget des ménages dans les pays riches mais elle en représente 40 % en Afrique subsaharienne.

Depuis les années 1980, la faim avait reculé et la communauté internationale s’était même engagée à y mettre un terme d’ici 2030 dans le cadre des objectifs de développement durable (ODD).

Cependant, depuis les années 2010, le nombre de personnes sous-alimentées avait déjà cessé de diminuer à cause des premiers effets du changement climatique, notamment de la sécheresse dans la partie est de l’Afrique, et de la persistance de nombreux conflits locaux.

La pandémie a beaucoup aggravé la situation. Selon le Programme alimentaire mondial (PAM) le nombre des personnes sous-alimentées est ainsi passé de 132 millions de personnes avant la crise sanitaire à 276 millions début 2022. Depuis le déclenchement de la guerre, il atteint déjà désormais 323 millions de personnes1.

De nombreux experts préviennent que le pire est à venir. Plusieurs pays, comme l’Inde ou l’Indonésie, ont restreint leurs propres exportations agricoles, tandis que d’autres constituent des stocks, exacerbant les problèmes.

La hausse du prix de l’énergie a entraîné également une augmentation des engrais plus marquée encore que celle des denrées alimentaires. De ce fait, le prix du riz, l’aliment le plus consommé, stable jusqu’ici, risque de monter à son tour et la production de devenir insuffisante. Les Nations unies mettent en garde contre une « catastrophe alimentaire de portée mondiale en 2023 ».

La menace d’une « tempête parfaite »

Dans le même temps, les banques centrales montent partout les taux d’intérêt pour combattre l’inflation. Mais, là encore, ce mouvement est plus marqué dans les pays du Sud, alors que leur dette extérieure a augmenté ces dernières années, une tendance aggravée par la pandémie.

Parallèlement les cours chutent sur les marchés financiers, notamment sur les crypto-monnaies. Un mouvement qui pourrait entraîner une crise financière accompagnée d’une « fuite vers la qualité ». Celle-ci commence déjà à se matérialiser sous la forme d’une hausse du dollar2 qui accroît encore l’inflation dans les pays du Sud dont les monnaies se déprécient.

Face à ces défis, les pays en développement ont nettement moins de marges de manœuvre que les pays développés. Selon le Groupe de réponse aux crises mondiales des Nations unies3, 60 % des pays les plus pauvres sont en situation de surendettement ou courent un risque élevé de l’être et 1,2 milliard de personnes – un sixième de la population mondiale – sont menacées d’une « tempête parfaite » parce qu’ils sont exposés à la fois à la hausse des prix alimentaires, à celle des prix de l’énergie et à un durcissement des conditions financières.

Au Moyen-Orient et en Afrique du Nord, les pays non producteurs d’énergie et importateurs de produits alimentaires, comme l’Egypte ou le Maroc, sont fragilisés. Au Liban et plus encore au Yémen, en Syrie ou en Afghanistan, l’impact de la guerre est dévastateur. En Turquie, qui traversait déjà une grave crise économique, l’inflation devrait dépasser 60 % cette année. Les pays du Caucase et de l’Asie centrale, voisins de la Russie, figurent également parmi les plus touchés notamment l’Arménie et la Géorgie, non producteurs d’énergie.

L’Afrique subsaharienne, en forte croissance démographique, est déjà très affectée par le changement climatique, avec une sécheresse prolongée en Afrique de l’Est. Le Sahel et la Corne de l’Afrique sont déstabilisés. Les géants du continent, comme le Nigeria et l’Afrique du Sud, traversent eux aussi des crises profondes. Vingt-cinq pays africains, notamment parmi les moins avancés, importent plus d’un tiers de leur blé d’Ukraine et de Russie et quinze plus de la moitié. Les Nations unies prévoient que 120 millions de personnes seront en situation de « crise alimentaire ou pire » en Afrique en 2022.

En Asie, les effets de la guerre devraient être plus limités mais l’économie chinoise va marquer un coup d’arrêt du fait de la politique « zéro Covid ». Certains pays fragilisés, comme le Sri Lanka ou le Pakistan, sont déstabilisés par la guerre en Ukraine. Pour l’avenir, les vagues de chaleur exceptionnelles dans le sous-continent indien pourraient avoir un effet négatif sur la sécurité alimentaire mondiale.

Rancœurs vis-à-vis des Occidentaux

Bref, les perspectives déjà sombres depuis la pandémie de Covid-19 dans de nombreux pays en développement, s’assombrissent encore avec la guerre en Ukraine, rappelant les années 2008-2011 où une forte hausse des prix alimentaires combinée à la crise financière, avait déclenché le « Printemps arabe ».

Depuis 2020, le rattrapage des pays développés par les pays du Sud s’est arrêté. Il est trop tôt pour dire si ce coup d’arrêt marque une inversion de tendance durable, mais ce décrochage des pays du Sud aura à coup sûr des conséquences géopolitiques majeures.

On commence déjà à le percevoir. Au cours de la pandémie, beaucoup de rancœur s’est accumulée dans de nombreux pays du Sud du fait du peu d’empressement des pays développés à les aider, notamment sur le terrain des vaccins, en particulier en Afrique subsaharienne.

De ce fait, dans beaucoup de ces pays, l’opinion se montre sensible à la propagande de Moscou. Cette défiance s’est traduite par un nombre élevé d’abstentions aux Nations unies avec des pays comme le Maroc, le Sénégal, l’Afrique du Sud, l’Inde ou encore le Pakistan refusant de condamner l’invasion russe. Et plus encore au niveau des sanctions auxquelles très peu de pays du Sud se sont associés, limitant ainsi leur portée.

Cette défiance s’est manifestée en particulier le 3 juin dernier lors de la rencontre entre Macky Sall, président du Sénégal et de l’Union africaine, et Vladimir Poutine à Sotchi, où le premier a globalement repris à son compte le discours russe sur la responsabilité des sanctions occidentales dans la crise que traverse l’Afrique.

Bien que ce discours ne corresponde en rien à la réalité, la désinformation russe continuera probablement à porter tant que les Occidentaux ne mettront pas en œuvre une solidarité plus effective vis-à-vis des pays du Sud. Cependant, cela est d’autant moins aisé à faire que les conséquences de la guerre sont majeures au sein de l’Europe entre inflation, pénurie de gaz, réfugiés, hausse des dépenses militaires et soutien à l’effort de guerre ukrainien…

Inaction européenne

Face à ce qui se profile au sud de la planète, il faudrait mobiliser massivement la Banque mondiale, le FMI, le Programme alimentaire mondial, le G20, etc. Il faudrait également amplifier les efforts (timidement) engagés pendant la pandémie pour restructurer les dettes des pays les plus menacés, notamment en amenant la Chine à assumer toutes ses responsabilités dans ce domaine. Il faudrait, enfin, coordonner étroitement les politiques macroéconomiques pour limiter les risques de récession et de crise financière. Avec les fortes tensions existantes au sein du système multilatéral, il ne sera pas aisé d’y parvenir.

L’Union européenne devrait également faire davantage par elle-même, notamment en direction du sud de la Méditerranée et de l’Afrique subsaharienne. En sera-t-elle capable ?

Le budget européen reste toujours aussi limité (1,1 % du PIB de l’Union) et rigide du fait de son caractère pluriannuel et de l’obligation d’équilibre. Il ne laisse aucune marge de manœuvre face à des situations comme celle que nous vivons. D’autant que le (petit) effort supplémentaire de solidarité interne décidé en 2020 avec le plan Next Generation EU s’était payé par une réduction du budget, déjà très limité, de l’Union consacré aux affaires extérieures. Et il n’y a aucune chance qu’un effort accru des Etats membres en matière de solidarité internationale permette de compenser les limites du budget de l’Union.

Il semble donc peu probable que l’Union impulse le « plan Marshall » mondial qui serait pourtant indispensable. Si ce pronostic devait se vérifier, le prix géopolitique de son inaction risque d’être élevé, notamment en Afrique et sur le pourtour de la Méditerranée.

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