Entretien

Philippe Askenazy : « La manière de présenter la dette publique est rhétorique, voire fallacieuse »

10 min
Philippe Askenazy Economiste, chercheur au CNRS.

Bien que les agences de notation n’aient pas dégradé la note de la dette française, la polémique politique sur cette question ne faiblit pas. Elle tourne le plus souvent autour des indicateurs, comme le ratio dette/PIB, ou autour du « fardeau transmis aux générations futures » qui tend à dramatiser le débat et à culpabiliser les citoyens.

D’autres ratios peuvent pourtant être mobilisés, et surtout, la construction même du système français qui a tendance à gonfler comme une baudruche sous l’effet de « boucles » socio-fiscales mérite d’être interrogée, estime Philippe Askenazy, économiste au centre Maurice Halbwachs (ENS, CNRS, EHESS, PSL).

Lorsqu’on évoque la dette publique française dans le débat public, des expressions reviennent souvent : « A 110 % du PIB, c’est un record » ou encore « 3 100 milliards d’euros à la charge des générations futures ». Comment faut-il considérer cette présentation ?

Philippe Askenazy : Cela fait des décennies qu’on présente la dette de cette manière-là. Sur le papier…

 

Bien que les agences de notation n’aient pas dégradé la note de la dette française, la polémique politique sur cette question ne faiblit pas. Elle tourne le plus souvent autour des indicateurs, comme le ratio dette/PIB, ou autour du « fardeau transmis aux générations futures » qui tend à dramatiser le débat et à culpabiliser les citoyens.

D’autres ratios peuvent pourtant être mobilisés, et surtout, la construction même du système français qui a tendance à gonfler comme une baudruche sous l’effet de « boucles » socio-fiscales mérite d’être interrogée, estime Philippe Askenazy, économiste au centre Maurice Halbwachs (ENS, CNRS, EHESS, PSL).

Sans contester la réalité de la dette ni celle des déficits, il revient sur les approches comptables différentes qui faussent les comparaisons internationales, notamment avec l’Allemagne, faisant apparaître le système public français comme étant beaucoup plus coûteux.

Lorsqu’on évoque la dette publique française dans le débat public, des expressions reviennent souvent : « A 110 % du PIB, c’est un record » ou encore « 3 100 milliards d’euros à la charge des générations futures ». Comment faut-il considérer cette présentation ?

Philippe Askenazy : Cela fait des décennies qu’on présente la dette de cette manière-là. Sur le papier, les emprunts d’Etat ont une maturité d’environ huit ans et demi, ils sont donc bien à la charge de la génération présente. La dette publique est aussi le résultat d’un mouvement permanent au cours duquel de nouveaux emprunts sont édités pour reporter la dette d’année en année. Ceux-ci pèseront effectivement sur des « générations futures ».

Mais ces générations futures restant indéterminées et a priori infinies, à l’instar de l’Etat, c’est donc essentiellement une mise en scène du débat sur un mode rhétorique, voire fallacieux. Et même si l’on considérait comme pertinent d’avoir une réflexion par rapport à nos enfants, il faudrait rapporter ce niveau de dette publique française au nombre de jeunes dans l’Hexagone.

Et sur ce plan, grâce à la démographie, qui sans être flamboyante est bien plus favorable que celles de nos voisins, la dette française – autour de 250 000 euros par jeune de moins de 25 ans – est plutôt banale.

Elle se situe même dans le bas du panier des grandes économies occidentales : 130 000 euros au Canada, 220 000 en Allemagne, 270 000 au Royaume-Uni, 380 000 en Italie, près de 450 000 aux Etats-Unis et 600 000 au Japon.

Mais le ratio dette sur PIB ne compare-t-il pas un flux, à savoir les revenus de l’année du pays, et un stock, c’est-à-dire l’accumulation des déficits ?

P. A. : Tout à fait. On pourrait comparer la dette à un autre stock, celui du patrimoine net des ménages français, qui s’élève à plus de 14 000 milliards d’euros. La dette publique représente moins du quart de ce patrimoine net des ménages, hors entreprises donc. Et il est intéressant de voir l’évolution des deux paramètres.

En 2009, la dette était de 1 500 milliards d’euros et elle a dépassé les 3 000 milliards en quinze ans. Pendant la même période, le patrimoine des foyers a augmenté de 5 400 milliards. Nous ne vivons pas dans un pays qui s’appauvrit, même si, évidemment, la répartition de ce patrimoine est inégalitaire.

Néanmoins, nous ne pouvons pas échapper au ratio dette/PIB, car nous sommes tenus par des conventions internationales qui permettent les comparaisons entre pays et cet indicateur est gravé dans les traités européens, depuis celui de Maastricht en 1992. De fait, c’est la statistique de référence pour l’UE et les institutions internationales.

On peut le contester, le PIB est une mesure de la « richesse » qui fait débat, mais ce ratio s’impose à nous. Nous sommes dans un monde qui a besoin de conventions.

Certes, mais cette présentation n’a-t-elle pas un effet anxiogène sur le débat public ?

P. A. : C’est pour cela qu’il faut relativiser par rapport à nos voisins et mettre en rapport avec d’autres types de stocks, comme le patrimoine des Français. En revanche, je ne souscris pas à la proposition d’établir un ratio entre la dette publique et la durée de maturité des emprunts. Car celle-ci tient au mode de gestion de la dette par les administrations chargées de l’émission des titres, pour satisfaire la demande des investisseurs. Certains demandent de la dette à court terme, d’autres des obligations OAT [obligations assimilables du Trésor, NDLR] de long terme...

« On pourrait comparer la dette à un autre stock, celui du patrimoine net des ménages français »

Ce sont des choix techniques qui font que la maturité moyenne des emprunts est différente selon les pays et dans le temps. Ainsi, la maturité de la dette française est aujourd’hui de 8,5 années, soit près de deux ans de plus qu’au début du siècle. Et elle est significativement supérieure à celle de la dette italienne. On ne peut pas utiliser directement un paramètre de gestion de la dette pour ensuite faire une division par ce paramètre-là.

Il y a des conventions internationales. Mais il y a aussi des conventions que nous nous donnons à nous-mêmes, comme celles concernant le budget de l’Etat ou de la Sécurité sociale, qui elles aussi conduisent à une certaine dramatisation du débat public…

P. A. : Il ne s’agit pas de contester ni la réalité de la dette, ni celle des déficits mais de s’intéresser à la lecture qu’on nous donne du niveau des dépenses et des recettes. Dans les dernières décennies, le système socio-fiscal français est devenu un peu fou, en multipliant ce que je qualifie de « boucles ». J’entends par là une situation dans laquelle la puissance publique va verser une somme, puis mettre un prélèvement sur cette somme. On aura à la fois plus de dépenses et plus de recettes, pour un même résultat – déficit ou excédent – final.

Ces boucles tendent à faire grossir les dépenses et les recettes. On en trouve dans tous les pays, mais l’inflation de boucles me semble singulière à la France. Elles nourrissent l’interprétation que nous serions un pays totalement exceptionnel qui dépenserait énormément pour la protection sociale et les services publics et qui, pour cela, devrait avoir des recettes considérables. Or les chiffres rendent compte à la fois d’une intervention publique indéniablement puissante mais aussi d’un système socio-fiscal complexe.

« L’inflation de boucles me semble singulière à la France. Elles nourrissent l’interprétation que nous serions un pays exceptionnel qui dépenserait énormément pour la protection sociale »

Ce dernier rend délicat les comparaisons internationales. Prenons par exemple la retraite des fonctionnaires. France et Allemagne partagent l’existence d’un système distinct du régime général. En Allemagne, pour l’ensemble des fonctionnaires comme en France pour les agents de l’Etat, il n’existe pas de caisse de retraite. On pourrait en conclure que les données pour les deux pays sont aisément comparables.

Mais la logique en France suit celle de la LOLF [loi organique de finances publiques, appliquée à partir de 2006, NDLR] qui a créé une caisse virtuelle de retraite qui doit être équilibrée. Elle conduit l’Etat à cotiser des sommes très importantes, qu’il se verse à lui-même. On fait en quelque sorte tourner l’argent. Et cet argent qui tourne fait grossir à la fois les dépenses et les recettes.

En Allemagne, le régime est fiscalisé : ni le fonctionnaire, ni son employeur public ne paient de cotisations. Les normes européennes d’Eurostat rétablissent une certaine comparabilité en imposant à Destatis (l’équivalent allemand de l’Insee) de valoriser ces retraites garanties aux agents publics mais… Sans chercher à équilibrer avec les pensions versées aux fonctionnaires retraités. Or si ce choix était fait, cette valorisation viendrait jusqu’à doubler, alourdissant ainsi les dépenses publiques outre-Rhin.

En conséquence, les fonctionnaires allemands coûtent facialement moins cher que leurs alter ego français. Alors que cet écart est le fruit d’une approche comptable différente.

Ces règles valent également pour les dépenses publiques d’éducation. Le système français n’est pas plus dépensier que celui de l’Allemagne mais il génère un surcroît de 10 milliards d’euros.

En terme longitudinal cette fois, le niveau des cotisations retraites employeurs pour les fonctionnaires d’Etat français a très fortement augmenté depuis le début du siècle1, à nouveau pour équilibrer la caisse virtuelle.

« Les fonctionnaires allemands coûtent facialement moins cher que leurs alter ego français. Alors que cet écart est le fruit d’une approche comptable différente »

Cette dynamique tend, je le répète, à dramatiser le débat lorsqu’il s’agit de recruter des fonctionnaires de plus en plus « coûteux » ; elle accroît le différentiel entre des dépenses affichées en croissance et des salaires érodés et des moyens fragilisés.

Mais les boucles ne se limitent pas au domaine des retraites. Ainsi, la plupart des allocations familiales jusqu’à l’allocation de rentrée scolaire sont soumises à la CRDS depuis 2016.

Un autre exemple plus récent : en 2018, la CSG a augmenté, y compris pour les fonctionnaires. Afin de maintenir le pouvoir d’achat de ses agents, l’Etat a créé une compensation. Une ligne supplémentaire est venue s’inscrire sur la fameuse fiche de paye pour préserver le salaire net.

Comme on prélève plus de CSG, le niveau des prélèvements obligatoires a monté. Mais comme il y a une compensation, les dépenses publiques ont également augmenté. Il se trouve qu’en plus, cette compensation considérée comme une rémunération est soumise à…La CSG. Une boucle dans la boucle, le tout représente une dépense et une recette supplémentaires de l’ordre du milliard d’euros.

« Il y aurait un énorme travail à réaliser pour ‘déboucler’ la situation française »

Il y aurait un énorme travail à réaliser pour « déboucler » la situation française, à la fois pour mieux se comparer par grandes fonctions des services publics (éducation, police, justice, armée…), mais aussi pour comprendre la part que ces dispositifs ont jouée dans la croissance des recettes publiques – 3 points de PIB depuis le début des années 1990 – et celle des dépenses (6 à 7 points de PIB en plus depuis 1990) : quelle part de ces dépenses et de ces recettes supplémentaires ne correspondrait pas à un service supplémentaire ou à un pouvoir d’achat supplémentaire pour les Français.

C’est une tâche pour les chercheurs, voire pour la Cour des comptes ou le Conseil des prélèvements obligatoires qui lui est associé, qui probablement relativiserait le discours sur une France qui dépenserait sans compter en prélevant toujours plus, au point que Nicolas Baverez, économiste et essayiste, parle de « kleptocratie ».

Encore une fois, cela ne réduirait pas le déficit public ou la dette en euros. Et la France resterait un Etat social, avec des dépenses et des recettes importantes.

En 2022, une note du Haut-Commissariat au Plan prétendait mettre au jour un déficit des retraites de l’Etat de 30 milliards. Les boucles que vous dénoncez en seraient-elles à l’origine ?

P. A. : Potentiellement oui, mais il ne faut non plus s’attendre à faire disparaître le déséquilibre démographique du régime des fonctionnaires d’Etat qui a une origine historique comme les retraités anciens fonctionnaires des postes et télécommunications.

Si on reprend le cas de l’Allemagne le gap entre les recettes affichées et pensions versées aux fonctionnaires retraités est aussi de l’ordre de plusieurs dizaines de milliards… Simplement, la lecture de la dynamique des dépenses régaliennes et d’éducation en serait modifiée.

  • 1. La cotisation retraite employeur s’élève à 74 % plus 11 % de cotisation salarié, alors qu’en Allemagne, la cotisation équivalente n’est que de 40 %.
Propos recueillis par Hervé Nathan

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Commentaires (12)
landruc 09/05/2024
Les générations futures héritent effectivement du débit de la dette de l'Etat mais on oublie de dire qu'elles héritent également du crédit de la dette de l'Etat car en face de l'Etat qui est le débiteur il y a des créanciers. Les générations futures héritent donc à la fois du débit et du crédit.
NICOLAS REGAL 04/05/2024
Le problème reste que notre Etat et notre système social sont en deficit constant depuis quarante ans. A toujours plus depenser que l’on gagne, on finira comme l’Argentine, la Grèce et autres pays impécunieux. Et ce sont bien nos enfants et petits-enfants qui en payent le prix. Tout cela pour assurer les retraites des baby-boomers
René 06/05/2024
Si vous pensez que la bonne économie d'un pays se mesure à sa dette et que l'avenir de ses enfants à la dette qu'ils ont à affronter, alors l'économie des USA est une véritable catastrophe pour ses enfants, surtout s'ils parviennent faire des études. Et ce n'est même pas pour les retraites des anciens. Par contre selon vos critères, le Chili ou la Roumanie seraient des paradis pour les jeunes générations. Raison pour laquelle il y a tant de jeunes médecins roumains en Europe peut-être
ALAIN MARCHESINI 06/05/2024
Mme a baisse les cotisations sociales patronales ,on finira comme aux EU,ce que veulent MACON et son olgarchie,your credit card en rentrant a l'hopital et non plus votre carte Vitale. Si tel est votre choix!!!
MARC BOURQUIN 04/05/2024
La démonstration sur les cotisations retraites est vraiment poussive puisque c est bien le taux fictif qui est représentatif du montant nécessaire pour équilibrer le régime de la fonction publique d Etat . Pourquoi faudrait-il le masquer ? Par ailleurs le vrai problème c’est que cette dépense continue bien à augmenter… ce que askzenasy ne dit pas alors que c est un problème nettement plus grave
Joris Bourad 04/05/2024
Si on fait un peu d’histoire, on se rend compte que l’argument réactionnaire de la bourgeoisie libérale « les dépenses publiques augmentent, c’est un problème très dangereux » est aussi vieux que le régime général lui même (1946). Alors que la bourgeoisie la plus radicale, accompagnée de tous ses chiens de garde (dont vous faites partie Marc), prevoit son effondrement depuis sa création, nôtre bon vieux régime général va bientot fêter ces 100 ans pour nôtre plus grand bonheur !!
Campylopus 03/05/2024
Une autre question à laquelle il est sans doute difficile de répondre serait, est-ce que la somme versée par un français en services publics ne correspond pas à une somme plus importante versée dans un autre pays en service privé ? Les salaires étant plus importants dans le privé, les cotisations servant à rémunérer le capital investi et à payer de la pub pour lutter contre la concurrence, le système pourrait finalement ressortir gagnant pour le contribuable français.
MARC BOURQUIN 03/05/2024
Les salaires ne sont pas plus haut dans le privé. A de rares exceptions près C est un mythe
Joris Bourad 04/05/2024
En moyenne donc, et c’est un fait bien connu, le privé rémunère bien mieux que le public…
Joris Bourad 04/05/2024
Les salaires des employés du public sont un peu plus élevés que dans le privé, c’est vrai. Par contre, les salaires des cadres du privé sont infiniment plus élevés que ceux du public !!
Campylopus 04/05/2024
Oui, bien sûr à statut égal sinon la comparaison n'a aucun intérêt et sans parler des autres avantages qui ont un coût pour le client que serait l'état (véhicule de fonction utilisé en famille le week-end, capitalisation d'entreprise, mutuelle payée par l'employeur, prise en compte des enfants dans le calcul de la retraite...).
LAURENT P. 03/05/2024
Merci Philippe Askenazy. Je croyais que le système de caisse de retraite virtuelle des fonctionnaires nous était imposé par l'UE, mais je découvre que les Allemands ont fait un autre choix. Quand j'explique que dans la FPE on ne cotise pas à la retraite et que les lignes sur la paye sont virtuelles, je perds pratiquement tous mes collègues et certains souhaiteraient que l'on cotise au même taux que dans le privé pour récupérer la différence.
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