Opinion

Marché intérieur européen : vers la fin du cycle anti-social

5 min
Philippe Pochet Directeur général de ETUI (European Trade Union Institute)

La guerre en Ukraine, le défi climatique et l’avènement du concept d’autonomie stratégique élargi (aux questions économiques et technologiques) ouvrent désormais la voie vers un marché intérieur 2.0 où la qualité et la provenance des produits seront liés à la qualité et la localisation des emplois, et vice versa.

Le marché intérieur a été au centre de la construction européenne depuis son origine. Sa relance au milieu des années 1980 en a constitué l’un des moments clés avec l’adoption de l’Acte unique et du Livre blanc sur l’achèvement du marché intérieur. De manière plus générale, on peut voir le cycle de relance du marché intérieur en 1985 comme résultant de la volonté de création d’un capitalisme européen. Ce projet est soutenu à l’époque par une quarantaine de grands industriels réunis autour de la Table ronde des industrialistes.

Cette séquence a bien été capturée dans les analyses du professeur d’économie politique Bastiaan Van Appeldorn. C’était aussi le projet poursuivi par le président de la Commission, Jacques Delors. Durant cette période, s’est dégagée une forme de compromis entre les forces politiques de gauche et de droite sur le marché intérieur et une certaine dimension sociale, illustrée par exemple par l’émergence du dialogue social européen ou encore par la Charte communautaire des droits sociaux des travailleurs et le programme social qui l’accompagne (1989).

La newsletter d'Alternatives Économiques

Chaque dimanche à 17h, notre décryptage de l'actualité de la semaine

Globalisation et dérégulation

Mais progressivement, ce projet a évolué et s’est transformé au fil des différentes phases de la mondialisation en une intégration de l’Union européenne comme maillon de celle-ci. Le projet d’autonomie européenne a ainsi été abandonné pour se fondre dans la globalisation.

Au milieu des années 1990, la Table ronde des industrialistes devient dominée par les multinationales anglo-saxonnes. L’idéal est de produire dans les trois grandes régions du monde, Asie, Europe et Amérique du nord. A ce moment, la Chine est devenue l’atelier du monde.

Au milieu des années 1990, il n’y a plus de volonté de compromis social mais au contraire le dessein de déréguler les protections sociales au niveau national

Dans ce nouveau contexte, il n’y a plus de volonté de compromis social mais au contraire le dessein de déréguler les protections sociales au niveau national. La directive Bolkestein (2005) et les arrêts de la Cour de Justice Laval et consorts (2007) en ont été les exemples les plus puissants. Cette séquence s’est accompagnée des pressions dérégulatoires liées à la crise économique et les Commissions Barroso 1 (2004-2009) et surtout 2 (2009-2014).

Au milieu des années 2010, la situation change à nouveau. La Chine devient une puissance technologique et politique, autrement dit un concurrent systémique, et l’idée d’une mondialisation heureuse s’estompe. Dans le même temps, les mouvements populistes et critiques de l’intégration européenne et du marché intérieur ont le vent en poupe. L’exemple le plus significatif est le changement radical du Royaume-Uni dont les élites conservatrices plaident le retrait du marché intérieur.

Le mantra de la souveraineté stratégique

À partir de 2020, la crise du Covid et les premières réponses désordonnées au niveau européen mettant en question la libre-circulation ainsi que la fragilité dans les approvisionnements jugés stratégiques ouvrent un nouveau débat. L’autonomie ou la souveraineté stratégique devient le nouveau mantra, porté par la France mais pas uniquement.

Ce mouvement va de pair avec le défi environnemental qui remet lui aussi en question les chaînes de valeur trop longues et vise à des productions mieux intégrées et plus locales. Le recyclage et la qualité des produits par des standards environnementaux élevés deviennent essentiels dans cette transition. La taxonomie environnementale (et sociale), le nouveau reporting environnemental et social, les analyses de la stabilité environnementale des banques et plus généralement des entreprises par la Banque centrale européenne indiquent un changement de perspectives des marchés financiers et des entreprises.

En éclairant les dépendances de l’UE vis-à-vis de Moscou et les difficultés d’approvisionnement, ce conflit oblige la Commission européenne et les Etats membres à prendre des décisions ambitieuses pour le marché intérieur

La guerre en Ukraine, par son ampleur imprévue et ses immenses conséquences, notamment au niveau économique, achève la dernière phase de mutation amorcée par la Covid-19. En effet, en mettant en lumière les dépendances de l’UE vis-à-vis de Moscou et les difficultés d’approvisionnement de certains biens, ce conflit oblige la Commission européenne et les Etats membres à prendre des décisions ambitieuses pour le marché intérieur telles que RePowerEU, l’action européenne commune pour une énergie plus abordable, plus sûr et plus durable.

Dans le cadre d’investissements massifs pour cette transition, les aides d’Etat, les règles de la concurrence et celle du pacte de stabilité et croissance sont en train d’évoluer. Le modèle « Alibaba » des produits toujours moins chers venant de loin pour les consommateurs devient dépassé.

Que peut-on en conclure ? Premièrement, cela signifie que le long cycle, allant de la création d’un marché intérieur et des ouvertures sociales liées à son achèvement à une intégration globale débouchant sur une longue séquence anti-sociale, est arrivé à sa fin.

S’ouvre maintenant un nouveau cycle dans lequel les règles du marché intérieur sont en train de changer devant la nécessité de prendre en compte les enjeux environnementaux mais aussi d’autonomie stratégique. La question est désormais celle de la place du social dans cette nouvelle architecture.

Deux éléments émergent déjà : celle de la transition juste et celle des standards de qualité des produits qui pourraient être liés à la qualité de l’emploi. De bons emplois pour des produits durables. Rien n’est évidemment inéluctable mais s’amorce aujourd’hui la possibilité de définir un projet social ambitieux dans le cadre d’un marché intérieur 2.0.

 

Cette chronique a été coécrite avec Christophe Degryse, chercheur à l’Institut syndical européen (ETUI).

À la une

Commentaires (3)
Gourou51 05/05/2022
Encore un qui rêve éveillé! Faudrait pas oublier que l'UE c'est avant tout la concurrence libre et non faussée qui se moque du social et démantèle nos services publics en faisant croire que le privé fait mieux pour moins cher!
VERSON THIERRY 04/05/2022
Je crois qu'on ne sortira de l'Europe libérale pour une Europe démocratique que si se lève un mouvement populaire démocratique sur toute l'Europe. Pour cela il faudrait commencer à identifier le problème puis lui opposer un projet antilibéral démocratique commun à toute l'Europe. Or vu la cécité narcissique des élites, ca n'est pas vraiment gagné. Je ne crois pas que Mélenchon et tous les champions du combat contre l'extrême droite qui les fait exister aient envie de comprendre.
FRANCOIS BEAUJEU 04/05/2022
Heureuse sortie des mantras sur "l'UE ultra-libérale en tant que telle". On peut la faire évoluer de l'intérieur . Continuons, avec les sociaux-démocrates et les écologistes !
Seuls nos abonnés peuvent laisser des commentaires, abonnez-vous pour rejoindre le débat !
Sur le même sujet
Foo Série 4/9
Adaptation

L’agriculture bio au secours de l’eau de Paris

Antoine de Ravignan