Opinion

Congo, les métastases du génocide rwandais

7 min
Pierre Jacquemot Economiste, ancien diplomate, expert à la Fondation Jean-Jaurès

L’atroce torrent de fureur qui emporta le Rwanda pendant trois mois et dix jours en 1994 restera longtemps présent dans la conscience universelle comme une lourde culpabilité. Mais pourquoi oublie-t-on les suites de ce génocide dans le pays voisin ? Le Zaïre, qui devint ensuite la République démocratique du Congo, n’est pas parvenu, vingt-sept ans après, à traiter ce que la journaliste belge Colette Braeckman a appelé « les métastases du génocide rwandais ».

Pourtant les faits s’imposent et les récits sont convergents sur l’extrême barbarie qui régna au Congo de 1994 à 2003 et qui persiste aujourd’hui. La compassion exprimée envers les victimes du génocide au Rwanda n’exclut pas de dénoncer les...

L’atroce torrent de fureur qui emporta le Rwanda pendant trois mois et dix jours en 1994 restera longtemps présent dans la conscience universelle comme une lourde culpabilité. Mais pourquoi oublie-t-on les suites de ce génocide dans le pays voisin ? Le Zaïre, qui devint ensuite la République démocratique du Congo, n’est pas parvenu, vingt-sept ans après, à traiter ce que la journaliste belge Colette Braeckman a appelé « les métastases du génocide rwandais ».

Pourtant les faits s’imposent et les récits sont convergents sur l’extrême barbarie qui régna au Congo de 1994 à 2003 et qui persiste aujourd’hui. La compassion exprimée envers les victimes du génocide au Rwanda n’exclut pas de dénoncer les atrocités commises par la suite.

En quatre jours, en juillet 1994, 1,5 million de Hutus convergèrent vers les villes frontalières de Goma et de Bukavu dans l’est du Zaïre. Ils fuyaient les conséquences de la tragédie que certains d’entre eux avaient provoquée.

La newsletter d'Alternatives Économiques

Chaque dimanche à 17h, notre décryptage de l'actualité de la semaine

La catastrophe représentée par cet afflux dans les provinces orientales sera le signal du transfert de l’ancestral conflit ethnique du Rwanda au Congo, un pays qui était déjà largement désagrégé et où il ne fallait pas grand-chose pour mettre à genoux la dictature de Mobutu.

Le choléra et la dysenterie décimèrent 50 000 personnes. Des camps de réfugiés trop proches de la frontière et où se cristallisait la revanche de certains génocidaires furent détruits, de manière à neutraliser le danger qu’ils représentaient pour le Rwanda désormais sous contrôle du FPR-tutsi.

Chassés par la peur d’être massacrés à leur tour, 500 000 Hutus retournèrent dans leur pays, retrouvant leur maison et leur colline, mais nombreux furent ceux qui périrent dans les camps. Pourtant la plupart des réfugiés, environ 85 % à 90 % d’entre eux qui avaient fui n’avaient pas participé au génocide1.

La tragédie congolaise est bien documentée, notamment par des chercheurs français (J.-P. Chrétien, A. Guichaoua, G. Prunier), mais comme elle paraît confuse et difficilement explicable, elle a disparu de la mémoire ailleurs qu’au Congo. Elle connut deux autres moments tragiques.

Tragédies congolaises

En octobre 1996, l’Armée patriotique rwandaise (APR) du nouveau régime lança, la « première guerre du Congo », qui allait finir, sept mois plus tard, par renverser Mobutu.

Puissamment soutenus par les armées du Rwanda et aussi par l’Ouganda, les rebelles réunis autour de Laurent-Désiré Kabila progressèrent rapidement dans les régions orientales. La descente aux enfers sera cruelle. Pendant l’avancée des troupes d’invasion, on estime que 200 000 à 300 000 réfugiés hutus furent tués.

A différents endroits, comme à Tingi-Tingi, avant le port de Kisangani, où étaient venus se réfugier près de 140 000 Hutus, il y eut des massacres de grande ampleur par des groupes venus du Rwanda qui parvinrent à contourner les organisations humanitaires, comme le rapporte David Van Reybrouck dans son célèbre livre Congo, une histoire, paru en 2012. Tant d’agressions et de violences, dans un contexte de misère généralisée, ne pouvaient conduire qu’à un nouveau désastre humain.

La deuxième phase s’ouvrit quand, en août 1998, Laurent-Désiré Kabila décida de tourner le dos au Rwanda et à l’Ouganda et qu’éclata la « seconde guerre du Congo ». Celle-là ne dura pas sept mois, mais cinq ans. Elle fut d’une extraordinaire complexité puisqu’elle mit en présence pas moins de neuf pays africains et une trentaine de milices. D’aucuns qualifient ce conflit, où le pillage comptait plus que la conquête du pouvoir, de plus meurtrier depuis la Seconde Guerre mondiale.

Aujourd’hui encore, l’économie minière de la République démocratique du Congo s’articule étroitement avec la guerre et l’insécurité

La lutte entre les différents groupes armés pour le contrôle des richesses minières (or, diamants, coltan, cassitérite) de la RDC a servi de toile de fond à nombre de violations perpétrées à l’encontre des populations civiles. Encore aujourd’hui, l’économie minière, qui va des creuseurs misérables aux marchés internationaux, en passant par le Rwanda et l’Ouganda, tout au long d’une chaîne de commercialisation où les activités réputées licites frayent sans vergogne avec le monde obscur de l’illicite, s’articule étroitement avec la guerre et l’insécurité.

Certains récits de Congolais sont monstrueux, comme les 600 cas de violations des droits humains documentés dans les 500 pages du rapport Mapping du Haut-Commissariat des Nations unies aux droits de l’homme (HCDH) rendu public en octobre 2010. Faut-il pour autant parler de « contre-génocide » ? Probablement pas puisqu’il n’y eut pas de volonté délibérée d’éliminer systématiquement une population ciblée. Il y eut en revanche assurément des « crimes contre l’humanité », écrit le rapport.

Des séquelles durables

Il existe plusieurs travaux de démographes anglo-saxons portant sur cette période. Pour le seul Congo, en 2002, International Rescue Commitee a estimé à 3,9 millions le nombre de cas de « décès excédentaires », c’est-à-dire de morts additionnels par rapport au taux standard de mortalité dans les Kivu. En 2006, la revue The Lancet a publié une autre étude qui donna les mêmes estimations.

D’autres, citées par la Banque africaine de développement (2008), sont encore plus effrayantes : pour l’ensemble du pays, de la période allant de 1996 à 2007, le chiffre des morts dus aux conséquences des conflits au Congo serait de 5,4 millions.

La majorité des décès ne sont pas attribués à la violence physique, mais à l’état sanitaire très délabré et à l’insécurité alimentaire, tous deux directement associés à la situation résultant de la guerre civile et de l’occupation par les troupes étrangères des régions orientales, mais aussi aux carences d’un Etat congolais déliquescent.

En octobre 2003, le dernier soldat étranger s’est retiré du Congo. Officiellement du moins, car la guerre n’a cessé depuis de couver aux frontières du Rwanda (Kivu) et de l’Ouganda (Ituri). Chaque semaine connaît son lot de tueries, de viols, de pillages.

La généralisation des massacres par de multiples groupes armés, dont certains venus des pays voisins, d’autres endémiques, voire perpétrés par l’armée congolaise, se situe dans la continuité de l’abandon de la région. Le cycle des violences est d’une telle intensité que la force d’interposition des Nations unies, la Monusco, présente depuis 1999 et encore forte de 14 000 soldats, 1 500 policiers et 660 observateurs, reste impuissante à l’éradiquer.

Les invasions étrangères ont déclenché après le génocide de 1994 une éruption puis une coulée de lave dévastatrice jamais éteinte sur un terreau foncier et ethnique déjà fragile. Dans un contexte d’anomie généralisée, la seule loi qui prévaut est celle de la kalachnikov et de la machette. Aujourd’hui le Congo est profondément meurtri, sur quasiment tout son territoire ; il compte 5 millions de déplacés presque autant que la Syrie ou la Colombie.

Les Congolais fatalistes disent Congo ekobonga te (« Le Congo ne sortira jamais de ce trou dans lequel il se trouve »). La mémoire est sélective, écrit le grand historien congolais, Isidore Ndaywel è Nziem, repris sous la forme d’un appel par le Dr. Denis Mukwege, prix Nobel de la paix, à la communauté internationale. Tout continue à se passer comme si celle-ci demeurerait davantage préoccupée par son devoir de compassion à l’égard du drame du Rwanda que par ses profondes séquelles dans le vaste pays voisin.

  • 1. F. Reyntjens, La Grande Guerre africaine, instabilité, violence et déclin, de l’Etat en Afrique centrale (1996-2006), Paris, Les Belles Lettres, 2009.

À la une

Laisser un commentaire
Seuls nos abonnés peuvent laisser des commentaires, abonnez-vous pour rejoindre le débat !