Justice

Préjudice écologique : comment faire payer les délinquants de l’environnement ?

7 min

La justice doit évaluer ce vendredi le préjudice écologique commis par quatre braconniers marseillais, mais peine à convoquer les plus gros pollueurs.

Le parc national des Calanques à Marseille demande une réparation de 450 000 euros à quatre braconniers qui ont pratiqué la pêche au harpon dans cette zone de pêche interdite. La justice civile se prononcera ce vendredi 6 mars. PHOTO : © Michael AMME/LAIF-REA

Le préjudice écologique est entré dans le vocabulaire avec l’affaire Erika, ce tanker affrété par Total qui, en 1999, a souillé 400 kilomètres de côtes au sud de la Bretagne. Le géant pétrolier est condamné au pénal une première fois puis une seconde en appel, et enfin, en 2012, par un arrêt de la Cour de cassation. Total doit alors verser 200,6 millions d’euros de dommages et intérêts à certaines parties civiles. Treize millions d’euros sont ainsi demandés au titre du « préjudice écologique ».

Le terme est nouveau. En 2016, il entre dans le Code civil. Car si les condamnations pénales assorties d’amendes visent à sanctionner les responsables d’un délit sur la place publique, les procès au civil contribuent à apporter une réparation aux victimes de ces dégâts sur l’environnement. Mais depuis sa création, le préjudice écologique n’a même pas été plaidé dix fois devant les tribunaux.

Petits et gros poissons

Parmi les rares cas : en février 2019, un chasseur est condamné au civil à verser 3 000 euros au parc national de Port-Cros dans le Var pour avoir abattu… deux rouges-gorges. En novembre de la même année, le parc national des Calanques demande une réparation plus conséquente à quatre braconniers pratiquant la pêche au harpon : 450 000 euros. Les quatre hommes ont déjà été condamnés au pénal pour « pêche en zone interdite » et « vente non autorisée d’espèce protégée ». La justice civile doit rendre son jugement ce vendredi. Si elle donne raison à la demande de réparation du parc, l’affaire des « bracos des Calanques » deviendra un peu plus qu’un fait divers.

Si la justice civile donne raison à la demande de réparation du parc, l’affaire des « bracos des Calanques » deviendra un peu plus qu’un fait divers

Mais durant l’audience qui s’est tenue à l’automne dernier à Marseille, les avocats des braconniers ont partagé leur sentiment d’injustice. En défense d’un des pêcheurs, Me Fanny Lavaill a considéré que la demande du parc était trop lourde : « C’est primordial que les tribunaux se saisissent du préjudice écologique. Mais au vu de la somme exigée, j’ai un peu l’impression que mon client se retrouve pris dans un enjeu qui le dépasse. »

Surtout, le parquet de Marseille a octroyé à l’enquête des moyens qu’il réserve d’ordinaire à d’autres formes de délinquance : les braconniers ont été placés sur écoute pendant cinq mois. Une exception, à en croire l’avocat du parc des Calanques, Me Sébastien Mabile : « A cette époque, le parquet de Marseille est porté par le procureur Xavier Tarabeux, connu pour être sensible à la cause environnementale. Nous avons eu de la chance que cette enquête déploie autant de moyens. C’est loin d’être la norme en justice de l’environnement. »

Tribunaux spécialisés de l’environnement

Ces moyens pourraient-ils être généralisés ? C’est l’un des objectifs du projet de loi sur le parquet européen et la justice pénale spécialisée, adopté mardi au Sénat. Le texte, qui doit être débattu à l’Assemblée nationale prochainement, consacre un volet à la poursuite des atteintes à l’environnement. Porté par la ministre de la Justice Nicole Belloubet, il ambitionne de créer auprès de chaque cour d’appel une juridiction spécialisée dans l’environnement. Si cette mesure devrait faciliter les démarches à l’encontre d’autres braconniers, elle semble peu adaptée à la poursuite de gros poissons.

Les futurs tribunaux spécialisés dans l’environnement semblent peu adaptés à la poursuite de gros poissons

En témoignent les propos du rapporteur lui-même, le sénateur Philippe Bonnecarrère (UC) : « La ministre y tient beaucoup, et ces tribunaux spécialisés permettront de centraliser les actes de délinquance isolés, par exemple les infractions sur sites classés. Mais je relativise. Il n’y aura rien de révolutionnaire. On mise juste sur l’idée que ces tribunaux encourageront des magistrats à se spécialiser dans l’environnement et à se saisir des dossiers. » Le problème étant que si les procureurs n’ouvrent pas d’enquêtes, c’est aux défenseurs de la nature de porter les dossiers de préjudice écologique au civil. A leurs frais, donc.

Les associations forcées de jouer aux détectives privés

Or, la procédure est coûteuse : « Il arrive souvent que les parquets ne donnent pas suite à nos plaintes, regrette Jean-Luc Moya, de l’association France Nature Environnement. C’est donc à nous de mener l’enquête. En cas de décharge sauvage par exemple, on peut être amené à faire le pied de grue, à essayer de relever une plaque d’immatriculation… C’est presque un travail de détective privé ! »

En octobre 2019, la mission d’évaluation des relations entre justice et environnement a remis un rapport intitulé « Une justice pour l’environnement » destiné à inspirer le projet de loi. Les mêmes manquements sont relevés. Ainsi peut-on lire dès l’introduction du document : « La réparation du préjudice écologique sur le plan civil ne donne pas satisfaction. Il faut mobiliser tous les acteurs pour dynamiser cette procédure, notamment les parquets. » La mission proposait ainsi que les dossiers environnementaux portés par les associations soient automatiquement communiqués aux parquets, et vice-versa. Cette recommandation n’a pas été retenue dans le projet de loi.

Lubrizol, futur cas d’école

En attendant, pour l’avocat du parc des Calanques Sébastien Mabile, « l’atteinte à l’environnement est la cinquième roue du carrosse judiciaire ». D’autant qu’au sens du Code pénal, le délit d’atteinte à l’environnement n’existe pas. « Donc lorsqu’on rédige des plaintes, les poursuites doivent passer par d’autres infractions », explique-t-il. Concernant par exemple l’incendie à Rouen de son usine classée Seveso, Lubrizol est mise en examen notamment pour « déversement de substances nuisibles ». Ouverte fin février, l’enquête est confiée à un pôle spécialisé du parquet de Paris.

Sébastien Mabile, par ailleurs avocat de la métropole de Rouen dans ce dossier, reconnaît l’utilité du préjudice écologique : « Nous allons demander réparation par ce biais. Il est évident que Lubrizol devra payer. D’autant que l’entreprise a commis des manquements graves aux normes de sécurité. »

Convention judiciaire à l’américaine

Au-delà de la réparation, la justice française est-elle en mesure d’appliquer des sanctions suffisamment dissuasives aux industriels qui joueraient avec les normes ? Pour l’ingénieur Bruno Cinotti, co-auteur du rapport à l’origine du projet de loi et membre du Conseil général de l’environnement et du développement durable (CGEDD), « nous pourrions envisager de créer un délit d’atteinte grave à l’environnement. Mais pour pouvoir l’utiliser, il faudrait qu’il soit très bien défini. Je pense qu’en l’état nous pouvons être dissuasifs en utilisant d’autres moyens. Par exemple en renforçant les sanctions. »

« En matière d’écologie, la publicité de l’information est capitale car elle est d’intérêt public. Il ne faudrait pas que les conventions judiciaires permettent aux entreprises de régler leurs comptes en catimini », Bruno Cinotti

Une suggestion reprise par le projet de loi de la Garde de Sceaux sous la forme d’une « convention judiciaire écologique ». Cette procédure, inspirée du système américain, permettrait aux entreprises de négocier leur amende tout en évitant de comparaître en procès. Le projet de loi prévoit que le montant de l’amende puisse atteindre 30 % du chiffre d’affaires de l’entreprise. Ce type de convention est déjà utilisé pour les auteurs de blanchiment de fraude fiscale depuis 2016 et la loi Sapin 2. Elle a notamment permis au parquet national financier (PNF) de condamner Airbus à payer 2,08 milliards d’euros.

Ce succès sert d’illustrations aux défenseurs de la convention judiciaire écologique. Mais Bruno Cinotti préfère rester prudent : « Comparer la fraude fiscale et les atteintes à l’environnement n’est pas forcément pertinent selon moi. En matière d’écologie, la publicité de l’information est capitale car elle est d’intérêt public. Il ne faudrait pas que cette procédure permette aux entreprises de régler leurs comptes en catimini. » Ni que le montant des amendes leur laisse penser que le préjudice écologique peut encore être un calcul rentable…

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