Prévenir de nouvelles crises

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Le rapport de Larosière trace les grandes lignes de ce que devrait être la future régulation financière de l'Union. Un plan qui va dans le bon sens, mais qui laisse encore de nombreuses questions en suspens.

La crise financière a révélé l’inefficacité stupéfiante des institutions et des règles nationales censées contrôler le système financier. Elles n’ont permis ni de la prévenir ni de la contenir une fois celle-ci déclarée. Pourtant tout, ou presque, se passait au coeur du système, sous les yeux des contrôleurs financiers et bancaires, dans le respect apparent des règles. Et les mécanismes de cette crise ne sont pas fondamentalement différents de ceux des autres crises financières récentes.

Comme après toute crise, des réformes vont être engagées pour éviter de retomber à l’avenir dans les mêmes écueils. Les réflexions se situent aujourd’hui à deux niveaux principaux : à l’échelle mondiale, dans le cadre du G20 1, et pour l’Union européenne, dans le cadre d’Ecofin (Conseil des ministres des Finances de l’Union), à partir d’un rapport de février 2009 d’un groupe d’experts dirigé par Jacques de Larosière (voir "Pour en savoir plus"). Les recommandations de ce rapport ont servi de base aux propositions de l’Union au G20, elles ont été adoptées par la Commission et vont l’être prochainement par l’Ecofin. C’est dans ce document que se trouvent les grandes lignes de la future supervision financière de l’Europe.

Une réponse adéquate, sauf en matière budgétaire

Au total et jusqu’à maintenant, l’Union européenne, dans ses domaines de compétences propres, a su se montrer à la hauteur des enjeux de la crise. La Banque centrale européenne (BCE), sans base juridique lui enjoignant d’être prêteur en dernier ressort, a injecté massivement, quand il a fallu le faire, des liquidités dans le système bancaire, sans rechigner. La coordination entre la BCE et la banque centrale des Etats-Unis a permis d’éviter une grande crise des taux de change entre l’euro et le dollar. Les gouvernements ont pu sauver des banques transfrontières (Dexia, Fortis). Les lois de la concurrence n’ont pas fait obstacle au sauvetage des banques nationales par les Etats membres. Des règles communes ont été imposées sans délai pour contenir les comportements non coopératifs de certains Etats membres lorsqu’ils ont commencé à se développer (notamment l’assurance des dépôts dans les seules banques nationales offerte par le gouvernement irlandais). L’Union s’est rapidement mise au travail pour définir les bases d’un projet de nouveau système financier international et a su être, dans le cadre du G20, à l’origine d’initiatives importantes en matière de coordination entre les grandes puissances économiques.

Grave point noir, cependant : la faiblesse des plans de relance des Etats membres et l’insuffisante réaction budgétaire à la chute de la demande. Lourdement handicapée par l’absence d’une coordination des politiques budgétaires et d’un gouvernement économique de la zone euro, paralysée par des politiques budgétaires nationales inappropriées (procycliques au lieu d’être contracycliques), désunie sur l’ampleur des impulsions budgétaires à donner, l’Europe a refusé les demandes de relance supplémentaire de ses partenaires du G20. Elle va profiter des efforts massifs de ces derniers sans vraiment contribuer à l’effort commun, comme un passager clandestin... La quasi-absence de l’Union dans le soutien budgétaire à la croissance, son refus de se coordonner avec les autres grandes puissances sur ce terrain, lui a fait perdre beaucoup de crédit au G20 de Londres. Elle a laissé passer inopportunément une occasion historique de jeter les bases de ce gouvernement économique mondial dont elle ne cesse de réclamer la création.

Une réglementation submergée par la crise

La crise a montré que l’Union pouvait réagir rapidement et massivement lorsqu’elle en avait les moyens institutionnels et la volonté politique. Mais elle a aussi confirmé l’absence de mécanismes assurant une coordination des politiques économiques, l’insuffisante intégration des systèmes nationaux de supervision et de réglementation et la trop grande faiblesse des règles imposées à la finance. L’analyse que l’Union en a faite à travers le rapport du groupe de haut niveau présidé par Jacques de Larosière dresse un imposant et terrible inventaire de ces défaillances, aux niveaux européen et mondial.

D’abord, le système de supervision mondial. Mis en place après la crise asiatique de 1997, il a fait preuve d’une totale inefficacité. Le Forum de stabilité finan-cière (FSF) n’aura pas servi à quoi que ce soit d’utile. Le Fonds monétaire international (FMI) n’a guère fait mieux par ses prévisions avant la crise et sa surveillance multilatérale.

Ensuite, le système de réglementation internationale prudentielle des banques 2. Celui-ci s’est révélé également inopérant. A cause de la confiance trop grande qu’il accorde aux banques dans leurs capacités à autoévaluer leurs risques isolément, sans tenir compte de ceux liés aux interdépendances des établissements financiers et des prix des produits financiers (risque de système) en période de crise. En raison aussi de l’insuffisante attention qu’il accorde aux mouvements répétés d’emballements de confiance des banques dans les périodes de forte croissance et de méfiance dans les périodes de faible croissance (ce que les spécialistes appellent la "procyclicité" du crédit bancaire). Et ce en dépit du fait que le rôle dans les crises de ce cycle d’excès d’optimisme puis de pessimisme soit connu depuis longtemps.

Les agences de notation, dont le rôle est crucial dans la finance de marché puisqu’elles sont les seules à avoir accès à toutes les informations disponibles, ont confirmé, au-delà de leur simple inutilité, leur rôle vraiment nocif.

Les règles comptables récentes obligeant les agents à inscrire dans leur bilan les actifs financiers à leur valeur de marché ("fair value" ou "mark to market") ont, elles aussi, aggravé la crise financière : elles créent des besoins de fonds propres (de capital) transitoires pour répondre à la chute de la valeur des actifs, alors même que les marchés financiers et les banques ne peuvent plus en fournir, pour des raisons tout aussi transitoires liées à la crise.

L’absence d’informations sur les énormes marchés financiers à terme de gré à gré - depuis longtemps et régulièrement déplorée par la Banque des règlements internationaux (BRI) - a rendu impossible toute action préventive des autorités financières.

L’Union, enfin, souffre d’une très insuffisante intégration des systèmes de réglementation et de supervision. Une grande partie de la réglementation bancaire et financière (méthode d’évaluation de risques, règles de comptabilisation et de publicité des comptes...) relève encore des Etats membres. Cela favorise les pays où les règles sont les moins contraignantes, mais fragilise également l’ensemble de l’Union en incitant tous les pays à surenchérir dans la diminution des règles de prudence. La supervision microprudentielle est aussi du seul ressort national. Des comités de coordination des régulateurs nationaux au niveau de l’Union ont été mis en place 3, mais, dépourvus de réels pouvoirs de sanction, leur rôle est demeuré marginal.

Un projet de réforme consistant

Le projet de réforme contenu dans le rapport de Jacques de Larosière, adopté par la Commission, limiterait, s’il était appliqué, l’instabilité des systèmes financier et bancaire. Il permettrait aussi de mieux gérer les crises futures. Ce projet reprend à son compte pratiquement toutes les propositions de durcissement de la réglementation proposées depuis que la crise a éclaté. Elles visent, de façon générale, à contrecarrer la procyclicité du crédit, à contrer les risques systémiques, à limiter le court-termisme des prises de position des investisseurs et à améliorer la direction (gouvernance) des banques. Il est ainsi suggéré, en particulier, d’introduire un mode de provisionnement des risques de défaut des débiteurs qui dépendent de la situation conjoncturelle ("provisionnement dynamique", selon lequel les banques devraient mettre davantage de capital de côté lors des périodes de croissance), d’appliquer des règles d’encadrement (ratios prudentiels) aux opérations de hors-bilan, de réglementer et d’évaluer les agences de notation, de revoir le principe de comptabilisation des actifs à leur valeur de marché, de standardiser les produits dérivés de gré à gré sur les marchés dérivés afin de pouvoir suivre leur évolution, d’allonger la période d’attribution des bonus aux traders et aux responsables des institutions financières et de placer leurs rémunérations sous le contrôle du superviseur.

Partant du principe que les sauvetages de banques doivent rester nationaux dès lors qu’ils font toujours appel aux secours financiers publics, le rapport préconise aussi une convergence plus forte des systèmes nationaux de réglementation - sans imposer une unification - et le maintien du contrôle de leur application régulière (supervision microfinancière) par les Etats membres eux-mêmes. Est-ce encore réaliste de croire que l’Union peut faire l’économie d’une supervision commune ?

C’est surtout dans le domaine de la supervision macrofinancière que le rapport de Larosière va le plus loin et qu’il est le plus original. C’est aussi le point qui suscite de la part de certains Etats membres les réticences les plus fortes. Le projet admet que la supervision microfinancière n’est pas suffisante et qu’elle doit être complétée par une supervision macroprudentielle (au niveau de l’ensemble du système bancaire et pas seulement de chaque banque prise individuellement). Elle doit être efficace et dotée de "dents". Cette reconnaissance tardive est propre à changer bien des choses dans l’univers des crises financières. Ce nouveau type de supervision a pour but de prévenir les risques de système : contagion (même choc dans deux pays différents, interdépendance entre les pays, non-différentiation des investisseurs entre les pays d’une même zone économique ou géographique) ; mimétisme des agents accru en cas de détresse ; augmentation de la corrélation des risques entre les actifs rendant inopérantes les protections du risque par la diversification des portefeuilles.

Le rapport propose de mettre la Banque centrale européenne au coeur de la supervision macroéconomique de l’Union européenne 4. Elle aura ainsi la charge de procéder à l’analyse de la stabilité financière dans l’ensemble de l’Union, de développer un système d’alerte précoce, de définir les conditions des tests de solidité (test par les banques de leur résistance à des crises systémiques), de préciser les obligations de transmission au superviseur et de publication des résultats des établissements financiers. Par ailleurs, un système européen de supervision microfinancière (ESFS) indépendant serait créé en dehors de la BCE, mais seulement chargé d’assurer la coordination des superviseurs nationaux, sans avoir de pouvoirs propres de supervision.

Aller plus loin ?

Ces propositions de réforme portent sur les points névralgiques du système financier actuel et sur le "moteur" des crises. Pourtant, vont-elles assez loin dans le durcissement des réglementations et dans le renforcement de leur contrôle, ainsi que dans l’intégration européenne des règles et de leur supervision ? Beaucoup de questions restent en suspens. Ainsi, le texte n’explicite pas les raisons pour lesquelles, dans la finance de marché, des règles sont nécessaires et le contrôle prudentiel indispensable : asymétrie d’informations entre les acteurs ? anticipations des investisseurs intrinsèquement déstabilisatrices ? caractère conventionnel des valeurs des actifs financiers ? mauvaise adaptation aux flux continus d’innovations financières ? cupidité incorrigible des hommes ? caractère de bien public absolu de la monnaie, sans laquelle les marchés ne peuvent exister ? Selon le diagnostic, les solutions comme la place de l’Etat dans le système sont différentes.

Une autre incertitude provient du fait que le rapport distingue peu ce qui peut être fait par l’Europe seule - ou par la zone euro seule - de ce qui doit être engagé au niveau mondial. Beaucoup de recommandations ne pourront être appliquées que si elles sont mises en oeuvre par tous les pays du monde, sans exception, et si leur application est garantie par un système fiable de contraintes et de contrôle. Mais cet accord est loin d’être acquis. Les rapports préparatoires au G20, ses communiqués, reprennent certes une grande partie des propositions du rapport de Larosière, mais celles-ci n’y sont pas toutes et celles qui sont reprises y figurent sous une forme moins précise et plus ambiguë. L’Union peut-elle adopter des normes plus contraignantes que les autres sans trop pâtir des effets d’attraction des capitaux que les territoires moins réglementés exerceraient ? Pour la zone euro seule, la monnaie unique constitue-t-elle une protection suffisante contre cette concurrence par les règles ? Probablement pas. Et, dans ce cas, quelles conséquences cela peut-il avoir sur la conduite de la politique monétaire européenne ? Sans doute une pression structurelle au durcissement par des taux d’intérêt plus élevés pour compenser l’effet des réglementations plus restrictives sur les entrées de capitaux extérieurs.

Le rapport n’évoque pas non plus le sort à réserver aux innovations financières. Notamment, il ne traite pas de la question du maintien ou de l’interdiction de la titrisation. Or cette question est centrale. Ne faut-il pas restaurer une séparation stricte entre le système bancaire et les activités financières de marché ou les banques d’affaires ? Beaucoup de raisons sont apportées par la crise actuelle en faveur de cette séparation stricte imposée en 1933 par le Glass-Steagall Act. Les crises bancaires dont le retour est récent - avant le début des années 1980, les crises financières prenaient la forme de crises de changes - sont indubitablement liées à la libéralisation de la finance. Toutes les études statistiques, sans exception, y compris celles menées par le FMI, le montrent. On ne mettra pas un terme aux crises bancaires si on ne protège pas de façon complètement étanche le système bancaire national (ou régional pour l’Union européenne) des emballements de la finance de marché. Le monde bancaire doit être un monde parfaitement stable, l’univers de la finance de marché ne peut être qu’un monde agité.

Cette question ne peut pas être séparée de celle de l’aléa de moralité (prise de risque excessive par une banque parce qu’elle sait que l’Etat lui portera secours en cas de faillite). Une expression résume simplement mais assez justement cette situation pendant cette crise : "Aux banques les profits, à l’Etat les pertes liées aux prises de risques excessives". Le rapport en traite peu et il le fait dans des termes extrêmement conventionnels (ceux de "l’incertitude constructive" ou la sagesse par la seule incertitude sur la menace de la sanction). A tort. Les banques, parce qu’elles sont inévitablement grandes, structurellement interdépendantes et garantes de la monnaie - actif sans risque, donc "niveau zéro" ou référence absolue des marchés financiers, et aussi moyen de paiement, donc condition des échanges -, bénéficient de fait d’une assurance implicite de l’Etat. La sanction des banques par la faillite pour "donner une leçon aux banquiers les plus imprudents afin que les autres ne recommencent pas" est toujours pour la prochaine crise, jamais pour celle en cours. Nul ne l’ignore, les banques les premières.

Abandonner la fiction d’un système bancaire et financier rendu prudent par la peur de la faillite individuelle dans les épisodes de sous-estimation collective du risque est la condition première de la construction d’un nouveau système de supervision et de réglementation robuste. D’autant plus que le superviseur macrofinancier a bien peu de pouvoir de coercition dans le schéma envisagé, outre qu’il est séparé de la supervision microfinancière : il dispose du droit de saisine et d’alerte de comités (dont le Comité économique et financier placé auprès du Conseil Ecofin), eux-mêmes non dotés de pouvoir de coercition direct. Les "dents" du superviseur macrofinancier sont bien peu acérées et ses grognements risquent de ne pas faire peur à beaucoup de financiers.

  • 1. On pourra se reporter notamment (www.g20.org) au communiqué final du Sommet du G20 d’avril 2009 et à sa déclaration sur le renforcement du système financier, ainsi qu’aux deux rapports du 25 mars 2009 des groupes de travail du G20 sur "la consolidation d’une régulation saine et le renforcement de la transparence" et "le renforcement de la coopération internationale et la promotion de l’intégrité des marchés financiers".
  • 2. Dit "Bâle 1", car Bâle 2 n’est appliqué en Europe que depuis le 1er janvier 2008 et ne le sera aux Etats-Unis qu’à partir du 1er avril 2010.
  • 3. Le Committee of European Securities Regulators (CESR), pour les marchés d’actions ; le Committee of European Banking Supervisors (CEBS), pour les banques ; le Committee of European Insurance and Occupational Pensions Supervisors (CEIOPS), pour les assurances.
  • 4. Pour tenir compte des pays n’appartenant pas à la zone euro, la mission de supervision macroéconomique serait en fait assurée par une nouvelle institution : le European Systemic Risk Council (ESRC), placé sous l’autorité de la Banque centrale européenne et bénéficiant de son soutien logistique.

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