Antoine Moreau-Dusault
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Entretien

« Prigojine est devenu un parasite indispensable à la survie du régime poutinien »

7 min
Kévin Limonier Maître de conférences en géographie et études slaves à l'Institut français de géopolitique - Paris VIII

La rébellion avortée de l’oligarque Evguéni Prigojine, qui a marché vers Moscou avec sa milice privée Wagner avant de faire machine arrière, a mis en lumière les rivalités au cœur du pouvoir russe.

Elle a aussi confirmé la puissance de ce sexagénaire richissime, dont la fortune est impossible à évaluer tant elle repose sur des activités multiples, des montages financiers opaques et pléthore de sociétés écrans.

Personnage mafieux issu de la Russie post-soviétique, Prigojine a su s’infiltrer dans les rouages du régime de Vladimir Poutine et accompagner les visées géopolitiques du « Tsar ». Kévin Limonier, maître de conférences à l’université Paris-VIII, spécialiste de la géopolitique et du cyberespace russophone, retrace son ascension.

Après sa sortie de prison dans les années 1990, pour vol, escroquerie et participation à un réseau de prostitution, Evguéni Prigojine devient un entrepreneur à succès. Comment l’expliquer ?

Kevin Limonier : Très peu d’informations sont disponibles sur cette partie de la vie de Prigojine. Premièrement, personne ne sait exactement quand il rencontre Vladimir Poutine, même si on suppose que c’est à cette période. Deuxièmement, très peu de données existent sur les origines de sa fortune.

Il a probablement gagné beaucoup d’argent dans la restauration de luxe à Saint Pétersbourg, notamment en ouvrant un restaurant où Vladimir Poutine avait l’habitude d’aller et où il conviait les chefs d’Etats étrangers comme Bush, Chirac, etc.

Ensuite, Prigojine a fait fortune en décrochant les marchés publics de la restauration collective pour les écoles, les fonctionnaires, pour l’armée. Cela veut dire qu’il a alors des liens étroits avec le pouvoir ?

K. L. : Absolument. C’est une logique de progression capitalistique très courante dans la Russie post-soviétique, un Etat structuré par la corruption. A tous les étages, au niveau de la Fédération dans son ensemble, des régions, des villes, se sont développés des systèmes clientélistes où des hommes d’affaires vont se partager des marchés, des terrains, des industries.

Visiblement Prigojine réussit à se faire une place dans le marché de la restauration collective, dans les régions de Saint Pétersbourg et Moscou, avec son entreprise Concord – qui existe toujours et dont il se sert aujourd’hui pour faire passer ses communiqués de presse.

C’est un modèle économique extrêmement peu original dans la Russie des années 1990 et 2000.

Puis vers 2014, il participe à la création de Wagner, une société militaire privée. Comment cela se déroule-t-il ?

K. L. : La date de création de Wagner est sujette à caution, dans la mesure où il n’a pas d’entreprise qui existe sous ce nom. Wagner est plutôt comme une franchise qui va permettre à une myriade d’entités d’avoir une identité marketing.

On retient donc souvent la date de 2014, qui marque en fait la fin d’un processus qui débute vers 2011-2012. A cette période, Vladimir Poutine se présente pour un troisième mandat, puis est donc réélu.

« Prigojine s’est transformé en entrepreneur d’influence, qui va faire fructifier un capital en accompagnant le retour géopolitique de la Russie dans le monde »

Cela a entraîné les plus grosses mobilisations populaires depuis la chute de l’URSS. Les manifestations sont alors organisées sur les réseaux sociaux, qui sont relativement nouveaux et mal connus des autorités. Le FSB n’a aucun moyen de contrôler les réseaux sociaux ou d’identifier les meneurs. C’est la panique.

C’est à cette époque que l’on voit apparaître sur les réseaux sociaux les premiers trolls et robots qui vont massivement publier des messages hostiles aux leaders des manifestations comme Alexeï Navalny. Des indices sérieux montrent qu’ils proviendraient de Prigojine ou de ses proches.

Entre 2011 et 2014, il y a une lente montée en puissance du « mercenariat numérique ». En parallèle, on sait que le ministère de la défense russe souhaite créer des sociétés militaires privées. Et pour des raisons qu’on ignore, probablement dues aux accointances de Prigojine avec le pouvoir et à son empressement d’occuper l’espace informationnel, les autorités vont lui proposer d’en créer une.

C’est là que le restaurateur se transforme en entrepreneur d’influence, c’est-à-dire un acteur qui va faire fructifier un capital en accompagnant le retour géopolitique de la Russie dans le monde.

Prigojine a dû investir dans le mercenariat numérique puis dans la milice Wagner, ce qui coûte cher. Dans quelle mesure le gouvernement russe a-t-il participé au financement ?

K. L. : Une « ferme à trolls » [un regroupement de hackers diffusant de fausses informations, ndlr] ne coûte pas cher. A l’inverse, une société militaire privée (SMP) demande bien sûr des moyens, de la logistique.

Poutine a annoncé mardi que Wagner avait été financé par le budget du ministère de la Défense [à hauteur de plus de 920 millions d’euros sur les douze derniers mois, ndlr]. Ce dernier voyait probablement d’un très bon œil le fait de compter sur une SMP qui pouvait agir sur certains fronts sans engager la responsabilité de l’Etat.

Wagner a permis aux autorités russes d’être longtemps dans le déni, même si aujourd’hui cela change, puisque l’administration présidentielle reconnaît ses liens directs avec la structure.

En revanche, on ne sait pas dans quelle mesure Prigojine a investi de sa fortune personnelle dans la SMP.

En se faisant embaucher par différents chefs d’Etat ou chefs de guerre, Wagner récupère ensuite des contrats, l’exploitation de mines par exemple. Cela lui rapporte-t-il beaucoup d’argent ?

K. L. : Tout à fait. Le modèle économique de Prigojine en Afrique repose sur trois piliers. Premièrement, la sécurité privée. Cela correspond à la fourniture de troupes supplétives à la Russie sur certains théâtres d’opérations comme en Syrie.

On ne dispose pas de preuves formelles, mais il pourrait également s’agir de contrats de prestations passés avec des Etats dans lesquels la galaxie Prigojine s’installe. Wagner sert par exemple de garde prétorienne au régime centrafricain.

Le deuxième pilier, c’est l’exploitation des matières premières et des ressources. Il s’agit de mines d’or, de diamant, l’exploitation forestière. Le collectif All eyes on Wagner tente de les documenter sur son site internet.

Le troisième pilier, ce sont les manœuvres informationnelles, c’est-à-dire les opérations d’influence en ligne. Ce n’est pas le secteur le plus rémunérateur économiquement parlant, mais Prigojine devient ainsi l’une des principales courroies de transmission de la parole russe sur le continent africain.

Hors d’Afrique, est-ce qu’il y a d’autres secteurs dans lesquels Evguéni Prigojine a investi ?

K. L. : Il dispose d’un empire immobilier à Saint-Pétersbourg, qui génère énormément d’argent. Prigojine était jusque-là très présent dans le secteur du BTP, en décrochant beaucoup de marchés publics émis par le ministère de la Défense. Il est aussi un magnat de la presse numérique, avec des dizaines de sites d’informations dans les régions russes.

Toute la galaxie Prigojine se compose de sociétés écrans, qui sont parfois liées entre elles par des adresses mail ou des numéros de téléphone communs. Se construire un tel réseau est une stratégie typique du monde des affaires post-soviétique. Dans ces pays instables, il vaut mieux ne pas mettre tous ses œufs dans le même panier et donc segmenter l’activité entre plusieurs entités.

Après la rébellion des 23 et 24 juin, on peut se demander dans quelle mesure Prigojine est indépendant économiquement du Kremlin. A-t-il les moyens financiers pour faire tourner tout ou partie de son business sans Poutine ?

K. L. : C’est la grande question. On sait qu’il a essayé de diversifier ses sources de revenus, en tentant par exemple de prendre la mine de sel de Soledar, en Ukraine, en marge de la bataille de Bakhmout. Son empire foncier pétersbourgeois est indépendant du pouvoir. Mais dans quelle mesure cela suffit-il pour financer ses structures, on l’ignore.

Avec la déliquescence de l’Etat russe et la disparition des services publics, qui ont été remplacés par des machines à faire de l’argent, des personnages parasitaires comme Prigojine ont émergé et se sont mis à acquérir de plus en plus de pouvoir. L’oligarque est devenu un parasite indispensable à la survie du régime poutinien.

Maintenant, l’empire de Prigojine a pris une telle ampleur que l’on arrive à un point de bascule. Il a su se positionner sur tous les enjeux centraux pour le Kremlin : la guerre en Ukraine, le dispositif informationnel russe à l’étranger. Il en tire un rapport de force. Ensuite, Prigojine est-il assez puissant pour se passer de Vladimir Poutine, je ne sais pas.

Propos recueillis par Eva Moysan

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Commentaires (3)
Françoise CLERC 03/07/2023
L'exil de Prigogine en Biélorussie n'est-il pas en fin de compte une manœuvre à double sens : l'éloigner mais aussi l'utiliser pour ouvrir un nouveau front ou simplement réaliser une diversion au nord de l'Ukraine ? La résolution du "conflit" entre Poutine et Prigojine semble bien rapide. On peut supposer qu'il y a eu un marché entre les deux hommes.
Jean-Jacques Chavigné 02/07/2023
Que Prigojine soit un parasite, sans doute, même s'il serait intéressant de savoir ce que peut signifier le fait d'être une parasite dans le régime de Poutine. Mais en quoi est-il indispensable ? Ce n'est pas, malheureusement, cet entretien qui nous renseignera. Cordialement, JJC
elegehesse 01/07/2023
Qui peut encore soutenir verbalement la dictature de pootine ?
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