Reportage

Production de masques : guerre des modèles en terre bretonne

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En Côtes-d’Armor, un projet coopératif de production de masques recueillant un large soutien local se voit concurrencé par l’ambitieux projet d’un investisseur libano-suisse.

En marge des productions de masques locales, les Celluloses de Brocéliande ou encore Armor Lux (photo), deux modèles économiques, une coopérative versus une société capitalistique, s'affrontent pour produire des masques chirurgicaux et FFP2. PHOTO : Réa

Le 10 octobre, d’étranges supporters se réuniront dans les locaux de l’En avant Guingamp, le célèbre club de foot du département Côtes-d’Armor, au nord de la Bretagne. Accourus de tout l’ouest du pays, et même de plus loin, ils ne seront pas là pour parler ballon rond, mais pour participer à l’assemblée générale constitutive de la Coop des Masques. Dernière ligne droite avant l’ouverture à Grâces, commune voisine de Guingamp, d’une usine…

 

Le 10 octobre, d’étranges supporters se réuniront dans les locaux de l’En avant Guingamp, le célèbre club de foot du département Côtes-d’Armor, au nord de la Bretagne. Accourus de tout l’ouest du pays, et même de plus loin, ils ne seront pas là pour parler ballon rond, mais pour participer à l’assemblée générale constitutive de la Coop des Masques. Dernière ligne droite avant l’ouverture à Grâces, commune voisine de Guingamp, d’une usine de fabrication de masques médicaux (chirurgicaux et FFP2), employant 30 à 45 personnes et d’une capacité de 30 à 45 millions d’unités par an.

L’événement se veut symbolique de la mobilisation des citoyens, des producteurs, des territoires, contre le capital global. Pour comprendre, il faut revenir au début de l’année, lorsque René Louail, agriculteur, ex-porte parole de la Confédération paysanne (en même temps que José Bové) et élu régional écologiste se retrouve à Plaintel, à 12 kilomètres de Saint-Brieuc sur le site de l’usine que le groupe américain Honeywell abandonne. « J’ai vu les cinq lignes de production passées à la tronçonneuse, jetées dans les bennes pour aller à la ferraille », se souvient-il. Derrière, il reste quelques palettes de masques qu’on va brûler. Ces masques dont la France ne sait pas encore qu’elle va en manquer cruellement.

Deux ans auparavant, Honeywell, après avoir envoyé la production en Tunisie, venait de fermer définitivement la principale unité française de production de masques, constituée en 2006 tout exprès pour fournir le stock de l’Etat. Isabelle Sagorin était des 20 derniers salariés : « J’ai travaillé trente ans dans cette usine. J’ai eu un choc à la fermeture, et croyez-moi, ça vous poursuit », raconte l’ancienne conductrice de ligne.

Le retour d’une production de masques dans le département, pour Isabelle, c’est donc une double revanche, contre Honeywell « qui a fermé pour des raisons uniquement financières » d’abord, et contre les médias ensuite. « A l’époque, personne n’a parlé de nous. »

Un projet fédérateur

Dès janvier 2020, Serge Le Quéau, animateur du syndicat Solidaires dans les Côtes-d’Armor, fait connaître le scandale de la fermeture Plaintel, qui devient le symbole à la fois de l’impéritie de l’Etat, qui a laissé faire, et du cynisme du capitalisme financier mondialisé. Mais pour Serge Le Quéau et René Louail, il faut faire mieux : « Il fallait profiter du Covid pour relocaliser la production. C’était une occasion historique », racontent-ils.

Un comité de soutien – où l’on retrouve les Attac, écologistes, LFI, la FSU et Solidaires – se met en place et obtient rapidement 14 000 signatures. Mais René Louail doit lâcher l’affaire. Atteint d’une forme sévère du coronavirus en mars, il a juste le temps de dire à Serge Le Quéau avant d’entrer aux urgences : « Appelle Guy Hascoët ! »

L’idée est de faire coopérer ceux qui ont intérêt à une production locale de matériels de protection : collectivités, entreprises, associations...

L’ancien secrétaire d’Etat à l’Economie solidaire de Lionel Jospin (2000-2002) va bâtir une solution autour d’un dispositif qu’il connaît pour l’avoir porté devant le Parlement : la Société coopérative d’intérêt collectif (SCIC), qui permet d’associer salariés, collectivités locales, entreprises, et même le public autour d’un projet. Ce sera la Coop des Masques.

L’idée est de faire coopérer ceux qui ont intérêt à une production locale de matériels de protection. Faire entrer des entreprises, des collectivités locales, des associations, des organisations professionnelles qui ont besoin de masques tout au long de l’année. Comme le BTP ou l’agroalimentaire, la fédération régionale hospitalière, les Ehpad, les communes... En prenant une part du capital, elles réservent aussi une part de la production.

Guy Hascoët trouve auprès d’elles une écoute intéressée. « Les directions ont été traumatisées par la pénurie. Elles veulent absolument éviter de revivre une telle angoisse vis-à-vis de leurs salariés », raconte-t-il.

Côté collectivités, la partie est moins facile. Le projet de Coop sent trop la gauche alternative pour certains. Très vite, la CFDT prend ses distances vis-à-vis d’un projet à l’initiative de Solidaires. De vieilles rancœurs séparent écologistes et socialistes en Bretagne.

Mais Guy Hascoët, qui dirigeait la liste écolo concurrente du PS aux régionales de 2015, emporte la décision du président socialiste Loïg Chesnay-Girard quand on apprend que les Etats-Unis se sont permis, sur un aéroport d’Europe centrale, de détourner à leur profit une cargaison de masques destinée à la France. Le président du conseil départemental, le LR Alain Cadec, débloque ensuite la participation du département et ne changera pas d’avis, malgré les pressions de son camp.

Concurrent surprise

Et il y en a. En avril, la ministre déléguée à l’Industrie Agnès Pannier-Runacher fait vite connaître son opposition au projet. « Les capacités de production de masques sont suffisantes », dit-elle devant les députés. La ministre avait parlé trop vite. En visite deux jours plus tard, Emmanuel Macron renverse la vapeur.

Surtout, début mai, surgit un autre – pour ne pas dire « contre » – projet. Un jeune homme d’affaires libano-suisse, Abdallah Chatila, se présente subitement à Saint-Brieuc, encadré par le député LR Marc Le Fur et son collègue LREM Joachim Son-Forget, élu des Français de Suisse et du Luxembourg.

L’héritier d’un des plus gros joailliers de la place de Genève, s’est rendu célèbre en affrétant plusieurs avions pour approvisionner la Confédération helvétique en masques chinois. Devant la presse et les élus médusés, il assure qu’il peut investir 15 à 20 millions d’euros, sans aides publiques, et acquiert dans la foulée les locaux que la Coop des masques devait occuper dans les anciennes usines Chaffoteaux et Maury près de Saint Brieuc, pour sa société M3 Sanitrade.

Mieux, il fait de Jean-Jacques Fuan, l’ancien directeur général de l’usine de Plaintel, qui jusqu’alors s’était impliqué dans le projet coopératif, son conseiller stratégique de M3 Sanitrade. Celui-ci recrutera ensuite d’ex-salariés, comme Isabelle Sagorin.

Là où Guy Hascoët vise les acteurs régionaux et l’enracinement dans le territoire, Jean-Jacques Fuan défend un projet axé sur le marché mondial

Au lieu d’une usine, le département devrait donc en compter deux d’ici à la fin de l’année. Deux modèles économiques s’affrontent, même si chacun appelle officiellement à la coopération.

Là où Guy Hascoët vise les acteurs régionaux, voire hexagonaux, et l’enracinement dans le territoire, Jean-Jacques Fuan défend un projet axé sur le marché mondial. A commencer par la Suisse. L’usine devrait produire jusqu’à 250 millions de masques par an, de préférence des FFP2 pour l’industrie, avec 200 à 300 emplois à la clé. Ce serait la plus grosse unité de l’Hexagone.

Officiellement les deux projets ne sont pas concurrents, assure-t-on des deux côtés. Mais les langues se délient vite. « Le projet privé est un vrai coup de Trafalgar. Et il n’y a aucune raison de donner de l’argent public à un spéculateur libano-suisse », s’emporte-t-on côté Coop. « La Coop a du mal à réunir les fonds, et elle n’a le soutien de la région qu’à cause des élections prochaines, où les socialistes auront besoin des écolos pour garder la région », balance-t-on de l’autre bord.

Encore 1 million à trouver

La Coop et M3 Sanitrade ont toutes deux répondu à l’appel à manifestation d’intérêt (AMI) de l’Etat pour installer une unité de production du « meltblown », le tissu à base de polypropylène qui laisse passer l’air d’un côté et le retient de l’autre. A la clé jusqu’à 3 millions d’euros de subvention. Celui des deux qui l’emportera aura une position dominante. « J’ai prévenu la Coop que nous pourrions leur vendre une part de notre production », annonce par avance, grand seigneur, Jean-Jacques Fuan.

La Coop des masques a surmonté les épreuves. Un nouveau directeur est recruté, et des locaux d’une ancienne usine Alcatel à Grâces, proche de Guingamp, achetés par Immo Brei, bras immobilier de la Région. Des salariés retraités d’Honeywell se sont engagés à venir former leurs successeurs.

Et l’argent rentre. Il faut trouver 2 millions d’euros d’ici la fin de l’année 2021. Pour l’heure les 1 300 souscripteurs particuliers ont déjà versé 157 000 euros dans la caisse. Le Conseil régional apportera de 300 000 euros, le département des Côtes-d’Armor 50 000 euros, comme Guingamp-Paimpol Agglomération. Le 20 septembre, Guy Hascoêt assurait avoir déjà 950 000 euros en capital, dont 135 000 venant des souscripteurs individuels. Il est optimiste : « A Noël, on atteindra 1,5 million, j’en suis sûr. »

En décembre au plus tard, à Ploufragan comme à Grâces, les machines, produites en région Auvergne-Rhône-Alpes, devraient commencer à sortir les premiers masques. Le match se déplacera alors sur le terrain de la production. René Louail tire la leçon : « La crise sanitaire nous a fait reprendre nos vies à bras-le-corps. Il faut cesser d’être dépendants. Nous allons prouver que nous ne sommes pas un contre-modèle, mais LE modèle… »

À la une

Commentaires (4)
Thierry 27/09/2020
Mais quelle pérennité pour cette usine de masques si l'état et les collectivités ne s'engagent pas à lui acheter la production dont ils auront besoin? A mon sens, on va retrouver un pb de prix par rapport à la Chine et va se poser à nouveau la question de la rentabilité de l'usine. Le pb des masques c'est avant tout un pb d'organisation, même si ils viennent de Chine. Organisation toujours de planifier une fabrication locale en urgence si besoin en cas de pb d'approvisionnement.
René 27/09/2020
Avec les personnalités fantasques de ces 3 personnes (2 députés qui godillent en politique et un milliardaire helvetico-libanais), on peut douter de la volonté d'un investissement pérenne de leur projet qui a avant tout l'air d'être une grosse opération de communication. Tout en mettant des bâtons dans les roues d'un autre projet plus social et solidaire.
FL 25/09/2020
"Le président du conseil départemental, le LR Alain Cadec ( et non Roger)"
Vincent G 25/09/2020

Bonjour, 
Merci de votre vigilance, c’est corrigé ! 
Cordialement, 
Vincent G pour AE

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