Impôts

Ras-le bol fiscal : pas sûr que la tension retombe

11 min
Il n’est pas sûr que les mesures présentées par Emmanuel Macron le 10 décembre suffisent à calmer le ras-le-bol fiscal exprimé ces dernières semaines par les Français. PHOTO : Prensa Internacional/ZUMA/REA

Mis sous pression par les gilets jaunes, le président de la République a proposé le 10 décembre quelques mesures en faveur du pouvoir d’achat des smicards et un aménagement fiscal pour les retraités, ces derniers ne subissant la hausse de 1,7 point de contribution sociale généralisée (CSG) que si leurs revenus sont supérieurs à 2 000 euros, contre 1 200 euros auparavant.

Pas sûr que cela suffise à calmer le ras-le-bol fiscal exprimé ces dernières semaines par les Français. Cette réponse n’est censée représenter qu’une première étape. Le Premier ministre Edouard Philippe avait annoncé dès le 4 décembre des états généraux de la fiscalité. « Les Français veulent que les impôts baissent et savoir à quoi ils servent ? » Banco : prenons trois mois pour tout mettre à plat. Et il a déjà son idée sur le sujet : « Nos impôts sur les plus élevés d’Europe, notre système fiscal est terriblement complexe et il est souvent critiqué parce qu’il serait injuste. » Il aurait pu ajouter, bref, les Français en ont marre !

En 2017, la somme des impôts et des cotisations sociales payés en France a dépassé la barre symbolique des 1 000 milliards. Un chiffre impressionnant, équivalent à 45,3 % du PIB

Il est vrai qu’avec 1 038 milliards d’euros en 2017, la somme des impôts et des cotisations sociales payés en France, ce que l’on appelle les prélèvements obligatoires, a dépassé la barre symbolique des 1 000 milliards. Un chiffre impressionnant, équivalent à 45,3 % du produit intérieur brut (PIB) de la richesse produite cette année-là. C’est tout simplement le plus haut niveau jamais atteint en France depuis le début du XXe siècle, c’est-à-dire depuis la mise en place de notre système d’imposition moderne. Selon les données de l’OCDE, c’était, en 2017, le plus élevé au monde.

Ras-le-bol fiscal

De quoi comprendre pourquoi dans un sondage Ipsos de début novembre 2018, 67 % des personnes interrogées jugent ce niveau d’imposition excessif. Le ras-le-bol fiscal, exprimé ces dernières semaines par la voix des gilets jaunes, ne serait que l’expression d’un mécontentement justifié face à une pression devenue lourde à supporter. « Ce que dit cette crise, c’est le sens profond du consentement à l’impôt », avait même déclaré le président de la République fin novembre, suggérant que le fardeau fiscal est tel que l’on est parvenu au point où les Français se demandent s’il est encore justifié de payer ses impôts. Seulement un peu plus de la moitié (54 %) déclarent encore avoir le sentiment de réaliser un acte citoyen en s’en acquittant, mais jusqu’à quand ?

Et pourtant lorsque, dans le même sondage, on demande ce qui justifie de les payer, les réponses sont claires : les trois premières raisons sont la volonté de bénéficier d’un service public important, notamment en matière de santé et d’éducation, la nécessité de maintenir un haut niveau de protection sociale et le souhait de redistribuer les richesses pour réduire les inégalités. Trois choix collectifs qui réclament un haut niveau d’imposition. Comment s’explique alors le désamour des Français face à l’impôt ?

Un peu de recul

On a l’habitude de mesurer le niveau de la pression fiscale pesant sur une économie en additionnant les divers impôts et taxes au total des cotisations sociales. Une facilité qui permet de réaliser des comparaisons internationales, mais qui n’est pas forcément justifiée sur le plan économique. Par exemple, quand l’Etat paie ses salariés, il ne prélève pas un montant équivalent sur le reste de l’économie, puisqu’il récupère une partie de ses dépenses par le paiement de l’impôt sur le revenu et de la CSG, ou bien lorsqu’il paie ses cotisations employeur, il fournit des recettes à la Sécurité sociale, etc.

Tout cela correspond à des recettes fiscales qui résultent d’un jeu d’écritures entre administrations. Lorsque des économistes ont tenté de mesurer ce que serait le taux de prélèvements obligatoires – les prélèvements obligatoires ramenés au PIB – sans ces recettes « autofinancées », ils se sont aperçus qu’il était inférieur de dix points au offciel1 ! 

Ce que la puissance publique nous enlève de nos revenus est en fait intimement corrélé à sa capacité à nous soutenir dans les moments difficiles

Cela dit, même inférieur, un regard en longue période montre une forte progression du taux de prélèvement. Il se situait autour de 11 %à 15 % au début du XXe siècle. La crise des années 1930 et, surtout, celle des années 1970-1980 ont fait franchir des paliers importants au prélèvement fiscal, le ralentissement du début des années 1990 et la crise des subprime ajoutant des marches supplémentaires. Ce regard historique montre que ce que la puissance publique nous enlève de nos revenus est en fait intimement corrélé à sa capacité à nous soutenir dans les moments difficiles.

Et c’est plus vrai en France que dans les autres pays : selon les données de l’OCDE, avec des cotisations sociales équivalentes à 16,8 % du PIB en 2017, la France se classe en tête de l’ensemble des pays. On peut le confirmer en décomposant les recettes fiscales par type d’administration. L’essentiel de la progression en longue période tient aux besoins financiers de la protection sociale et, dans une moindre mesure, à ceux des collectivités locales.

Les ménages en première ligne

D’où viennent les ressources fiscales des administrations publiques ? Les impôts en représentent un peu plus de 60 % et les cotisations sociales le reste. La TVA et la CSG, les deux impôts les moins progressifs, constituent l’essentiel (un quart) de ce qui est payé par les ménages, tandis que divers impôts à la production représentent le principal prélèvement sur les entreprises, loin devant l’impôt sur les sociétés, une exception française en Europe.

Au final, qui contribue et dans quelle proportion ? Un argument revient de manière récurrente : quel que soit le prélèvement, ce sont toujours les ménages qui paient. Le raisonnement est simple : quand on taxe plus les entreprises, elles le font payer aux consommateurs en augmentant leur prix, aux salariés en contenant leur salaire ou aux actionnaires en diminuant les dividendes. La France, qui dispose du taux de prélèvements obligatoire le plus élevé au monde, devrait donc être la championne de l’inflation, de la faiblesse des salaires et de la distribution de dividendes. Or, quelle que soit la variable retenue, ce n’est pas le cas.

Les entreprises, y compris les travailleurs indépendants, paient un peu plus de 70 % des cotisations sociales et les ménages le reste

En fait, les entreprises (y compris les travailleurs indépendants) paient un peu plus de 70 % des cotisations sociales et les ménages le reste. Si l’on ajoute les impôts payés par chacun des acteurs selon que l’assiette porte sur des revenus des particuliers ou des entreprises, on constate que les ménages sont les premiers contributeurs fiscaux avec 59,3 % des prélèvements totaux en 2017, contre 40,7 % pour les entreprises. Si les états généraux souhaités par le Premier ministre prennent la voie du souhait d’un rééquilibrage, la direction est tout indiquée. Reste alors le travail délicat de déterminer quels prélèvements doivent être modifiés et dans quel sens.

Un sentiment d’injustice

Au-delà du niveau des impôts, le ras-le-bol fiscal se nourrit également d’un sentiment d’injustice lié au fait que les plus riches et les grandes entreprises ne paient pas leur juste part et ont été les privilégiés de la politique fiscale. Selon les données du World Inequality Lab de l’Ecole d’économie de Paris, la part du revenu détenue par les 1 % les plus riches est passée de 7,7 % en 1983 à 11 % en 2014. Ils détiennent environ un quart du patrimoine national, contre 6,3 % pour la moitié des Français les plus pauvres.

Selon le World Inequality Lab de l’Ecole d’économie de Paris, la part du revenu détenue par les 1 % les plus riches est passée de 7,7 % en 1983 à 11 % en 2014

La suppression partielle de l’impôt sur la fortune (ISF) et la baisse de la taxation des revenus du capital (intérêts, dividendes…), ramenée à un maximum de 30 % par l’instauration du prélèvement forfaitaire unique, a diminué la capacité du système fiscal à réduire ces inégalités. Dans le programme du candidat Macron, on pouvait lire qu’« au total, la réforme de la fiscalité du capital se fera à coût nul ». Les placements financiers représentent 90 % des patrimoines supérieurs à 10 millions d’euros et 2 % pour ceux dont le patrimoine est inférieur à 7 500 euros…

Les données de la Commission européenne confirment une évolution de long terme du système fiscal français vers une moindre taxation des plus aisés. Le taux maximum d’imposition pour les revenus les plus élevés a ainsi chuté de 59,1 % en 1995 à 50,2 % en 2017. Dans le même temps, le taux d’imposition le plus élevé pour les entreprises est passé d’un maximum de 41,7 % en 1997-1998 à 34,4 % en 2018. A l’inverse, le taux de TVA maximum, celui que paient au quotidien tous les consommateurs, a grimpé sur la même période de 19,6 % à 20 %.

Des riches moins imposés

Le montant constaté des prélèvements obligatoires ne correspond pas au rendement que l’on pourrait attendre de notre système fiscal. Car une partie des recettes est perdue du fait des politiques d’évitement fiscal mises en œuvre par les ménages les plus aisés et par les entreprises. Les estimations sont bien entendu complexes, mais on dispose tout de même de quelques données.

En 2016, l’Acoss, la caisse centrale de la sécurité sociale, avait estimé que le montant éludé par les employeurs s’établissait, au minimum, entre 2,2 % et 2,6 % des cotisations sociales, soit de l’ordre de 8 à 10 milliards aujourd’hui.

Le syndicat de Bercy, Solidaires finances publiques, estime que de 80 à 100 milliards sont perdus chaque année en fraude fiscale

 

De son côté, dans un rapport de 2013, le syndicat de Bercy, Solidaires finances publiques, avait fourni une estimation de la fraude fiscale la situant dans une fourchette entre 60 et 80 milliards d’euros. Reprenant ses calculs en septembre 2018, le syndicat aboutit à un nouveau montant de 80 à 100 milliards perdus chaque année, soit une estimation identique à celle publiée l’été dernier par l’ancien directeur des impôts André Barilari2.

L’ensemble des enquêtes menées par les consortiums d’investigation journalistique – « Panama Papers », « Paradise Papers », etc. – ont confirmé ce que l’on savait déjà depuis longtemps. Les clients des pratiques fiscales occultes se recrutent parmi les revenus les plus élevés. Dans le même temps, les enquêtes menées sous l’égide de la Commissaire européenne Margrethe Vestager souligne le recours des grandes entreprises à des mécanismes leur permettant de réduire quasiment à 0 (0,005 % pour Apple) leur taux d’imposition. Une lutte sans merci contre ces pratiques remplirait les caisses et renforcerait le consentement à l’impôt.

Une redistribution importante

Si la fiscalité française est élevée, elle permet de réduire à proportion les inégalités de revenus « primaires », celles qui découlent des différences de salaires ou de retraites. Ainsi en 2017, selon l’Insee, pour une personne seule, avant impôts et cotisations sociales, les 10 % les plus riches gagnent en moyenne 22,4 fois plus que les 10 % les plus pauvres.

Une fois les impôts prélevés et les cotisations sociales versées, le rapport n’est plus que de 1 à 5,6. Jusqu’au 20 % les plus pauvres, les impôts et cotisations sociales représentent un prélèvement équivalent à 5 % de leurs revenus, contre 20 % pour les 20 % les plus riches. Ce n’est que lorsque l’on se situe parmi les 40 % les plus aisés (plus de 2 430 euros de revenu moyen mensuel) que les cotisations deviennent plus élevées que les prestations reçues.

La fiscalité sert également à combler les revenus des Français du bas de l’échelle. En 2015, 14,2 % des Français vivaient sous le seuil de pauvreté fixé à 60 % du revenu médian (1 096 euros) : ils sont 22,3 % dans ce cas avant transferts fiscaux et sociaux. Les prestations familiales, les allocations logement et les minima sociaux représentent les principales sources de revenus complémentaires qui permettent de faire baisser le taux de pauvreté.

Les prestations familiales, les allocations logements et les minima sociaux représentent les principales sources de revenus complémentaires qui permettent de faire baisser le taux de pauvreté

Enfin, la redistribution est également territoriale. On le sait peu mais les territoires ruraux les plus pauvres sont ceux qui bénéficient le plus de transferts d’argent public. Cela ne signifie pas que le niveau d’équipements en gendarmerie, écoles, médecins, etc., soit satisfaisant. Mais ce serait pire sans cette redistribution territoriale.

Le politiste Vincent Tiberj a bâti un indicateur qui mesure depuis quarante ans les préférences des Français. Il montre pour 2018 un niveau de demandes sociales et de redistribution atteignant un pic historique. En même temps qu’un sentiment diffus de ras-le-bol fiscal exprimé par une partie de la population, nous n’avons jamais autant attendu de la collectivité à laquelle nous appartenons. Il faudra bien trois mois de débat collectif pour réconcilier les deux.

  • 1. Le calcul a été fait au début des années 1980. Voir « La pression fiscale : une limite à l’intervention publique ? », par Bruno Théret et Didier Uri, Critique de l’économie politique no 21, octobre-décembre 1982.
  • 2. Voir « La fraude fiscale : les mots et les chiffres », Gestion & Finances Publiques no 3, mai-juin 2018.

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Commentaires (8)
Yves V 16/12/2018
La situation n'est pas prêt de s'améliorer avec la transition écologique qui va rogner les gains de productivité des autres secteurs, et la croissance qui restera atone : le principal moteur de croissance aujourd'hui, c'est l'endettement et non l'amélioration de la productivité. Pas sûr qu'on puisse aller plus loin en termes d'endettement, de plus ce n'est pas souhaitable. Nous avons intérêt à nous mettre autour de la table pour s'en parler et décider de ce qu'il faut faire.
JPM 18/12/2018
Le problème n est pas de savoir ce que les Français auraient pu se partager avec le surplus de PIB;Le problème se situe plus au niveau d une fiscalité extrèmement avantageuse pour les plus aisés qui oblige l état à s endetter pour compenser ces privilèges fiscaux .Pendant ce temps le Français lambda paient des impôts indirects d autant plus lourds que ses revenus sont faibles.Pour ce qui est de la transition écologique il me semble que ce serait plutôt une chance au niveau économique .
Yves V 16/12/2018
Cela fait 10 ans que les revenus de la plupart des français n'augmente pas car le PIB d'aujourd'hui est peu différent de celui de 2008. Les français oublient ce fait et pensent que ce sont les riches qui prennent tout depuis 2008. Si nous nous repartissions entre nous ce que les plus aisés ont gagné en plus, nous n'aurions pas grand chose de plus. La non croissance + le sentiment que certains riches s'enrichissent énormément, c'est ça le gros pétard.
Pas tout compris 12/12/2018
Dans les épouvantables prélèvements français, il y a les cotisations sociales. Dans les légers prélèvements d'autres pays, ceux où il fait bon vivre (on ne sait pas pour qui), les dépenses moyennes pour par exemple se soigner sont comptabilisées comment ?
Alain 11/12/2018
Est-ce qu'il existe une étude qui a chiffré le montant réellement payé par les entreprises en enlevant les jeux d'écriture qui augmentent artificiellement les montants payés?
Adam 11/12/2018
Le conseil national des impôts notait en 1995 que le taux moyen de TVA des plus riches représentait 4% de leur revenu contre 14% pour les plus pauvres. C'est le principal impôt la moitié et le quart des prélèvements obligatoire. Une telle différence d'imposition est réellement une prime au plus riches.
ETIEN 12/12/2018
Absolument vous avez raison et le mérite de l'article de Christian Chavagneux est de bien refixer tout cela. Beaucoup de gens ne savent pas ce qu'ils paient et à quoi cela sert et répètent l'antienne : "on n'en peut plus on paie trop d'impôts ". Cependant sans ces prélèvements obligatoires quid des services publics de base santé, éducation, transport, eau, assainissement, sécurité, etc
Adam 11/12/2018
Le conseil national des impôts notait en 1995 que le taux moyen de TVA des plus riches représentait 4% de leur revenu contre 14% pour les plus pauvres. C'est le principal impôt la moitié et le quart des prélèvements obligatoire. Une telle différence d'imposition est réellement une prime au plus riches.
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