Analyse

La rémunération des grands patrons fait débat... aux USA

7 min

L’envolée de la rémunération des dirigeants est porteuse de dangers, estime un think tank américain, signe d’une prise de conscience et des limites des théories actuelles de la gouvernance

Le PDG de Discovery Communication David Vazlav, photographié dans ses bureaux de Silver Spring (Maryland) en 2012, est l'un des patrons américains les mieux rémunérés PHOTO : © Melissa GOLDEN/REDUX-REA

L’explosion de la rémunération des dirigeants des grandes entreprises se poursuit aux Etats-Unis. Un rapport du think tank américain Economic Policy Institute (EPI), vient d’en apporter une nouvelle preuve.

En 2019, la rémunération des dirigeants des 350 plus grandes entreprises américaines a encore augmenté de 14 %, pour atteindre 21,3 millions de dollars (18,1 millions d’euros). C’est 320 fois plus que celle de l’employé moyen dans ces entreprises, alors que cet écart n’était que de…

 

L’explosion de la rémunération des dirigeants des grandes entreprises se poursuit aux Etats-Unis. Un rapport du think tank américain Economic Policy Institute (EPI), vient d’en apporter une nouvelle preuve.

En 2019, la rémunération des dirigeants des 350 plus grandes entreprises américaines a encore augmenté de 14 %, pour atteindre 21,3 millions de dollars (18,1 millions d’euros). C’est 320 fois plus que celle de l’employé moyen dans ces entreprises, alors que cet écart n’était que de 1 à 21 en 1965. En France, la rémunération des dirigeants du CAC 40 est certes moindre, néanmoins elle s’élève à 5 millions d’euros en moyenne.

Petit monde et échelle de perroquet

Comment expliquer cette hausse vertigineuse ? La première explication renvoie au mode de calcul des rémunérations, qui a profondément changé au cours du temps. Aujourd’hui, celle-ci est désormais constituée aux trois quarts d’une part variable (stock-options et primes) indexée sur la valeur boursière de l’entreprise. Or, avec l’envolée des cours de Bourse depuis 2000, cette part variable a explosé.

La deuxième explication, davantage contre-intuitive, concerne le changement des règles de gouvernance d’entreprise. Depuis vingt ans, dans tous les pays les plus avancés, des codes de conduite de bonne gouvernance ont été élaborés visant à clarifier les règles de gouvernance et favoriser une plus grande transparence. Au sein des conseils d’administration ont été mis en place des comités de rémunération, qui veillent à la définition de règles concernant la rémunération. En France, les rémunérations des dirigeants sont désormais soumises au vote des assemblées générales d’actionnaires depuis la loi Sapin 2 (système du « say on pay »).

Ces règles ont été instaurées pour inciter à davantage de modération. Or c’est tout le contraire qui s’est produit. Désormais, chaque comité compare en effet la rémunération du dirigeant à celles de ses homologues du secteur. Si celle-ci est inférieure à la moyenne de celle des dirigeants du secteur, les membres du conseil d’administration estiment alors que le risque est grand, dès lors que le dirigeant est jugé performant, qu’il se vende au plus offrant. Ils proposent donc une augmentation de cette rémunération, ce qui mécaniquement accroît la rémunération moyenne des dirigeants du secteur, et ainsi de suite. C’est le syndrome de « l’échelle de perroquet » où chacun est pris dans une logique de surenchère.

Beaucoup d’administrateurs sont eux-mêmes des dirigeants qui se cooptent les uns les autres

Troisième explication, enfin : la connivence, abondamment documentée dans la littérature, entre les membres du conseil d’administration censé encadrer la rémunération du dirigeant et ce dernier. Beaucoup d’administrateurs sont eux-mêmes des dirigeants qui se cooptent les uns les autres. C’est l’effet « petit monde ». Ce risque est évidemment accru quand le dirigeant est également président du conseil d’administration (le PDG), qui est la situation majoritaire des dirigeants du CAC 40 en France.

Le besoin d’une régulation publique

Le rapport estime que cette déconnexion croissante des rémunérations est porteuse de dangers. Elle accroît les inégalités dans des proportions aberrantes, elle menace la cohésion interne des entreprises et celle de la société dans son ensemble. Les propositions du rapport sont radicales, surtout dans le contexte nord-américain. Les auteurs estiment en effet qu’il ne faut rien attendre d’une auto-régulation par les entreprises et que des solutions politiques sont nécessaires.

Trois sont proposées : l’augmentation du taux marginal d’impôt sur les hauts revenus, des lois plus contraignantes sur la gouvernance d’entreprise ouvrant le conseil d’administration à d’autres parties prenantes (les salariés notamment) afin d’exercer un réel contre-pouvoir, et enfin l’obligation, à l’instar de la France, du « say on pay » où les actionnaires votent la rémunération des dirigeants lors de leur assemblée générale.

Ces analyses et propositions rejoignent les analyses de Thomas Piketty sur les inégalités et celles d’Olivier Favereau sur la codétermination. Le point intéressant est que ces analyses trouvent un écho croissant aux Etats-Unis, patrie du libéralisme et du capitalisme triomphant.

Une théorie de la gouvernance à revoir

Il ne suffit pas, toutefois, de changer la loi pour faire évoluer les comportements. Il faut également revoir les doctrines et les fondements théoriques qui fondent la gouvernance des entreprises. L’explosion des rémunérations a pu se produire parce qu’elle a été légitimée par le modèle de la gouvernance actionnariale.

Celui-ci postule, depuis les travaux de Michael Jensen et William Meckling, que l’entreprise est la propriété des actionnaires qui sont les créanciers et, à ce titre, assument en dernier recours les risques financiers en cas de faillite. Conclusion : l’action des dirigeants doit être alignée sur leurs intérêts.

Enseigné dans toutes les business schools, et largement diffusé à travers le monde, ce modèle a justifié la mise en place de tous les systèmes d’incitation, comme les stock-options, qui indexent la rémunération des dirigeants sur la performance boursière des entreprises. Dans ce modèle, seule la performance économique et financière compte. Pour paraphraser Milton Friedman, le dirigeant n’a alors d’autre responsabilité que de maximiser les profits et d’accroître la valeur boursière pour les actionnaires.

Depuis vingt ans, la valeur boursière des entreprises augmente ans beaucoup plus vite que les profits

Le problème est que ce modèle ne fonctionne pas car on observe une décorrélation complète entre la valeur boursière, les profits et la prospérité des pays. Depuis vingt ans, la valeur boursière des entreprises augmente ans beaucoup plus vite que les profits. Et ces derniers augmentent également sans que la prospérité économique soit au rendez-vous. C’est ce que l’historien William Lazonick a résumé par la formule frappante : « profits without prosperity »

La mise en œuvre de ce modèle actionnarial sape les fondements du contrat social entre les salariés et les dirigeants. Il contribue également à la désaffection croissante de la population, et des jeunes en particulier, à l’égard des grandes entreprises comme le soulignent plusieurs études.

Performance économique et responsabilité sociale

Les premiers théoriciens de la fonction administrative et du management, comme Henri Fayol, Chester Barnard ou Peter Drücker ont tous souligné que l’autorité du chef d’entreprise ne pouvait reposer exclusivement sur la quête de performance. Sa légitimité dépend de ses actions responsables à l’égard des salariés et de la société.

Armand Hatchuel, professeur à l’Ecole des mines, rappelle d’ailleurs que cette façon de considérer la « bonne gestion » (bene gesta) comme la combinaison d’une action rationnelle et d’une action responsable est une vieille tradition en philosophie politique, qui remonte à Cicéron. La grande entreprise étant devenue une institution à part entière, aussi puissante, voire davantage que les Etats, il n’y a pas de raison de considérer différemment l’action des dirigeants politiques et de celles des dirigeants d’entreprise. On doit donc avoir des exigences similaires à leur égard.

Deux conséquences peuvent en être tirées. La première est d’ordre éthique : un dirigeant responsable devrait exiger une rémunération raisonnable comme condition de cohésion et de fondement de son autorité légitime. La seconde porte sur les règles de gouvernance : celles-ci devraient intégrer une évaluation du caractère responsable de son action. Comme cette évaluation est forcément subjective, elle ne peut se limiter à des métriques et doit être organisée avec une variété de parties concernées dans le cadre d’une gouvernance élargie et renouvelée.

Franck Aggeri est professeur de management à Mines ParisTech.

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Commentaires (4)
Thierry 20/09/2020
Il faut à mon sens relativiser. Que les actionnaires d'une boite veulent payer leur patron une fortune les regarde, dès le moment ou l'entreprise respecte la loi, notamment en matière sociale. Le pb est quand c'est la petite coteries des administrateurs de conseils de surveillance qui décide de la rémunération des copains, avec toutes les ententes et renvois d'ascenseurs habituels. C'est l'assemblé générale des actionnaires qui devrait décider chaque année de la rémunération de ses cadres.
Thierry 20/09/2020
Quant à l'immoralité de certaines rémunérations, elle regarde actionnaires et salariés dans la sphère privée et le scandale n'existe que du laxisme fiscal qui ne taxe pas normalement et sans limite ces gains. C'est un simple pb de justice fiscale à mon sens, parce que si les mecs qui gagnent des sommes folles devait en retourner 60 ou70%, voire plus en impôts ou serait donc l'injustice ? Gates et Buffet ont reversé 80% de leur fortune à la fondation Gates. Voila qui donne une base de calcul :o)
Bête de Somme 19/09/2020
Le modèle de gouvernance a beau être modifié, tant que les actionnaires exigeront l'augmentation de la valeur boursière de leurs actions et de leurs dividendes ou la recherche du profit illimité et de l'enrichissement personnel, les entreprises continueront de bafouer le contrat social. Décentralisation des usines vers des pays où la main d'œuvre est moins chère, optmisation des coûts de production par des licenciements à gogo, prenons l'exemple de l'usine Goodwear à Amiens Nord.
billy bob 15/09/2020
Ce qui est surprenant, c'est qu'ils se dégagent de toute responsabilité que l'entreprise aille mieux ou moins bien, ça sera la faute du marché. Le pouvoir donné à des gamins… ;)
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