Entreprise

Rodolphe Saadé étend son empire maritime aux routes terrestres

6 min

[Capitalisme d’influence, l’enquête] Le magnat marseillais a profité des gigantesques profits accumulés pendant le Covid pour transformer CMA CGM en une puissante entreprise de logistique et investir dans la presse.

PHOTO : Stéphane Trapier
Dossier 3/7

Depuis que CMA CGM est le sponsor principal de l’Olympique de Marseille (OM), les amateurs de ballon rond se sont familiarisés avec le logo de l’entreprise inscrit sur le maillot du club. Une renommée qui devrait croître à mesure que le poids et le pouvoir de l’armateur marseillais dans l’économie s’amplifient. Car le transporteur est en train de constituer un empire industriel qui dépasse les frontières maritimes pour s’attaquer aux rails, aux fleuves, aux routes et même au ciel.

Les superprofits sont parfois appelés « profits d’aubaine » pour qualifier le comportement d’une entreprise qui a engrangé des bénéfices importants sans réaliser d’efforts particuliers, en saisissant juste une opportunité. Ce qui s’applique parfaitement à CMA CGM… 

Depuis que CMA CGM est le sponsor principal de l’Olympique de Marseille (OM), les amateurs de ballon rond se sont familiarisés avec le logo de l’entreprise inscrit sur le maillot du club. Une renommée qui devrait croître à mesure que le poids et le pouvoir de l’armateur marseillais dans l’économie s’amplifient. Car le transporteur est en train de constituer un empire industriel qui dépasse les frontières maritimes pour s’attaquer aux rails, aux fleuves, aux routes et même au ciel.

Les superprofits sont parfois appelés « profits d’aubaine » pour qualifier le comportement d’une entreprise qui a engrangé des bénéfices importants sans réaliser d’efforts particuliers, en saisissant juste une opportunité. Ce qui s’applique parfaitement à CMA CGM.

En 2020, à mesure que les confinements sont instaurés, la consommation des pays riches, et principalement des Etats-Unis, en marchandises de toutes sortes augmente : à défaut de sorties au restaurant ou de vacances, le bien remplace le service, entraînant une demande accrue de conteneurs pour transporter consoles de jeux, appareils de cuisine ou autres vêtements depuis les lieux de fabrication, en Asie par exemple, vers les lieux de consommation, en Europe ou Amérique du Nord.

42 milliards pour changer d’échelle

Profitant de l’aubaine et de chargeurs prêts à payer cher pour que leurs marchandises embarquent, les transporteurs maritimes augmentent leurs prix, avec une multiplication par presque dix sur un an. CMA CGM, qui est le numéro 3 mondial du secteur avec 13 % de part de marché, a ainsi enregistré 42 milliards de dollars de bénéfices en l’espace de deux ans alors que ses profits annuels tournaient jusqu’alors aux alentours de centaines de millions. Un bond qui a permis au groupe de changer d’envergure.

Quand Rodolphe Saadé avait repris le gouvernail en 2017 quelques mois avant le décès de son père Jacques, il avait opéré un premier tournant du transport vers la logistique en rachetant en 2019 Ceva Logistics (ex-TNT), un géant mondial du secteur qui compte plus de 50 000 salariés.

« CMA CGM est passé d’une activité de transport maritime avec 25 000 emplois à une entreprise logistique de 150 000 personnes » – Jean-Marie Miossec, université Paul-Valéry

A partir de 2020, les superprofits post-Covid fournissent du carburant pour accélérer le virage. En 2022, Colis privé est racheté, puis Gefco, une ancienne filiale de PSA spécialisée dans le transport de véhicules, présente dans près de 50 pays et comptant plus de 10 000 salariés.

La même année, le transporteur marseillais devient également un des principaux actionnaires d’Air France (9 % du capital juste derrière l’Etat néerlandais) et lance sa compagnie aérienne cargo. Et en 2023, il acquiert Bolloré Logistics pour 4,65 milliards d’euros. Le groupe CMA CGM intègre ainsi 14 000 nouveaux salariés répartis dans 63 pays ainsi que 900 000 m2 d’entrepôts.

« La volonté de CMA CGM est d’être présent sur l’industrie de la prestation logistique pour proposer une maîtrise du flux depuis l’industriel jusqu’au distributeur, détaille Aurélien Rouquet, professeur de logistique à la Neoma Business School. L’armateur n’ambitionne plus uniquement de transporter un produit d’un port vers un autre mais de son point de départ à sa destination finale en empruntant, en plus des voies maritimes, les routes terrestres, fluviales, ferroviaires et aériennes. Cela permet aussi d’accroître sa capacité à capter des marges, car transporter et stocker est créateur de valeur. »

« Cette nouvelle orientation entraîne un changement de volume puisque CMA CGM est passé d’une activité de transport maritime avec 25 000 emplois à une entreprise logistique de 150 000 personnes », explique Jean-Marie Miossec, professeur émérite à l’université Paul-Valéry de Montpellier. CMA CGM vient ainsi concurrencer les géants comme Fedex ou DHL, voire Amazon.

Qui plus est, le transport maritime sort d’une phase intense de concentration entamée dans les années 1990, puisque les dix principales compagnies maritimes mondiales contrôlent aujourd’hui 84 % des capacités du secteur, contre 28 % à la fin des années 1970. Et les Européens sont en haut du podium, avec en première position le danois Maersk, suivi de l’italien MSC puis, en troisième position, de CMA CGM.

Sport, médias, transport

« Le transport de conteneurs est une sorte de cartel, les différentes compagnies ont noué des alliances et partenariats. Et on l’a vu pendant le Covid : elles peuvent décider conjointement de réduire leurs capacités pour faire augmenter les prix », lâche un bon connaisseur du secteur.

Dans le cas de CMA CGM, ce pouvoir économique croissant appartient à une seule personne : son patron et principal actionnaire Rodolphe Saadé. Ou plus précisément à lui et sa famille, puisqu’avec son frère et sa sœur, ils possèdent 75 % du capital de l’entreprise qui n’est pas cotée en Bourse.

Désormais, le Marseillais imite les autres grands capitalistes français en rachetant des structures à forte valeur symbolique et d’influence. En plus de l’OM, Rodolphe Saadé a acquis le groupe de presse La Provence (qui possède aussi Corse-Matin), ainsi que le journal économique La Tribune et a lancé mi-octobre La Tribune dimanche pour concurrencer Le JDD repris par Vincent Bolloré avec un rédacteur en chef d’extrême droite. Le Marseillais a aussi acquis 10 % du Groupe M6 (W9, 6ter, Paris Première, RTL…) et a investi dans le média en ligne Brut.

A mesure que les transporteurs maritimes vont contrôler le monde logistique, leur pouvoir économique va s’exercer sur d’autres champs de l’aménagement du territoire

En nouveau baron de l’économie hexagonale, Rodolphe Saadé a aussi apporté des liquidités à la compagnie Brittany Ferries qui était en mauvaise passe pendant le Covid, faute de voyageurs. Il possède aujourd’hui 12 % du capital de cette entreprise qui compte 2 500 salariés et effectue la plupart des liaisons de passagers depuis la Bretagne et la Normandie.

De même, CMA CGM a acquis en début d’année La Méridionale, la compagnie historique reliant la Corse et le Vieux Continent et possédant à ce titre une délégation de service public, mais qui était en difficulté.

Tout puissant à Marseille

Ce rôle affiché de sauveur permet aussi de jouer donnant-donnant avec les pouvoirs publics, afin d’éviter toute régulation de l’entreprise notamment. Car, de manière générale, le transport maritime jouit d’un certain nombre de règles très avantageuses : taxe au tonnage permettant de payer un impôt fixe même quand les bénéfices s’envolent, inscription des marins au second registre, ce qui fait baisser le coût de la main-d’œuvre, etc.

Ce rapport de force se retrouve dans le lien avec les autorités locales, notamment pour les aménagements portuaires. Les grandes compagnies maritimes se livrent depuis des décennies une course au gigantisme des bateaux pour amplifier les économies d’échelle. En face, les autorités locales doivent suivre pour adapter les infrastructures des ports.

Marseille et l’autorité portuaire peuvent-elles résister à CMA CGM, quand l’entreprise est le premier employeur privé de la ville, possède les médias locaux ainsi que la compagnie de transport maritime reliant la métropole à la Corse et a récemment ouvert un centre de formation dans les locaux de l’Ecole nationale supérieure maritime ?

A mesure que les transporteurs maritimes vont contrôler le monde logistique, leur pouvoir économique va s’exercer sur d’autres champs de l’aménagement du territoire : installation d’entrepôts, aménagement de berges pour le transport fluvial… Rodolphe Saadé est-il déjà plus puissant qu’un vice-président de la métropole Aix-MarseilleProvence ?

 

Retrouvez notre dossier « Capitalisme d’influence : enquête sur les grands barons de l’économie française »

 

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Commentaires (2)
Jeannick DELTOUR 22/11/2023
Merci pour cet article. Il y manque le rachat de Bolloré logistique ... mais ma question est : que veut dire "inscription des marins au second registre". Merci !
Justin Delépine 30/11/2023

Bonjour et merci. Le rachat de Bolloré Logistique est mentionné dans l’article, car effectivement c’est une acquisition importante dans la stratégie de CMA CGM. Concernant votre question sur le second registre, les armateurs peuvent inscrire leurs marins au premier registre, qui est celui standard avec les normes françaises et le coût du travail du pays, etc. Mais les armateurs peuvent aussi inscrire leurs marins au registre international français, appelé également second registre, sur lequel, à quelques catégories de bateaux près, ils peuvent immatriculer librement leurs navires. Ce registre créé en 2005 afin d’aider les armateurs à résister face à la concurrence internationale, leur permet d’avoir jusqu’à 65 % de marins non européens, qui dépendent donc du droit et du coût du travail de leur pays d’origine souvent plus faible. Il prévoit aussi une réduction des cotisations sociales patronales pour les marins français. La Fédération internationale des ouvriers du transport (ITF) classe ce second registre dans les pavillons de complaisance. Or, la moitié des navires marchands français y sont inscrits, et comme il s’agit des plus gros bateaux, cela représente 85 % du tonnage de la flotte tricolore.

J’espère avoir répondu à votre question,

Justin Delépine

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