Protection sociale

Comment faire face à l’ubérisation

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Manifestation des chauffeurs d'Uber devant le siège social, contre la baisse des tarifs de leurs courses, en octobre 2015. PHOTO : ©Pascal SITTLER/REA

Que de monde penché sur le berceau de l’économie numérique ! Pas moins de trois ministres préparent des lois sur le sujet, attendues dès 2016. La secrétaire d’Etat chargée du numérique, Axelle Lemaire, s’attache à mieux encadrer le fonctionnement des grands opérateurs d’Internet (fournisseurs d’accès, plates-formes numériques…) et à protéger les individus et leurs données personnelles. La ministre du Travail, Myriam El Khomri, est chargée de refonder le droit du travail, notamment pour faire face aux nouvelles situations créées par le développement d’opérateurs comme Uber. Quant au ministre de l’Economie, Emmanuel Macron, il vient également d’esquisser les grandes lignes de sa future loi sur les nouvelles opportunités économiques (Noé).

Pour favoriser la création d’entreprises, Bercy voudrait simplifier le statut de microentrepreneur

Pour favoriser la création d’entreprises, Bercy voudrait notamment simplifier le statut de microentrepreneur. Des déclarations qui rassurent Grégoire Leclercq, le président de la Fédération des auto-entrepreneurs (Fedae). "La loi Pinel de 2014 avait terriblement complexifié le quotidien des auto-entrepreneurs en les obligeant à s’immatriculer aux différents registres pour les activités commerciales et artisanales et à suivre des stages obligatoires et payants de cinq jours", explique-t-il. Pour infléchir la courbe du chômage, le projet de loi permettrait aussi de créer certaines activités sans les qualifications et diplômes aujourd’hui requis : à terme, plus besoin d’un CAP de coiffure pour couper les cheveux et proposer ses services sur Internet.

Bientôt dans le dico

Si tous ces contenus législatifs ne sont pas encore précisément définis, ce déploiement d’énergie vise à encadrer, sans forcément la décourager, l’"ubérisation" de l’économie. Un nouveau vocable qui a de grandes chances de faire son entrée prochainement dans les Petit Larousse et autres Robert. Ce mot-valise est associé à des réalités très différentes : économie collaborative, du partage, "on Demand"… Elles sont cependant réunies par un dénominateur commun : une plate-forme en ligne permettant à des sociétés, le plus souvent à but lucratif, de mettre en contact des particuliers ou des travailleurs indépendants avec une multitude de clients potentiels.

Que l’on loue sa voiture, sa maison ou sa perceuse ou que l’on propose sa force de travail sur le Net, l’ubérisation de l’économie secoue les acteurs traditionnels. Les commerçants sont concurrencés par des sites comme Leboncoin, les hôteliers par Airbnb , les notaires par Testamento, les avocats par DemanderJustice, les loueurs de voitures par BlaBlaCar ou Drivy, et bien entendu les taxis par Uber, la société américaine de véhicules de tourisme avec chauffeur (VTC). S’il est encore prématuré de parler de lame de fond, cette ubérisation qui essaime hors salariat touche tous les secteurs, les forçant à se restructurer. Cette économie doit son succès aux effets de réseau, de réputation et de rendements croissants : "plus une entreprise a de clients, plus elle est "productive" au sens où elle peut offrir un meilleur service pour le même prix, ce qui attire de nouveaux clients et ainsi de suite", rappelle une Note du Conseil d’analyse économique1 sur le sujet.

Une main-d’oeuvre fragilisée

Mais cette ubérisation a également pris un sens particulier pour la main-d’oeuvre qui alimente la machine. Elle offre certes de belles opportunités aux créateurs de start-up de l’économie numérique, mais elle est aussi synonyme de précarité pour les travailleurs indépendants qui y proposent leurs services. Ils n’ont en effet pas de lien de subordination classique avec la plate-forme (la définition même du contrat de travail salarié), mais une simple relation commerciale avec un donneur d’ordre.

Pour de nombreux travailleurs ubérisés, le retour du travail à la tâche se double d’une fragilisation de leur couverture sociale

Pour de nombreux travailleurs ubérisés, ce retour du travail à la tâche se double d’une fragilisation de leur couverture sociale. Les particuliers qui tirent des revenus du covoiturage n’ont pas de statut et ne cotisent pas pour la retraite ou la maladie. Les "jobbers" qui assurent des petites tâches moyennant rémunération (garde d’enfants, bricolage, traduction, etc.) sur des sites comme Jemepropose, Frizbiz ou Jobijoba sont censés déclarer leurs revenus, mais comment empêcher le travail illégal ou des heures supplémentaires non déclarées lorsque des particuliers font directement affaire entre eux ? Et ces microtâches, même déclarées en chèques emploi service, sont loin de leur garantir une protection sociale solide. Les auto-entrepreneurs sont, pour leur part, affiliés au régime social des indépendants (RSI) - dont les dysfonctionnements ne sont pas résorbés - et paient des cotisations sociales en fonction de leur chiffre d’affaires déclaré.

Mais au-delà même des ratés du RSI, leur couverture sociale est de toute façon nettement moindre que celle des salariés. Les commerçants et artisans avaient en effet refusé d’entrer dans la Sécurité sociale en 1948, notamment pour éviter de payer des cotisations plus importantes : s’ils devaient réintégrer aujourd’hui le régime général, les indépendants cotiseraient environ 30 % de plus. Certes, il est a priori logique qu’ils ne versent rien à l’assurance chômage à laquelle ils n’ont pas droit. Encore qu’à l’avenir une telle couverture pourrait s’avérer utile pour eux aussi. Mais la question est encore plus délicate pour leurs vieux jours. Les indépendants "classiques" tablaient sur la revente de leur fonds de commerce ou de leur activité pour se constituer une retraite ; cela risque de ne plus pouvoir être le cas pour beaucoup des nouveaux auto-entrepreneurs et autres travailleurs indépendants du Net.

Les rentrées de cotisations en moins liées à l’ubérisation déséquilibrent les régimes de retraite, de maladie et d’assurance chômage

De plus, les rentrées de cotisations en moins liées à l’ubérisation de tel ou tel secteur d’activité déséquilibrent les régimes de retraite, de maladie et d’assurance chômage des salariés classiques. L’ubérisation entraîne aussi des pertes fiscales pour les finances publiques. Contrairement à une entreprise normale, un auto-entrepreneur ne facture pas de TVA en deçà d’un seuil d’activité assez élevé. Il en va de même pour un particulier qui loue son parking… Pour éviter cette évasion fiscale et sociale, des propositions sont sur la table. Le Conseil national du numérique suggère ainsi de moduler la taxation des revenus en fonction des différents types d’activités collaboratives. Des sénateurs républicains proposent également l’instauration d’une franchise unique de 5 000 euros par an pour ceux qui tirent leurs revenus de biens mis à disposition sur les plates-formes collaboratives. En dessous de ce seuil, les revenus seraient exonérés d’imposition.

Pour rééquilibrer les relations entre ces plates-formes et les indépendants qui y ont recours, on peut s’attaquer à leur talon d’Achille : la réputation de la marque. C’est la voie privilégiée par les syndicats allemands : en mai dernier, IG Metall, le puissant syndicat de la métallurgie, a donné naissance à Faircrowdwork.org. Sur ce site, les indépendants notent leurs donneurs d’ordre. En France, la résistance commence aussi à s’organiser. Deux syndicats des chauffeurs de VTC ont été mis sur pied en octobre dernier pour protester contre la décision unilatérale d’Uber de baisser les tarifs des prestations de 20 %.

Sécuriser le non-salariat

Faut-il aller plus loin à l’instar de la justice californienne qui reconnaît désormais aux chauffeurs de VTC d’Uber un statut de salarié ? Faut-il créer pour ces travailleurs une présomption légale de salariat, à l’instar de ce qui se pratique pour les journalistes pigistes dans la presse ? Dès lors qu’ils produisent des articles de façon régulière pour un titre donné, les pigistes sont en effet réputés salariés (avec les avantages qui accompagnent ce statut). Le débat est ouvert avec ceux qui redoutent que les règles trop contraignantes du salariat détruisent le modèle économique de ces plates-formes pourvoyeuses d’emplois, même d’appoint.

Plutôt que d’essayer de faire entrer le travailleur numérique dans les habits du salariat, on lui taillerait un costume sur mesure

L’autre option serait de créer un nouveau statut du travailleur numérique. Plutôt que d’essayer de le faire entrer dans les habits du salariat, on lui taillerait un costume sur mesure. Avec tous les accessoires : des produits d’épargne retraite fiscalement intéressants pour l’inciter à garantir ses vieux jours, des facilités pour accéder aux crédits, au logement… Ces pistes proposées par le spécialiste de l’économie numérique Nicolas Colin, dans un rapport commandé par le think tank Terra Nova2, entendent couvrir de nombreux risques, y compris la maladie, en jouant sur le plus grand nombre et la mutualisation.

"Le modèle d’affaires d’une entreprise numérique d’assurance pourrait, sans intervention des pouvoirs publics, aboutir à une offre d’assurance universelle", estime cet inspecteur des finances et créateur de la start-up The Family. On voit cependant mal comment des assurances privées, dont la logique est nécessairement de sélectionner les risques, pourraient assurer à ce type de travailleurs des prestations sociales équivalentes à celles des assurances publiques à des coûts moins élevés…

Enfin, l’ubérisation du travail a relancé les réflexions déjà amorcées il y a vingt ans par le rapport Boissonnat sur l’avenir du travail et par les travaux du juriste Alain Supiot sur des droits de tirage sociaux visant à associer les droits à la personne et non plus à l’emploi qu’elle occupe et à son statut dans l’emploi. C’est dans cette lignée que s’inscrit la création du compte personnel d’activité (CPA), voté dans cadre de la loi sur le dialogue social d’août 2015, qui doit voir le jour en 2017.

Attacher des droits à la personne

Tout au long de sa vie et quelle que soit sa situation (emploi, chômage, formation…), chacun doit pouvoir mobiliser les droits accumulés sur son compte personnel de formation, son compte pénibilité, son compte épargne-temps, son assurance chômage… Voire échanger ces droits entre eux (fongibilité) pour se former, reprendre une activité ou partir à la retraite… Conçu à la base pour des salariés du privé, ce CPA devrait aussi concerner les fonctionnaires et les indépendants. Si l’idée de base paraît simple, sa mise en oeuvre est très complexe. Notamment en ce qui concerne les indépendants : comment pourraient-ils puiser dans des droits que, pour l’heure, ils n’ont pas ?

En cours d’élaboration, le CPA comporte encore de nombreuses inconnues. Avec un risque d’accélération de l’ubérisation pour l’ensemble des travailleurs, que pointe le professeur de droit Pascal Lokiec : "Les protections du travail, notamment en cas de rupture, ne seront plus nécessaires, dès lors que les droits seront attachés, non plus à l’emploi, mais à la personne. Ce serait un détournement manifeste de l’idée de sécurité sociale professionnelle conçue au départ, non pour se substituer au salariat, mais pour le compléter et l’enrichir."

Cette volonté de mieux sécuriser les individus ravive également les débats autour de la mise en place d’un revenu de base. Il offrirait à chacun un filet de sécurité dans les périodes de transition. Mais là encore, au moment où tout le monde ou presque veut réduire les dépenses publiques, une telle perspective n’est pas pour demain.

  • 1. N° 26, octobre 2015, "Economie numérique", par Nicolas Colin, Augustin Landier, Pierre Mohnen et Anne Perrot.
  • 2. "La richesse des nations après la révolution numérique", par Nicolas Colin, Terra Nova, 9 novembre 2015.

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Commentaires (1)
Pourlavenir 21/12/2015
"Pour éviter cette évasion fiscale et sociale, des propositions sont sur la table" Cette proposition pour financer la protection sociale est-elle étudiée ? http://blogs.mediapart.fr/edition/entre-republique-et-bastille/article/300714/sauvons-la-secu-cotisations-patronales-sur-le-capital-au-lieu-de-sur-le travail Pourlavenir http://blogs.mediapart.fr/blog/pourlavenir
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