TRIBUNE

Plus belle la vie pour les personnes handicapées ?

7 min
Capture d'écran d'une vidéo de "Plus belle la vie ensemble" PHOTO :

En septembre dernier, le Gouvernement a lancé une campagne de sensibilisation sur « l’accessibilité universelle». Une mini-série télé, constituée de 20 saynètes d’une minute, conçue en partenariat avec l’équipe du feuilleton « Plus belle la vie », a été diffusée aux heures de grande écoute sur la télévision publique entre le 7 septembre et le 18 octobre. « Pour que la vie soit "Plus Belle Ensemble", le Gouvernement agit afin de garantir "l’accès de tous à tout"», lit-on ainsi sur le site dédié où l’on peut toujours visionner les vidéos. La campagne est décrite comme « racontant le quotidien des personnes handicapées permanentes ou temporaires » :

« Tourné dans les décors et avec des acteurs de la série, le programme "Plus Belle La Vie Ensemble" met également en scène des individus souffrant réellement d’un handicap. Son objectif est d’illustrer les différents aspects de l’accessibilité universelle. A travers des scènes de la vie courante, il montre comment des aménagements prévus pour des personnes handicapées facilitent, en réalité, la vie de tous »

Une campagne au goût amer

Une initiative en apparence bien intentionnée, qui a toutefois un goût amer après le camouflet essuyé par les personnes handicapées cet été. 2015 était en effet, aux termes de la « loi pour l’égalité des droits et des chances, la participation et la citoyenneté des personnes handicapées » promulguée le 11 février 2005, l’année butoir pour la mise en accessibilité des établissements recevant du public, des lieux d’habitation et de travail et des transports publics. Au-delà de cette date, des sanctions pénales pouvaient être appliquées aux contrevenants. Mais face aux retards constatés1, le gouvernement a prolongé par ordonnance les délais de mise aux normes en permettant aux acteurs concernés de signer des « agendas d’accessibilité programmée » les protégeant pour 3, 6 ou 9 ans de toutes poursuites judiciaires. Ratifiée par le Parlement en juillet 2015, cette ordonnance a été perçue par de nombreuses personnes handicapées comme une forme de mépris des responsables politiques à leur égard.

Ce n’est pas la paraplégie qui crée le handicap, c’est l’escalier

Passée l’amertume du remplacement d’un droit garanti par des sanctions pénales par une campagne de communication, on aurait attendu d’une telle campagne qu’elle donne effectivement aux personnes handicapées une parole à laquelle elles ont encore bien trop peu accès. Cela aurait pu leur permettre de raconter à une large audience leur expérience du handicap et les discriminations dont elles sont victimes au quotidien.

La souffrance ressentie par les personnes handicapées est souvent due au stigmate et aux barrières sociales auxquelles elles continuent de se heurter

Car, comme le montrent les études sur le handicap (disability studies), la « souffrance » ressentie par certaines personnes ayant « réellement un handicap » est souvent due davantage au stigmate et aux barrières sociales, qu’à des caractéristiques physiologiques ou fonctionnelles. Pour le dire d’un mot, ce n’est pas la paraplégie qui crée le handicap, c’est l’escalier. Ce « modèle social » est certes discuté, mais il a le mérite de provoquer un changement du regard sur le handicap, en pointant le manque d’accessibilité de l’environnement et d’inclusion de la part de la société.

Une vision enchantée de la vie des personnes handicapées

Or, de ces difficultés, on ne saura rien en regardant ces vidéos. Aucun obstacle à la mobilité ni à la participation sociale, que ce soit pour l’enfant autiste scolarisé en milieu ordinaire ou pour l’homme battant des records de vitesse en fauteuil dans un espace urbain parfaitement accessible (voir vidéo ci-dessous). Une mise en scène difficile à accepter, alors que ce même gouvernement vient justement de reconnaître l’ampleur du chemin qui reste à parcourir en reportant l’obligation de mise aux normes.


PBLV Ensemble - Episode 2 par pblvensemble

Pauvres valides !

Admettons cependant qu’il s’agisse d’imaginer une vie « plus belle » pour les personnes handicapées. Mais la vie n’est pas non plus rose pour tou.te.s dans ces saynètes : les personnes valides, elles, rencontrent de vraies difficultés d’accessibilité. Temporairement blessées, elles peinent à se déplacer en béquilles (voir vidéo ci-dessous) ; en dépit de leurs louables efforts pour communiquer avec des sourds, elles échouent à comprendre ce qui se dit ; elles ont parfois du mal à lire des livres aux caractères trop petits… En ceci, les dispositifs prévus pour les personnes handicapées peuvent les aider : les portes automatiques facilitent le passage de tou.te.s, les cours de Langue des Signes en ligne ne sont pas réservés aux personnes sourdes, ni les agrandisseurs aux déficients visuels.


PBLV Ensemble - Episode 10 par pblvensemble

Cette vision d’un continuum de situations handicapantes a le mérite de favoriser la déstigmatisation et d’éviter l’enfermement catégoriel. Mais elle suggère également une illusoire symétrie des expériences sociales des un.e.s et des autres. La personne qui marche pendant un mois avec des béquilles fait l’expérience de certaines difficultés d’accessibilité à l’espace urbain et au cadre bâti, mais elle ne se heurte pas au stigmate persistant ni aux mêmes discriminations qu’une personne en fauteuil. C’est tout le paradoxe d’une campagne de sensibilisation sur le handicap qui met d’abord en scène des personnes valides, et promeut l’accessibilité au titre de l’utilité qu’elle pourrait avoir pour un public qu’elle ne vise pas en priorité.

Des personnes handicapées reléguées au second plan

La loi du 11 février 2005 valorisait également le fait de « placer la personne handicapée au centre des dispositifs qui la concernent ». A l’aune de cette campagne, force est de constater que cette place n’est pas acquise. Le personnage principal de la saynète n’est handicapé que dans six des vingt vidéos - et encore doit-il souvent partager ce rôle avec un ou des valides. Dans huit autres épisodes, les personnes handicapées ne figurent qu’à titre de personnage secondaire, voire sont quasi-absentes. Leur parole est par ailleurs fortement minorisée, puisque 80 % du temps de parole est accaparé par les valides.

80 % du temps de parole est accaparé par les valides

La manière dont le handicap est représenté pose également problème. Dans leur ensemble, les vidéos sont filmées du point de vue des valides. Plusieurs d’entre elles représentent les personnes handicapées sous l’angle d’une altérité radicale : on parle d’elles en leur absence (comme dans le cas de Martin, l’élève autiste qui fait l’objet d’une discussion entre un autre enfant, valide, et sa mère) ou encore elles sont présentes mais ne parlent pas (par exemple Hugo, l’enfant en fauteuil dans la scène aux urgences de l’épisode 10 ci-dessus, que l’on ne voit que passer). Et lorsqu’elles prennent la parole, c’est souvent pour renforcer une image caricaturale de « gentil handicapé », qui apporte un support pédagogique à un nouvel élève, renseigne des touristes égarés ou explique à son voisin le fonctionnement de l’agrandisseur. L’épisode 13 nous montre également un homme en fauteuil qui, non rancunier du fait qu’une femme valide se soit initialement garée sur une place de parking réservée aux personnes handicapées, la laisse ensuite passer devant lui en commentant « Allez-y, vous êtes plus pressée que moi ». Car, c’est bien connu, les personnes handicapées ont tout leur temps…


PBLV Ensemble - Episode 13 par pblvensemble

Un déni de droit et de parole

La marginalisation de la parole des personnes handicapées est un trait structurel de notre société. Mais dans cette campagne, elle procède également de la démarche consistant à « vendre » l’accessibilité aux valides. Or l’accessibilité et l’inclusion devraient être l’affaire de tou.te.s, non parce qu’elles « profitent » à tou.te.s, mais parce qu’elles sont une responsabilité collective et un choix de société. Ce qui est en jeu n’est pas le confort des personnes valides mais la citoyenneté des personnes handicapées.

Anne Revillard est est professeure associée en sociologie à Sciences Po, OSC-LIEPP. Elle travaille sur la réception des politiques du handicap.

Une version longue de ce texte peut être consultée ici

  • 1. Un rapport de la commission des affaires sociales du Sénat estime entre 25 et 40% la proportion des établissements recevant du public (ERP) aujourd’hui accessibles http://www.senat.fr/rap/l14-455/l14-4551.pdf#page=13

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Commentaires (1)
BASCOUL 04/11/2015
Le gouvernement se couvre de ridicule en faisant une campagne pour l'accueil des handicapés et retarder l'exigence des aménagements.
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