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Comment sortir la zone euro de l’ornière

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Ce qui se passe aujourd’hui n’est pas ce que l’on attend habituellement du fonctionnement des marchés. Il existe de vastes ressources sous-utilisées, au milieu d’énormes besoins économiques. Mais quelque chose ne tourne pas rond, non seulement en France, mais en Europe, et d’une certaine manière dans la plupart – mais pas tous – des pays avancés.

Les performances économiques de l’Europe au cours des sept dernières années ont été affligeantes. Celles de la France se sont inscrites dans la moyenne européenne : son taux de chômage est similaire à celui de l’Europe dans son ensemble, comme l’est son taux de chômage des jeunes. La plupart des pays d’Europe ont subi une baisse du revenu par tête et de la production par personne en âge d’activité.

Certains de ces pays sont en dépression – c’est le seul mot utilisable pour décrire ce qui se passe dans des pays comme la Grèce et l’Espagne, où le chômage dépasse 25 % et le chômage des jeunes 50 %, et le chiffre serait pire encore en l’absence de la vague d’émigration qui détruit les familles.

L’Allemagne n’est pas un modèle

Même l’Allemagne, l’économie soi-disant la plus performante, ne brille que par comparaison. Sa croissance du revenu par tête a été faible ; et une grande partie de sa population a effectivement subi une réduction de son niveau de vie. La croissance décevante de son produit intérieur brut (PIB) s’est traduite par une augmentation des inégalités et des emplois à bas salaires. En des temps plus ordinaires, des évaluations impartiales attribueraient la note D à l’économie allemande. Ce n’est pas non plus un modèle que d’autres pourraient suivre, car son succès apparent dépend des excédents commerciaux, et par définition, tous les pays ne peuvent avoir des excédents. Si tous s’y essayaient, le monde plongerait dans une situation économique encore plus désastreuse.

En regardant au-delà des chiffres, on peut difficilement prétendre que le modèle américain fonctionne

Outre-Atlantique, les choses semblent mieux se porter concernant au moins deux aspects – la croissance et la création d’emplois. Mais en regardant au-delà des chiffres, on peut difficilement prétendre que le modèle américain fonctionne. La croissance depuis le début du nouveau millénaire a été dérisoire, et tous les bénéfices de cette croissance sont allés vers les hauts revenus. Le revenu médian est inférieur à ce qu’il était il y a un quart de siècle ; le revenu médian d’un travailleur à temps plein de sexe masculin est inférieur à ce qu’il était il y a quarante ans ; au bas de la pyramide, les salaires ne sont guère différents de ce qu’ils étaient il y a un demi-siècle. Le taux d’activité est le plus bas depuis que les femmes ont commencé à entrer en masse dans la population active. La réduction du taux de chômage est principalement due au fait que les travailleurs ont cessé de chercher un emploi, et même parmi ceux classés comme « actifs », un grand nombre occupe des emplois à temps partiel sans prestations ni protections sociales ; les gens souhaitant un emploi à temps plein ne peuvent en obtenir.

Une économie qui ne parvient pas à répondre aux besoins de la plupart des citoyens est une économie défaillante, un système économique déficient. En ce sens, le système économique américain, au moins sur le dernier quart de siècle ou plus, est un système économique qui a échoué.

Sommes perdues

Si l’on compare la situation actuelle des Etats-Unis avec ce qu’elle serait sans l’avènement de la crise de 2008 – une crise « made in America » –, obtenue en prolongeant la courbe de croissance certes lente qui a émergé après 1980, la production est inférieure d’environ 15 % et la perte cumulée atteint maintenant le billion de dollars (mille milliards) ; des sommes perdues qui ne seront jamais récupérées. Une analyse similaire pour l’Europe montre des résultats comparables, sauf que les pertes sont plus importantes. Et alors que l’écart entre la situation des Etats-Unis et celle où ils auraient dû être cesse enfin de s’accroître, cet écart continue à augmenter en Europe.

Que tant de pays se portent aussi mal laisse à penser qu’il s’agit d’un problème systémique



Que tant de pays se portent aussi mal laisse à penser qu’il ne s’agit pas seulement d’un problème français, ou d’un problème italien ou encore grec. C’est un problème systémique. Avant de pouvoir fournir une prescription, il nous faut avoir un diagnostic précis.

Le diagnostic vu d’Allemagne est simple. Les déficits budgétaires excessifs et les rigidités structurelles de ces pays en sont responsables. Permettez-moi de m’exprimer clairement dans un langage qui n’est ni diplomatique ni académique : c’est une aberration totale. L’Espagne et l’Irlande avaient des excédents et un faible ratio d’endettement avant la crise. La crise a provoqué les déficits, et non l’inverse. La raison pour laquelle les Etats-Unis s’en tirent mieux que l’Europe, c’est que nous n’avons pas succombé au credo de l’austérité, tout du moins pas dans la même mesure. (Fait intéressant : les Etats américains qui y ont succombé ont connu des performances inférieures). Aujourd’hui, l’une des raisons pour lesquelles les Etats-Unis sont à nouveau en croissance, c’est qu’à la fois les Etats et le gouvernement fédéral dépensent davantage.

Ce n’est pas un problème structurel

L’idée que les problèmes structurels au sein des différents pays sont à l’origine de ces mauvaises performances est également une pure absurdité. La croissance de la productivité horaire en France avant la crise était honorable, et même aujourd’hui, dans certains secteurs comme la santé, la productivité française est incomparablement meilleure que celle des Etats-Unis. Les rigidités structurelles peuvent conduire à des inefficacités limitant le niveau de vie ; mais l’affaissement du niveau de vie qui a suivi l’austérité est incomparablement plus élevé. Ce ne sont pas les rigidités structurelles qui ont causé les bulles immobilières aux Etats-Unis et en Espagne. Ce ne sont pas les rigidités structurelles qui ont donné lieu aux excès du secteur financier, qui sont à la racine de la crise dont nous souffrons encore.

Certains utilisent la crise comme un prétexte pour démanteler l’Etat-providence

Bon nombre des soi-disant réformes structurelles qui sont demandées ne sont rien d’autre que des politiques qui réduisent le niveau de vie pour de larges fractions de la population, par le biais de salaires plus bas, d’une insécurité croissante de l’emploi et de prestations sociales inférieures. Comment peut-on prétendre que la meilleure façon d’élever le niveau de vie est d’adopter des politiques visant à les abaisser pour la grande majorité des citoyens ? Ou encore des politiques qui augmentent le niveau déjà très élevé des inégalités, avec une distribution de la richesse plus inéquitable encore – en violation de l’un des principes clés de la Révolution française.

Stabilisateurs automatiques

Certains utilisent la crise comme un prétexte pour démanteler l’Etat-providence, affirmant que la crise aurait démontré sa défaillance. Mais les échecs de l’Europe ne sont pas la conséquence de l’Etat-providence. Certains des pays les plus performants sont ceux disposant des systèmes de protection sociale les plus solides ; le ralentissement en Europe aurait été beaucoup plus aigu sans les stabilisateurs automatiques qui résultent de l’Etat-providence.

Le problème auquel sont confrontés la France, l’Europe et le monde est un déficit de demande globale

En particulier, les réformes structurelles qui réduisent les salaires et la sécurité économique conduisent à une demande globale plus faible. Or, le problème auquel sont confrontés la France, l’Europe et le monde est un déficit de demande globale. Ce n’est pas un problème d’offre. Ainsi, bon nombre de ces réformes structurelles pourraient aggraver le malaise de l’Europe, en augmentant l’écart entre l’offre et la demande, aggravant ainsi la menace actuelle de déflation en France. La véritable cause de l’échec de l’Europe réside ailleurs.

Pour évaluer les avantages ou les coûts de toute réforme quelle qu’elle soit, nous ne devons pas nous préoccuper uniquement du PIB. Le principal message de la Commission internationale sur la mesure des performances économiques et du progrès social, que j’ai présidée, était que le PIB n’est pas une mesure appropriée pour le bien-être. Comme l’a si bien dit Robert Kennedy, le PIB mesure tout, sauf ce qui est important dans la vie. Il ne mesure pas notre sens de la sécurité, ce qui concerne nos relations interpersonnelles, si nous sommes traités avec dignité ou non, si notre vie active a un sens, notre santé, la valeur de nos loisirs, le temps passé avec la famille ou dans la poursuite de nos intérêts et passions.

Fausses solutions

Bien sûr, dans chaque société des améliorations sont possibles. Aux Etats-Unis, nous avions une banque centrale persuadée que les marchés financiers fonctionnent plus efficacement lorsqu’ils évoluent sans entraves ; persuadée qu’une inflation faible et stable est non seulement nécessaire mais pratiquement suffisante pour garantir de forts taux de croissance ; persuadée que l’économie « trickle down » représentait la meilleure solution – selon laquelle donner suffisamment aux riches bénéficie en fin de compte à tout le monde – de sorte qu’elle n’avait pas à porter son attention sur les conséquences distributives de sa politique.

Nous savons désormais que chacune de ces propositions est erronée, et nous voyons désormais la banque centrale se préoccuper du chômage et du marché de l’emploi, réalisant que les marchés financiers doivent être régulés et que l’inégalité est un problème économique national. C’est une réforme qui – si elle n’est pas obstruée – entraînera de meilleures performances économiques. Mais, comme nous le verrons dans un moment, la Banque centrale européenne (BCE) est empêtrée dans un mandat construit sur la base d’une idéologie fausse qui a échoué. Même les changements timides – on ne peut pas les appeler des réformes profondes – proposés par Draghi ont suscité des résistances.

Quel est donc le problème fondamental auquel sont confrontés les pays européens en général, et la France en particulier, s’il ne s’agit pas des rigidités structurelles ?

Le premier problème, auquel j’ai déjà fait allusion, est la poursuite excessive des politiques d’austérité, qui ont exacerbé la baisse de la demande globale privée.

La zone euro manque de cadre économique

Il existe également un problème structurel, mais il s’agit d’un problème lié à la structure de la zone euro et non à celle des pays individuels. Il n’est pas facile de faire fonctionner une monnaie unique au sein d’un ensemble de pays aussi divers que ceux de la zone euro. L’euro était un projet politique, mais qui manquait de volonté politique pour créer un cadre économique lui permettant de fonctionner. Et pour aggraver le tout, la compréhension du cadre nécessaire à son fonctionnement – censé aboutir à la convergence – était erronée.

Et pourtant certains estiment qu’il faut persister : aller encore plus loin dans une politique qui n’a jamais marché. Pour remplacer les ajustements nécessaires qui se seraient normalement déroulés à travers les changements de taux de changes, certains appellent à une dévaluation interne – un mot élégant pour dire que les prix en France devraient baisser. Ils appellent implicitement à la déflation, suggérant que des exportations accrues combleraient la réduction de la dépense publique.

Les dévaluations internes n’ont jamais marché, tout comme l’austérité n’a jamais marché

Encore une fois, c’est une absurdité. Les améliorations qui se sont produites dans la balance courante ont été en grande partie la conséquence de la baisse des importations – résultant des efforts concertés pour affaiblir les niveaux de vie dans ces pays – et non de la hausse des exportations. Les dévaluations internes n’ont jamais marché, tout comme l’austérité n’a jamais marché. Si cela avait été le cas, l’étalon or n’aurait présenté aucun problème durant la Grande Dépression. Maintenant, non seulement nous savons à quel point la déflation est nuisible à l’économie, car le fardeau des dettes s’accroît, mais nous savons en outre pourquoi.

L’Europe a créé un système instable, où l’argent et les individus hautement qualifiés affluent des pays pauvres vers les pays riches, exacerbant les différences existantes et générant divergence plutôt que convergence. L’Europe a créé des crises de dettes souveraines qui n’existaient pas auparavant.

Que faire ?

Il existe désormais au sein de la pensée économique une reconnaissance commune des réformes structurelles nécessaires pour faire fonctionner l’euro. La plupart des détails sont suffisamment familiers et il me suffit ici de les énumérer : une union bancaire commune, impliquant non seulement une supervision commune mais une assurance commune des dépôts et un mécanisme de résolution commun ; des eurobonds, ou une manière similaire de générer des financements adossés à l’ensemble de l’Europe ; un cadre fiscal commun plus solide et non un pacte partagé de suicide par l’austérité ; enfin, une solidarité réelle, avec un fonds de solidarité pour la stabilisation conjoncturelle et la croissance, une politique partagée pour lutter contre le chômage et des investissements communs pour construire l’Europe du futur.

Mais ce n’est pas tout. La convergence nécessitera des politiques industrielles permettant aux pays moins avancés d’avoir plus de chance de rattraper le peloton ; des politiques de réglementation orientant les fonds à l’écart de la spéculation dans l’immobilier et dans l’investissement productif pour créer des emplois et augmenter la productivité ; des politiques d’innovation évitant l’innovation destructive du secteur financier au profit d’une innovation de création, enrichissant la vie des individus et protégeant l’environnement que nous partageons tous. (Cette innovation présumée dans le secteur financier n’a pas entraîné l’augmentation des niveaux de vie, ni même la croissance, mais se concentrait essentiellement sur la manière de contourner les réglementations destinées à enrayer l’instabilité et prévenir les abus).

Changer le mandat de la BCE

L’Europe doit également changer le mandat de la BCE, pour se préoccuper davantage de la croissance, de la stabilité financière, de l’emploi et des inégalités. Son attention presque exclusive sur l’inflation a été adoptée à une époque où les idées néolibérales dominaient le débat. Alors même qu’à cette époque, les études économiques sur les conséquences de l’information imparfaite, les asymétries d’information, la concurrence imparfaite et la théorie des marchés incomplets montraient que de telles doctrines comportaient de graves lacunes, les événements de 2008 auraient dû ôter tout doute restant. Les politiques basées sur ces doctrines sont donc à repenser.

Telles sont les réformes structurelles nécessaires, et qui pourraient tant faire pour atténuer l’impardonnable gaspillage de ressources qui a marqué les économies européennes de ces dernières années. Il faut donc des réformes dans les politiques économiques, mais des réformes structurelles faciliteraient, et même dans certains cas permettraient de telles réformes des politiques.

Il faut passer des politiques d’austérité à des politiques de croissance

Il faut passer des politiques d’austérité à des politiques de croissance. Les dirigeants européens l’ont dit à maintes reprises, mais n’ont rien fait à ce sujet. Les pays bénéficiant de la plus grande marge budgétaire doivent l’utiliser à bon escient. Etant donné les interdépendances en Europe, la croissance dans ces pays bénéficierait à toute l’Europe. Plutôt que de compter sur la déflation dans les pays avec des comptes courants déficitaires, on devrait encourager un degré d’inflation dans les pays excédentaires. Le fétichisme de l’inflation modérée n’est rien d’autre que cela : du fétichisme ; les dommages causés par la déflation sont bien plus graves. Des augmentations importantes du salaire minimum en Allemagne pourraient y contribuer, ainsi qu’aider à lutter contre l’inégalité croissante dans ce pays. Les institutions existantes, comme la Banque européenne d’investissement, devraient investir bien davantage et aider à combler le déficit causé par la faiblesse des investissements privés et des prêts bancaires, en particulier aux petites et moyennes entreprises.

Les problèmes auxquels la France est confrontée sont largement créés au-delà de ses frontières, par la structure et les politiques de la zone euro. Ce sont des problèmes européens nécessitant une solution collective européenne. L’euro a été créé pour favoriser la solidarité européenne. Il a eu exactement l’effet inverse. Ce qui est nécessaire aujourd’hui, c’est un réengagement envers les principes de solidarité européenne sur lesquels l’euro a été créé. Cette solidarité est incompatible avec le leitmotiv que l’Union européenne n’est pas une union de transfert.

Traduction: Yannick Muet

Ce texte est extrait d’un discours tenu à Paris le 13 janvier dernier, à l’invitation de Claude Bartolone, président de l’Assemblée nationale, qui nous a aimablement autorisé à le publier.

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