géopolitique

Ukraine : Vladimir Poutine montre les dents

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Les soldats russes massés à la frontière ukrainienne font craindre une intervention militaire de Moscou dans un contexte de tensions diplomatiques avec les Etats-Unis.

Le président ukrainien Volodymyr Zelensky inspecte les troupes massées dans le Donbass, à l'est de l'Ukraine, le 9 avril 2021, après une escalade de tensions dans la région. PHOTO : Ukrainian Presidential Office/XINHUA-REA
Par Yann Mens

Vladimir Poutine ne fait pas dans la discrétion et à dessein. Depuis la fin du mois de mars, la Russie a massé des troupes et du matériel militaire à la frontière de l’Ukraine. Et elle l’a fait savoir à grand renfort d’images de chars d’assaut transportés par convois ferroviaires, tout en affirmant qu’il s’agissait de simples exercices en réponse à des actions « menaçantes » de l’Otan. Outre ce déploiement terrestre, Moscou a récemment transféré une quinzaine de navires de sa flotte de la Caspienne vers le large de l’Ukraine.

Les estimations sur l’ampleur totale du déploiement varient. Mi-avril, des sources ukrainiennes parlaient de...

Vladimir Poutine ne fait pas dans la discrétion et à dessein. Depuis la fin du mois de mars, la Russie a massé des troupes et du matériel militaire à la frontière de l’Ukraine. Et elle l’a fait savoir à grand renfort d’images de chars d’assaut transportés par convois ferroviaires, tout en affirmant qu’il s’agissait de simples exercices en réponse à des actions « menaçantes » de l’Otan. Outre ce déploiement terrestre, Moscou a récemment transféré une quinzaine de navires de sa flotte de la Caspienne vers le large de l’Ukraine.

Les estimations sur l’ampleur totale du déploiement varient. Mi-avril, des sources ukrainiennes parlaient de 100 000 hommes. Quelques jours plus tard, Josep Borrell, le chef de la diplomatie de l’Union européenne, l’a évalué à plus de 150 000 hommes. Suffisamment en tout cas pour que les Etats-Unis et les pays européens s’interrogent sur les intentions du président russe qui, lors de son discours annuel à la nation le 21 avril, a mis en garde les pays occidentaux s’ils franchissaient ce que Moscou considère comme des « lignes rouges », précisant que la Russie se réservait le droit de fixer au cas par cas ces lignes rouges.

Dans la foulée, le porte-parole du Kremlin a indiqué qu’elles concernaient les intérêts de Moscou, l’ingérence dans sa vie politique intérieure et tout propos « insultant » pour le pays. Vladimir Poutine a promis une réponse « asymétrique, rapide et dure » dans un tel scénario. Puis au lendemain de cette adresse martiale, le ministre russe de la Défense a annoncé le retrait d’une partie des unités qui avaient fait mouvement à proximité de l’Ukraine.

Démonstration de force ?

Avec ces propos et surtout ces mouvements de troupe, Vladimir Poutine montre-t-il simplement les muscles, devant son opinion publique et devant les pays occidentaux ? Est-ce pour répondre à l’administration Biden, qui contrairement à celle de Trump, adopte un ton offensif à l’endroit de Moscou et vient de prononcer des sanctions contre la Russie pour des cyberattaques massives commises aux Etats-Unis en 2020 et contre l’ingérence présumée de Moscou dans les élections américaines de 2016 ?

Est-il inquiet et croit-il vraiment, comme le redoutent certains analystes, que l’Otan prépare une action militaire contre la Crimée, territoire ukrainien que la Russie a annexé en 2014 ? Ou cherche-t-il un prétexte pour lancer une action militaire limitée dans le Donbass, à l’est de l’Ukraine où des factions soutenues à bout de bras par le Kremlin contrôlent deux territoires : la République populaire de Donetsk (DNR) et la République populaire de Lougansk (LNR) autoproclamées en 2014 ?

Un statu quo précaire règne en effet dans cette région, ponctué d’affrontements réguliers entre les combattants des territoires rebelles et les forces armées ukrainiennes. La Russie, qui contre l’évidence a toujours nié depuis 2014 avoir envoyé des troupes sur place, qualifie ce conflit de « guerre civile ». Elle n’a donc pas officiellement reconnu la DNR et la LNR.

En pratique, pourtant, c’est elle qui contrôle la frontière orientale de l’Ukraine. Les deux territoires, très paupérisés, vivent sous perfusion économique de la Russie et les dirigeants des républiques auto-proclamées sont choisis par Moscou. Depuis 2019, environ 10 % des 3,6 millions d’habitants de la DPR et de la LPR se sont même vus accorder des passeports russes.

Les accords de Minsk II, conclus en février 2015 par la France, l’Allemagne, la Russie et l’Ukraine, sont censés dessiner un chemin vers une issue du conflit du Donbass. Mais ils n’ont jamais été mis en œuvre. Ils prévoient l’instauration d’un régime spécial pour les deux territoires au sein de l’Ukraine et l’organisation d’élection dans ces zones, avant un retour définitif des 400 kilomètres de frontières sous le contrôle de Kiev.

Mais l’Ukraine, d’une part – dont le président de l’époque, Petro Porochenko, n’avait signé les accords de Minsk que sous la pression militaire russe – et les deux territoires de l’Est ukrainien et leur parrain russe, d’autre part, s’opposent sur le périmètre futur des territoires, la nature de ces différentes étapes du processus et l’ordre dans lequel elles doivent se succéder.

Kiev exige de retrouver le contrôle de la frontière avant l’organisation d’un scrutin qui, selon lui, devrait être conforme aux normes internationales, et avant l’adoption définitive d’un régime spécial pour les deux territoires.

La Russie et ses alliés estiment que la lettre de l’accord de Minsk ne prévoit un retour des frontières sous l’autorité de Kiev qu’après des élections, qui se dérouleraient donc sous leur propre contrôle. Et Moscou insiste pour que le régime spécial soit intégré dans la constitution ukrainienne, afin d’instaurer la fédéralisation du pays. Cette fédéralisation, en transférant une part importante de la souveraineté au niveau local, permettrait à Moscou, via ses alliés locaux, de paralyser et d’affaiblir l’Etat ukrainien, estiment les autorités de Kiev.

Satellite russe

Depuis son élection surprise et triomphale en 2019, l’actuel président ukrainien, Volodymyr Zelensky, a bien essayé de négocier avec la Russie pour tenter de trouver un accommodement. Il avait même fait de ce rapprochement l’un des arguments centraux de sa campagne électorale, avec la lutte contre la corruption, laissant entrevoir à ses concitoyens l’espoir d’une paix à l’est du pays après des années de conflit.

L’ancien humoriste, animateur d’une série télévisée à succès, Serviteur du Peuple (nom qu’il a donné à son parti), espérait que le fait qu’il soit lui-même originaire de l’est de l’Ukraine, qu’il ait l’image d’un modéré face à la Russie, lui permettrait d’obtenir des concessions de Vladimir Poutine.

En maintenant dans le Donbass une plaie ouverte au flanc de l’Ukraine, Vladimir Poutine veut affaiblir ce voisin dont il n’a jamais admis ni la souveraineté, ni l’évolution démocratique

Pour montrer sa bonne volonté, il a limité les actions de l’armée ukrainienne à l’est, négocié des zones de désengagement et des échanges controversés de prisonniers avec les factions rebelles, au risque de s’aliéner les courants les plus nationalistes de la scène politique ukrainienne. En juillet 2020, il a conclu un cessez-le-feu avec les pro-russes qui n’a pas duré.

Volodymyr Zelensky a fini par se rendre à l’évidence : il n’a rien obtenu en échange de Vladimir Poutine et ses alliés, et notamment pas une révision ou une réinterprétation des accords de Minsk. D’autant que le président russe répète que son pays n’est pas directement concerné par ces accords, ni par le conflit.

En réalité, en maintenant dans le Donbass une plaie ouverte au flanc de l’Ukraine, il veut affaiblir ce voisin dont il n’a jamais admis ni la souveraineté, ni l’évolution démocratique, à défaut de pouvoir le soumettre tout à fait. Pour Vladimir Poutine, explique Taras Kuzio, professeur de science politique à l’Université Nationale de Kiev :

« L’Ukraine devrait se comporter comme un satellite russe, à l’instar de ce que fait la Biélorussie. Moscou n’a jamais reconnu la souveraineté des anciennes Républiques soviétiques devenues indépendantes en 1991. Les médias russes répètent sans cesse que l’Ukraine est un "Etat artificiel", que les Russes et les Ukrainiens forment une seule nation. »

Télés pro-russes interdites

Tant que l’imprévisible Donald Trump, capable de multiples complaisances vis-à-vis de Vladimir Poutine, était à la Maison Blanche, la marge de manœuvre de Volodymyr Zelensky était limitée. En revanche, une fois le nouveau président démocrate intronisé à Washington, son homologue ukrainien a lancé une opération politique contre des alliés de Vladimir Poutine et un rapprochement avec les Etats-Unis.

L’opération politique a consisté à interdire dans la partie de l’Ukraine contrôlée par le gouvernement trois chaînes privées de télévision pro-russes et supposées appartenir, via un prête-nom, à un puissant homme d’affaires, Viktor Medvedchuk, proche du président russe et dirigeant de la Plate-forme d’opposition-Pour la vie, principal parti pro-russe du pays.

L’interdiction des trois télévisions, que les autorités ont justifiée en accusant le propriétaire officiel des médias de financer la DNR et LNR, et par la nécessité de contrer la désinformation russe, a été critiquée par une partie de la société civile ukrainienne au nom de la liberté de la presse.

A l’inverse, des courants nationalistes, pourtant réservés à l’endroit du Président, ont salué la mise au pas de médias diffusant la propagande de Moscou. Par la suite, le gouvernement a lancé des poursuites judiciaires directes contre Viktor Medvedchuk, l’accusant lui aussi d’avoir financé les deux républiques auto-proclamées de l’est. Ces accusations pourraient lui valoir la qualification pénale d’agent de l’étranger, la Russie en l’espèce, mais qu’il revient maintenant aux autorités ukrainiennes de prouver.

Kiev veut se rapprocher de Washington

Outre cette attaque contre un relais politique de la Russie, Kiev a montré sa volonté de se rapprocher des pays occidentaux, et singulièrement des Etats-Unis. Pour ce faire, il a solennellement réaffirmé la volonté de voir l’Ukraine intégrer l’Otan.

Il est vrai qu’en 2008, lors de son sommet à Bucarest, les membres de l’Alliance s’étaient mis d’accord sur le fait que l’Ukraine et la Géorgie deviendraient un jour membres de l’organisation. Mais sans préciser quand. Surtout, ils s’étaient gardés de faire suivre cette déclaration d’un geste concret, à savoir la mise en œuvre d’un plan d’action pour l’adhésion (Membership action plan), première étape indispensable à l’intégration éventuelle d’un nouveau membre, processus qui prend lui-même plusieurs années.

Treize ans après le sommet de Bucarest, l’Ukraine attend toujours un tel plan et risque de l’attendre encore un moment. Car il n’y a en réalité aucun consensus au sein de l’Alliance pour admettre l’Ukraine. Ce serait en effet une déclaration d’hostilité ouverte envers Moscou, une ligne rouge évidente pour Vladimir Poutine. L’intégration de Kiev dans l’Otan signifierait en effet que des troupes occidentales, américaines surtout, pourraient stationner sur le territoire ukrainien à la frontière occidentale de la Russie.

Et qu’en cas d’agression contre l’Ukraine, cette dernière bénéficierait de la clause prévue à l’article 5 de la Charte de l’Otan, qui oblige tous ses membres à porter assistance militaire à l’un des leurs attaqué par un pays tiers sur le continent européen ou en Amérique du Nord.

La perspective d’une intégration de l’Ukraine déclencherait une réaction imprévisible de la Russie dont le Président, lors du sommet de Bucarest de 2008, avait d’ailleurs prévenu l’Alliance qu’un sujet si conflictuel pourrait mettre en péril l’existence même de l’Ukraine, déjà profondément divisée, en tant qu’Etat souverain.

Un Volodymyr Zelensky bien seul

La demande renouvelée par Volodymyr Zelensky apparaît donc vouée à l’échec. Et l’aide que les pays occidentaux sont disposés à fournir à l’Ukraine en cas d’éventuelle tension avec Moscou paraît en pratique assez limitée. Certes, ces dernières semaines, Joe Biden a réaffirmé « son soutien indéfectible » à Kiev, mais en pratique les Etats-Unis seraient-ils prêts à faire davantage que livrer des armements à l’armée ukrainienne et à décréter de nouvelles sanctions contre la Russie si celle-ci se livrait à des provocations militaires contre l’Ukraine ?

Durant la campagne électorale, le président américain, qui vient tout juste d’annoncer le retrait des troupes américaines d’Afghanistan en septembre prochain, a promis à ses concitoyens de ne pas engager de nouvelles troupes à l’étranger si les intérêts directs de leur pays ne sont pas menacés.

A défaut d’intervention militaire, Joe Biden pourrait utiliser l’arme économique contre Moscou en accentuant la pression sur les Européens, en premier lieu sur l’Allemagne, pour qu’ils mettent fin au projet de gazoduc NordStream 2 qui permettra d’augmenter des livraisons de gaz russe dans l’UE. Mais l’infrastructure gazière est pratiquement achevée et il sera difficile de convaincre Berlin et les différents investisseurs impliqués d’y renoncer tout à fait.

L’aide que les pays occidentaux sont disposés à fournir à l’Ukraine en cas d’éventuelle tension avec la Russie paraît en pratique assez limitée

En massant ses troupes à la frontière ukrainienne, Vladimir Poutine entend-il avant tout rappeler à Joe Biden ce qu’il en coûterait aux Etats-Unis de se mêler directement, ou via ses alliés locaux comme l’Ukraine, de ce qui se passe à la périphérie immédiate de la Russie ? C’est le plus probable, selon Dmitri Trenin, directeur de Carnegie Moscow Center, qui estime que le président russe veut au passage « convaincre l’Allemagne et la France qu’approuver tout ce que dit ou fait l’Ukraine peut avoir un coût pour l’Europe ».

Si le président ukrainien devait constater, qu’au-delà des fortes paroles de Joe Biden, il n’a pas à attendre grand-chose d’efficace des pays occidentaux et de l’Otan, il n’aurait plus qu’à se contenter du statu quo précaire dans le Donbass. Ou à retourner à la table des négociations aux conditions de Moscou, ce qui lui aliènerait à coup sûr une part importante de sa propre opinion publique.

Il n’est pas exclu cependant que la mobilisation militaire russe ait d’autres visées que simplement démonstratrices. Le Donbass n’est pas le seul « conflit gelé » dans lequel la Russie est impliquée à sa périphérie. Mais contrairement à l’est de l’Ukraine, dans les autres cas, ses troupes sont présentes sur place de façon officielle. C’est le cas, sous différents statuts, depuis les années 1990 en Abkhazie et en Ossétie du Sud, deux territoires sécessionnistes géorgiens. C’est aussi le cas désormais dans le Nagorno-Karabagh, territoire disputé entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan, à l’issue du conflit qui a opposé ces deux pays à l’automne dernier et qui s’est terminé par une médiation russe.

Une étrange petite musique

En massant des troupes à la frontière de l’Ukraine, Moscou cherche-t-il un prétexte pour envahir le Donbass et y installer ses soldats sous le label du « maintien de la paix » ?

« Vladimir Poutine voudrait sans doute pousser Volodymyr Zelensky à intervenir militairement dans les zones rebelles, estime Taras Kuzio, ce qui donnerait à Moscou un motif pour y intervenir à son tour en "défense de ses citoyens" et élargir au passage les territoires de la DNR et de la LNR. Mais je ne crois pas que le président ukrainien tombera dans un tel piège. »

En tout cas, une étrange petite musique s’est fait entendre dans les cercles dirigeants russes depuis plusieurs semaines. Juste après le lancement de l’action en justice contre Viktor Medvedchuk, des responsables moscovites ont affirmé, sans apporter de preuves, que l’Ukraine s’apprêtait à reprendre par la force les territoires de la DNR et de la LNR, ce que prouvait l’échec du cessez-le-feu de juillet dernier. Et même qu’elle pourrait à se livrer à des tueries de masse.

Des responsables moscovites ont affirmé, sans apporter de preuves, que l’Ukraine s’apprêtait à reprendre par la force les territoires des républiques auto-proclamées. Et même qu’elle pourrait à se livrer à des tueries de masse

Ces proches du Kremlin n’ont pas hésité à brandir le spectre de Srebenica, le massacre de 8 000 musulmans auquel des forces serbes s’étaient livrés pendant la guerre de Bosnie en 1995. Dans un tel scénario, les forces russes interviendraient à titre « humanitaire » pour séparer les belligérants et empêcher des atrocités. Une telle intervention serait d’autant plus aisée à justifier qu’une partie des habitants des territoires rebelles sont désormais titulaires d’un passeport russe.

Outre un avertissement à Joe Biden pour qu’il ne s’immisce pas trop dans le voisinage de la Russie, les fortes paroles de Vladimir Poutine à l’endroit des pays occidentaux et les mouvements de troupes à la frontière ukrainiennes permettent au président russe de flatter la fierté nationale de ses concitoyens et de détourner un moment leur attention des affaires intérieures russes.

A commencer par le bilan du Covid qui se révèle lourd après que les autorités ont longtemps minoré les chiffres et que la contestation, incarnée par Alexeï Navalny, paraît ne pas désarmer.

Or, les Russes seront appelés aux urnes en septembre prochain pour les élections législatives. En revanche, sauf à ce que Volodymyr Zelensky commette une imprudence et donne à Vladimir Poutine une occasion de faire entrer officiellement ses troupes en Ukraine, l’indépendance de ce voisin continuera d’irriter le président russe, estime Taras Kuzio :

« Les deux objectifs de Vladimir Poutine, qui consistent à transformer l’Ukraine en une autre Biélorussie et à installer à sa tête un équivalent du président biélorusse, Alexandre Lukashenka, ne se réaliseront pas. Raison pour laquelle il continuera à être obsédé, en colère et frustré. »

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