Economie

Un policy-mix vert pour l’Europe

22 min

Si elle ne veut pas se désintégrer sous la pression de multiples crises internes et externes, l’Europe politique doit adapter sa gouvernance économique aux défis qui l’attendent. Certaines formes de coordination économique peuvent émerger dans le cadre juridique actuel, d’autres exigeraient une réforme des traités européens.

L’impulsion donnée par le « Pacte vert européen » a résisté à de nombreuses secousses qui ont traversé l’Europe et le monde ces dernières années, mais à la veille des élections européennes un constat s’impose : le projet porté par la Commission von der Leyen en 2019 s’enlise, les résistances politiques se multiplient et la mise en œuvre des décisions déjà prises ne va pas de soi (voir les articles de Xavier Timbeau et de Pierre-Marie Aubert). Ce qui est fondamentalement en jeu, c’est notre capacité à formuler une réponse d’ensemble aux multiples crises qui s’empilent les unes sur les autres : la crise écologique et sociale évidemment, mais aussi tous les bouleversements géopolitiques qui semblent annoncer la fin de l’ordre économique mondial fondé dans les années 1990.

Le Pacte vert avait défini des objectifs ambitieux et esquissé une approche systémique des politiques sectorielles, tout en s’arrêtant devant les portes de la gouvernance économique, à quelques exceptions près. Dans cet article, nous esquissons les éléments d’une coordination macroéconomique qui nous semblent les plus en phase avec l’esprit du Pacte vert et les nouveaux défis géopolitiques. Cette coordination concerne d’abord et surtout les volets financier, monétaire et fiscal ; nous nous concentrons ici sur les deux premiers, le troisième étant traité par Thomas Piketty et Antoine Vauchez dans l’article suivant, consacré à l’Union fiscale et budgétaire.

Nos propositions distinguent, d’une part, des réformes qui nous semblent possibles dans le cadre institutionnel existant et, d’autre part, des mesures qui exigeraient une réforme des traités européens. Cette distinction est capitale au vu des grandes difficultés à réformer la gouvernance économique en Europe, dont témoigne encore la « réforme » toute récente du Pacte de stabilité. Mais soyons clairs : tous les défis pointés dans ce numéro ne vont pas disparaître parce que l’Union européenne choisit de les ignorer ou de les traiter par des demi-mesures. Il convient donc de chercher des solutions à court terme tout en proposant des transformations plus profondes, qui deviendront de plus en plus nécessaires à mesure que les crises actuelles s’aggravent.

Une coordination économique entravée

A partir de la crise financière mondiale des années 2007-2008, les politiques et les doctrines économiques ont commencé à évoluer dans la plupart des pays, y compris en Europe 1. Le mandat des banques centrales en offre un exemple : cantonné jusqu’à la crise de 2008 à la stabilité des prix, il a été renforcé et étendu à la stabilité financière, ce qui conduit à reconnaître la nécessaire coordination des politiques monétaire et prudentielle, même si en pratique celle-ci demeure faible. Quelques années plus tard, les banques centrales ont commencé à élargir ce mandat de stabilité financière pour y ménager une place aux enjeux climatiques et environnementaux, même si cette approche ne débouche pas forcément sur une action suffisamment volontariste.

Plus largement, on peut se féliciter de l’intérêt retrouvé pour la notion de policy-mix, c’est-à-dire la coordination des politiques macroéconomiques, initialement théorisée par Jan Tinbergen (1952), puis tombée en désuétude. Des travaux récents, émanant des économistes des banques centrales et du Fonds monétaire international (FMI) 2, ont conclu à la nécessité d’une coordination des politiques économiques dans la lutte contre le changement climatique. Ainsi, le rapport Green Swan 3 défend la thèse que les politiques prudentielle, budgétaire et fiscale seront des compléments nécessaires de la politique monétaire dans le cadre du Pacte vert.

Cependant, le cadre de gouvernance de l’UE reste globalement fermé aux idées comme celle de policy-mix que nous venons d’évoquer. On le voit à travers la « réforme » toute récente du Pacte de stabilité, qui maintient les règles historiques limitant les déficits budgétaires à 3 % du PIB et les dettes publiques à 60 % du PIB. Les Etats devront désormais présenter la trajectoire d’ajustement de leurs finances publiques sur une période d’au moins quatre ans. Tous les pays en déficit excessif (au-delà de 3 %) seront contraints à un effort de réduction de leur déficit structurel d’au moins 0,5 % par an, une flexibilité temporaire jusqu’en 2027 pouvant être accordée si la charge d’intérêts de la dette s’accroît par suite de la hausse des taux. De plus, les pays devront respecter un objectif supplémentaire, celui d’atteindre un déficit structurel primaire (hors charge de la dette) de 1,5 % du PIB.

Un « verdissement » des règles budgétaires européennes apparaît nécessaire, par exemple un traitement spécifique des investissements publics consacrés à la transition écologique. Quant à la coordination des politiques budgétaires telle qu’elle existe actuellement, la procédure du Semestre européen est basée de façon quasi exclusive sur des indicateurs liés au PIB : en gros, suivi du respect du Pacte de stabilité et des déséquilibres macroéconomiques, avec une certaine prise en compte de la situation de l’emploi. L’intégration des objectifs de développement durable, annoncée en 2020, semble purement symbolique et débouche sur des recommandations dénuées de toute force légale et privées de toute forme de sanction.

Des intermédiaires financiers publics sous-utilisés

L’asphyxie financière et la coordination tronquée des Etats se répercutent sur l’action des intermédiaires financiers publics, malgré leur volontarisme affiché. Par exemple, la Banque européenne d’investissement, qui se veut « la banque du climat », projette de débloquer jusqu’à 1 000 milliards d’euros d’investissements dans l’action pour le climat et le développement durable au cours de la prochaine décennie. En France, Bpifrance cherche à renforcer son action pour la transition vers une économie bas carbone, et à devenir « la banque du climat pour les entrepreneurs ». Mais en réalité, le rôle de ces acteurs est limité, et ils fonctionnent davantage comme des fonds d’investissement que comme des banques (c’est-à-dire sans pouvoir de création monétaire). Leur action est soumise à de fortes contraintes découlant de l’idéologie néolibérale, qui leur impose de se comporter comme des acteurs financiers privés 4. Ils doivent respecter les conditions de marché et ne doivent pas apporter de soutiens « abusifs » à certaines catégories de clients, ce qui irait à l’encontre de la « concurrence libre et non faussée ».

Une autre limite concerne la capacité limitée des intermédiaires financiers publics à se refinancer : ils doivent refinancer leurs prêts par eux-mêmes, principalement par les ressources collectées sur les marchés, et grâce aux apports en fonds propres de leurs actionnaires publics, ces derniers étant eux-mêmes soumis à une forte contrainte budgétaire. Les règles européennes autorisent la mise à disposition de liquidités par la Banque centrale européenne (BCE) aux « établissements de crédit publics », comme le stipule l’article 123.2 du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne (TFUE). Mais pour refléter les missions particulières de ces acteurs, c’est un refinancement préférentiel qu’il faudrait mettre en place, ce qui n’est pas prévu par les traités.

La même interdiction s’applique naturellement au financement direct des Etats. La BCE a certes agi résolument pour sauver la zone euro et protéger la dette souveraine des pressions des marchés financiers, via ses programmes d’achat de titres sur ces derniers. C’est ainsi qu’elle a fini par détenir dans son bilan environ 25 % des dettes publiques des pays membres de la zone euro. Mais il s’est agi bien plus d’éviter la crise de la dette que d’aider les Etats à mener réellement la transition écologique.

Ajoutons que la BCE n’arrive pas non plus à réorienter les financements privés vers les objectifs de transition. Pour le moment, l’institution de Francfort verdit ses outils de supervision financière, en y ajoutant des nouveaux indicateurs liés au climat et en commençant à modifier les conditions d’éligibilité des collatéraux intervenant dans les opérations de refinancement. Ces mesures sont utiles mais restent très limitées et vulnérables aux aléas, comme le montre le changement de cap réalisé par la BCE à partir de 2020, qui donne la priorité à la lutte contre l’inflation. Ce qui a entraîné, d’une part, une hausse rapide des taux d’intérêt préjudiciable au financement des investissements requis par la transition écologique et, d’autre part, l’arrêt des programmes d’achats d’actifs qui, pendant la crise sanitaire, avaient contribué à mieux articuler les politiques monétaire et budgétaire.

Réformer dans le cadre des traités actuels

Les blocages que nous venons de passer en revue sont solidement ancrés dans le cadre de gouvernance actuel. Il semble néanmoins possible d’aller dans le sens d’une coordination renforcée sans attendre une refonte des traités et des mandats des institutions clés. Force est de constater que les banques centrales et les superviseurs n’exploitent pas tout l’espace disponible de leur mandat pour verdir tant la politique monétaire que la réglementation bancaire. C’est en grande partie à la doctrine que se heurtent le verdissement et la mise en place d’une combinaison de politiques résolument tournées vers des objectifs écologiques.

Verdir le Semestre européen

Une première mesure à court terme consisterait à « verdir » le Semestre européen déjà évoqué, en intégrant dans la procédure actuelle trois volets nouveaux 5. Premièrement, un suivi des subventions publiques aux investissements nocifs ferait la lumière sur ce problème et aiderait tous les acteurs qui plaident pour leur suppression progressive. A titre d’exemple, le règlement sur la gouvernance de l’Union de l’énergie (2018) prévoit déjà (mais sans préciser à quelle échéance) la fin de l’investissement des Etats membres dans des activités néfastes pour l’environnement. Or, ces derniers persistent et il n’y a aujourd’hui aucune définition commune à l’échelle européenne pour définir ce qu’est un investissement public nocif. De la même façon, le suivi dans le cadre du Semestre devrait permettre d’alerter sur le manque d’investissement dans la transition. Enfin, le Semestre devrait également évaluer les progrès en matière de « verdissement » des budgets nationaux, en s’appuyant et développant des méthodologies qui émergent déjà.

Naturellement, changer l’outil ne changera pas les règles elles-mêmes, mais pourrait contribuer à jeter la lumière sur les défaillances et aider à la recherche de solutions, d’autant plus que le débat sur le verdissement budgétaire est déjà engagé dans la plupart des pays membres.

Politiques monétaire et financière peuvent verdir davantage

La réglementation financière et les superviseurs peuvent-ils faire plus qu’ils ne font actuellement pour orienter les flux privés sans qu’on ait à changer les traités européens ? Oui, sans doute. Par exemple, les conditions de crédit et le refinancement des banques auprès de la banque centrale pourraient être aménagés au moyen d’un taux d’intérêt différencié, réduit pour les investissements verts et accru pour les investissements bruns. Emmanuel Macron s’est fait le porte-voix d’une telle proposition 6. Les banques dont la part de crédits verts progresserait en part relative dans leur total de bilan se refinanceraient à moindre taux auprès de la banque centrale. Mais en contrepartie de conditionnalités comme le respect des plans de transition, la réduction de la part de crédits bruns, l’augmentation de la part de crédits verts, etc. Et inversement, les banques ne remplissant pas les conditions seraient soumises à un malus, voire verraient leur accès au refinancement se restreindre. Ainsi pourrait s’envisager une réduction progressive jusqu’à suppression des refinancements accordés aux banques européennes qui soutiennent des projets liés aux énergies fossiles.

De telles dispositions exigent bien entendu de pouvoir identifier d’une manière suffisamment fine ce qui est vert et ce qui ne l’est pas, ainsi que les établissements apportant leur soutien aux activités fossiles. Même s’ils sont perfectibles, des outils existent déjà, comme la Coal Global List, et des indicateurs tels que la part des prêts bancaires contribuant aux objectifs du Green Deal européen, ou compatibles avec la taxonomie « verte » de l’UE.

En cohérence avec la politique monétaire, la réglementation bancaire a son rôle à jouer pour réorienter les flux de financement. Son verdissement doit combiner des mesures prudentielles (qui visent à limiter l’exposition globale des banques aux risques de pertes induites par le changement climatique) avec des mesures « structurelles » (qui visent à modifier la structure, c’est-à-dire la composition des bilans bancaires). Les premières sont nécessaires à l’adaptation des banques par rapport au changement climatique afin que celles-ci renforcent leur résilience face aux risques (risque physique, risque de transition et risque de responsabilité) que ce changement induit, les secondes sont indispensables à la décarbonation des bilans bancaires 7.

Or, si les premières ont été renforcées dans le sillage de la crise financière de 2007-2008, le second volet n’existe plus en Europe après la libéralisation financière des années 1980.

Pour le moment, c’est donc seulement sous l’angle prudentiel que pourrait progresser la prise en compte du risque climatique ou écologique. Les risques systémiques liés au climat entrent dans le champ d’application des coussins pour le risque systémique. Un coussin climatique de fonds propres serait donc pleinement envisageable pour augmenter la capacité de résistance des banques face aux pertes que peut induire pour elles le changement climatique. Il faudrait aussi des mesures structurelles qui planifieraient la recomposition des bilans dans le cadre des plans de transition des établissements, telles que :

– une « règle de flux » pour interdire tout nouveau financement dans les énergies fossiles et guider les nouveaux financements vers des actifs alignés sur les objectifs climatiques ;

– une « règle de stock »pour réduire progressivement les encours de financements trop carbonés.

Une telle planification de la transition des bilans devrait probablement s’accompagner d’une structure de défaisance publique-privée ou publique en fonction du risque d’échouage des actifs non alignés sur les objectifs d’une économie bas carbone, avec une conditionnalité forte sur l’alignement recherché.

Cette combinaison de mesures macroprudentielles et structurelles serait parfaitement compatible avec les textes législatifs européens mais se heurte à la doctrine en vigueur des banques centrales et des régulateurs, qui entendent accompagner le marché et non pas orienter son allocation. La doctrine des décideurs publics (et privés) peine encore à s’affranchir de l’hypothèse d’efficience des marchés 8. La motivation profonde d’une planification réside pourtant dans la nécessité de guider l’allocation du marché voire de la remplacer.

Renforcer le rôle des acteurs financiers publics

Le verdissement de la coordination esquissé plus haut doit servir à mieux orienter la dépense et l’investissement publics, mais encore faut-il accroître les financements disponibles.

Une approche à privilégier est de mobiliser davantage les intermédiaires financiers publics. Pour commencer, en renforçant leur statut de banque, c’est-à-dire en leur rendant le pouvoir de réaliser des financements par création monétaire, c’est-à-dire en anticipant sur la création de richesse future. Naturellement, cette création monétaire sera toujours orientée vers des projets capables de dégager des richesses futures pour rembourser les crédits, alors que le problème est souvent celui du manque de moyen là où la rentabilité est incertaine, très éloignée dans le temps, voire inexistante. Au moins serait-elle confiée à des investisseurs patients, qui détiennent leurs actifs au bilan et privilégient les bénéfices socio-économiques par rapport à la rentabilité financière pure, contrairement aux banques commerciales privées 9.

Les intermédiaires financiers publics ayant le statut d’établissements publics de crédit seront éligibles au refinancement de la BCE. Le refinancement préférentiel par la BCE étant interdit, selon le principe contestable de neutralité de la politique monétaire, ces investisseurs publics pourraient agir comme cofinanceurs des projets dont la part essentielle serait portée in fine par la dette publique, mutualisée et émise directement à l’échelle européenne. Le plan de relance NextGenerationEU, en grande partie financé par un emprunt mutualisé effectué par la Commission européenne au nom de l’Union européenne, montre le chemin à suivre.

L’UE n’est pas une fédération comme les Etats-Unis mais peut néanmoins s’inspirer du modèle américain, où les obligations du Trésor fédéral ne sont pas comptabilisées dans le calcul de la dette des Etats fédérés. Par exemple, comme le financement des projets d’infrastructures est dans le mandat de la Banque européenne d’investissement, celle-ci pourrait considérablement augmenter son soutien aux projets RTE 10 si les cofinancements venaient de la Commission européenne, dont la dette n’est pas comptabilisée comme dette des Etats membres et n’est ainsi pas limitée par les règles du Pacte de stabilité 11. Ces surplus d’investissements publics rencontrent également des limites, et ne dispensent pas de rechercher d’autres mesures. Mais ils donneraient une marge de manœuvre supplémentaire à la Banque européenne d’investissement et pourraient être soutenus par la Banque centrale européenne, via des programmes d’achats d’actifs ciblés sur la catégorie d’actifs correspondant aux projets d’infrastructures ferroviaires.

L’exemple du ferroviaire pourrait être généralisé, la BCE soutenant des objectifs climatiques européens via des programmes d’achats d’actifs qui consisteraient à racheter aux investisseurs des titres d’emprunts effectués par les Etats membres pour financer leurs plans de transition. Les Etats ne seraient pas directement financés par la BCE et les investisseurs porteurs des titres éligibles aux programmes de rachat seraient les premiers bénéficiaires de l’opération, mais ce type d’opération contribuerait à faire augmenter les investissements publics de transition.

Réformer les traités, changer la doctrine

Des changements plus profonds seront sans doute nécessaires pour parvenir à un policy-mix ancré dans les textes qui définissent la gouvernance économique européenne 12.Est-ce réellement possible sans une modification des lois, voire une révision des traités ? Sans prétendre trancher toutes ces questions qui touchent aux droit primaire et droit dérivé, à la jurisprudence et à la « malléabilité » de la loi en général, nous esquissons ensuite deux approches qui augmenteraient radicalement les marges de manœuvre du policy-mix vert : la première exigerait une majorité politique à la fois au Parlement européen et au Conseil ; la seconde pas forcément, mais la question est ouverte et mériterait une analyse juridique approfondie.

Pas de changements profonds sans changement des traités ?

Toute réforme des règles du Pacte de stabilité passe naturellement par un changement législatif, mais pour ce qui concerne la BCE par exemple, la réponse varie en fonction du sujet : le refinancement direct des Etats semble effectivement proscrit, mais sur le plan du verdissement des politiques monétaire et de supervision, c’est plutôt la doctrine qui empêche d’agir. Si la BCE fonde son action climatique uniquement sur son mandat de stabilité des prix et de stabilité financière, écartant complètement l’approche par la « double matérialité » (où il s’agit de réduire les impacts négatifs pour eux-mêmes, peu importe s’ils portent des risques financiers ou pas), c’est probablement plus une question d’interprétation que de mandat lui-même. Après tout, le mandat de la BCE comporte aussi des « objectifs secondaires » et l’obligation de soutenir les objectifs de l’Union, ce qui laisse au moins une marge d’interprétation, le dernier mot appartenant comme toujours à la jurisprudence et aux juges européens. Mais si c’est « juste » la doctrine qui bloque durablement toute avancée, alors peut-être faut-il inscrire explicitement dans le mandat les principes permettant de la faire évoluer ? Autrement dit, la ligne de démarcation entre doctrine et loi reste à explorer et mériterait une expertise juridique approfondie.

Prêts directs de la BCE aux Etats

Il n’a pas toujours été interdit aux banques centrales de financer les Etats ; les premières banques ont précisément été créées pour remplir cette fonction. En Europe, le financement des Etats a changé avec le tournant néolibéral des années 1980, en remplaçant le financement monétaire de la banque centrale par le financement des marchés obligataires. L’Union européenne a formalisé cet interdit dans le traité de Maastricht entré en vigueur en 1993 : depuis, ni la Banque centrale européenne ni les banques centrales nationales ne peuvent « accorder de découvert ou tout autre type de crédits aux institutions, organes ou organismes de l’Union, aux administrations centrales, aux autorités régionales, aux autres organismes ou entreprises publics des Etats membres. L’acquisition directe, auprès d’eux, par la Banque centrale européenne ou les banques centrales nationales, des instruments de leur dette est également interdite ».

Faudrait-il lever cet interdit pour accroître l’investissement public dans la transition écologique ? C’est tout un pan de l’ordo­libéralisme présidant aux traités européens qui céderait alors. Le financement de l’investissement demeurerait une dette mais soustraite aux pressions du marché, davantage à l’abri du risque de crise de dette souveraine.

A tort ou à raison, ce changement susciterait une crainte d’inflation, celle-là même qui avait conduit à interdire le financement monétaire des Etats. Ce n’est sans doute pas la plus importante, car les outils de régulation d’une inflation monétaire existent. Une autre question apparaît plus légitime : dans un contexte de démocraties fragiles, ne faudrait-il pas innover et inclure la société civile dans la gouvernance de nos institutions, y compris celles chargées de la coordination monétaire-budgétaire dont il est question ici ?

La démocratisation du pouvoir monétaire des banques centrales pourrait a minima passer par le renforcement du dialogue, aujourd’hui trop asymétrique dans la zone euro, entre la BCE et le Parlement européen 13. Au-delà, il s’agirait d’ouvrir la gouvernance de la Banque centrale à un ensemble de parties prenantes, voire à des citoyens tirés au sort, pour que les décisions d’émission de monnaie centrale, d’affectation et d’utilisation puissent être prises de manière délibérative et au plus près des besoins des bénéficiaires, si ceux-ci venaient à ne plus se limiter aux banques, et ce à l’échelle pertinente (européenne, nationale, locale).

Financement monétaire sans dette

Le problème de financement sur lequel bute une partie des investissements nécessaires à la transition tient à leur absence de rentabilité financière en dépit de leur caractère indispensable sur le plan écologique (ou social pour rendre la transition équitable). Un plan national de création de biocorridors, de revitalisation des petites lignes ferroviaires, ou un plan européen de plantation de haies entomofaunes et de restauration des bocages, de production de terra preta régénérant la microbiologie des sols, ou encore de promotion des « villes éponges », seraient autant d’investissements nécessaires à la transition. Or, leur absence de rentabilité financière les rend a priori non finançables par des acteurs privés et pose également la question de savoir si les Etats peuvent s’endetter pour réaliser de tels investissements qui n’engendreront pas de quoi les rembourser.

Cela étant, le TFUE n’interdit pas explicitement des subventions de la Banque centrale européenne, a fortiori si ces subventions ne vont pas aux Etats mais à des sociétés financières publiques. D’après Jézabel Couppey-Soubeyran, Pierre Delandre et Augustin Sersiron 14, une solution à examiner serait la création d’un volume de monnaie centrale sans dette (émise en dehors d’un prêt ou d’un achat d’actif), affectée au financement de réalisations non rentables, sans retour financier mais indispensable humainement, socialement et écologiquement.

Selon cette approche, la monnaie serait émise par la banque centrale et versée sur le compte de sociétés financières publiques dont la mission serait d’allouer des subventions à des projets éligibles (socialement ou écologiquement indispensables mais non rentables) portés par toutes sortes d’agents (ménages, entreprises, organismes publics, associations…). Ces sociétés pourraient fonctionner en réseau, à l’échelle européenne, nationale et locale. Le maillage complet du territoire leur permettrait de réaliser une distribution fine des encaisses au plus près des besoins. Un tel dispositif exigerait une gouvernance collégiale ouverte à la société civile, tant au niveau du réseau des sociétés financières chargées d’allouer les subventions qu’à celui de l’institut d’émission chargé de fixer le volume à allouer.

De la coordination à la planification

La coordination esquissée rapidement ici est la pièce maîtresse de la planification écologique dont nous avons besoin et doit offrir des moyens pour mener efficacement des transformations économiques, sociales et sectorielles dont certaines ont été traitées dans ce numéro. L’expérience française d’après-guerre enseigne que le rôle de la planification est d’éclairer l’avenir, de jouer le rôle de « réducteur d’incertitude » et d’apporter un cadre cohérent pour les politiques publiques. Dans le contexte des crises actuelles, il s’agit de mettre en œuvre un policy-mix vert, c’est-à-dire une coordination de l’ensemble des instruments – budgétaires, réglementaires et financiers en particulier – pour promouvoir la transition écologique. La gouvernance globale du policy-mix peut s’inspirer des expériences passées mais reste fondamentalement à inventer, avec une coordination des échelles territoriales, locales, nationales et européennes.

  • 1.   Voir Jeffers E. et Plihon D., « Quel policy mix pour la transition écologique ? », Revue française d’économie, 2023, vol. XXXVIII, n° 2.
  • 2.   Voir Krogstrup S. et Oman W., 2019, « Macroeconomic and financial policies for climate change mitigation: A review of the literature », IMF WP 19/185, 2019.
  • 3.   Voir Bolton P., Despres M., Pereira Da Silva L.A., Samama F. et Svartzman R., « The green swan – Central banking and financial stability in the age of climate change », BIS, Eurosystem, Banque de France, janvier 2020.
  • 4.   Voir Harribey J.-M., Jeffers E. et Plihon D., « Quel système bancaire pour financer la transition écologique ? », Economie appliquée, 2023
  • 5.   Voir Delatte M. et Kemoume B., « Verdir le Semestre européen pour réussir le Green Deal. L’état du débat et des propositions de réforme », septembre 2022.
  • 6.   Voir sa tribune « Nous devons accélérer en même temps sur le plan de la transition écologique et de la lutte contre la pauvreté », Le Monde, 29 décembre 2023.
  • 7.   Voir Carré et al., « Mettre la réglementation bancaire au service de la transition écologique », note Veblen, juin 2022.
  • 8.   Voir Cardona M., Hubert R. et Hilke A., « Pour une approche articulée de la politique économique et de la réglementation financière face au changement climatique », Institute for Climate Economics (I4CE), novembre 2023, .
  • 9.   Voir Plihon D. et Rigot S., « Les intermédiaires financiers publics : un nouveau modèle de financement face au changement climatique ? », Revue économique, vol. 73, 2002.
  • 10.   Le réseau transeuropéen de transport est un programme de développement des infrastructures de transport de l’Union européenne et un élément de la politique commune des transports.
  • 11.   Voir Varoufakis Y.et Holland S., « Une modeste proposition pour surmonter la crise de l’euro », Institut Veblen, octobre 2011.
  • 12.   Nous nous limitons ici aux aspects monétaires de la coordination, la question de l’Union budgétaire étant traitée par Thomas Piketty et Antoine Vauchez dans l’article qui suit.
  • 13.   Voir La banque providence, Seuil, par Eric Monnet, coll. La République des idées, 2021.
  • 14.   Dans Le pouvoir de la monnaie. Transformons la monnaie pour transformer la société, Les liens qui libèrent, 2024.

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