Opinion

Réindustrialiser l’Europe, vraiment ?

5 min
Vincent Vicard Analyste du commerce international, adjoint au directeur du CEPII

A l’approche des élections européennes, c’est une petite musique qui se fait de plus en plus entendre : il faut réindustrialiser l’Europe ! Regardez donc, les Etats-Unis le font avec l’Inflation Reduction Act, sans même parler de la Chine, dont les politiques industrielles assumées en ont fait l’usine du monde.

Pourquoi pas nous, alors ? D’autant que la solution est toute trouvée : un Buy European Act. Encore faut-il s’entendre sur ce que cela recouvre. Le terme fait référence au Buy American Act, voté en 1933, qui donnait une préférence aux produits fabriqués sur le sol américain dans les achats du gouvernement.

Rien à voir, donc, avec la politique de l’administration Biden aujourd’hui aux Etats-Unis qui, plutôt que des préférences indiscriminées dans la commande publique, penche pour des subventions ciblées sur les semi-conducteurs et certains secteurs verts (financées par la taxation des grandes entreprises, par ailleurs). Surtout, les Etats-Unis ne sont pas l’Europe (et l’Europe pas la France), et cela a son importance sur les questions d’industrie.

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Les Etats-Unis affichent un déficit structurel de leurs échanges de biens avec le reste du monde, qui a participé de leur désindustrialisation. Car si les importations de biens manufacturés augmentent plus vite que les exportations, c’est autant de demande qui n’est pas adressée au tissu industriel national.

Ne pas se tromper sur la nature des défis

Il ne faut pas oublier que l’industrie manufacturière outre-Atlantique ne représente que 10 % de l’emploi et 11 % de la valeur ajoutée. Bien loin du cas de l’Union européenne (UE), où elle pèse pour 15 % de l’emploi total et de la valeur ajoutée, et où le solde commercial est en excédent chronique depuis une décennie.

Les déficits commerciaux apparus en 2022 avec la guerre en Ukraine et l’augmentation des prix de l’énergie, dont l’Europe est importatrice nette, ont pu laisser penser que cette période était derrière nous. Il n’en est rien. Dès février 2023, l’UE retrouvait un solde commercial positif, solde qui se rapproche en fin d’année 2023 de son niveau de 2021.

Malgré les défis posés par la crise énergétique, la production industrielle de l’UE reste fin 2023 en hausse de 3 % par rapport à 2019. La situation européenne ne doit pas être lue au seul prisme de l’industrie allemande, qui connaît un recul inédit de sa production depuis 2018, que la période récente n’a fait qu’accentuer.

Cette baisse (et celles de 2,6 % en France et de 1,2 % en Italie) est compensée par une hausse de la production industrielle dans le reste de l’UE : + 22 % en Pologne, + 41 % au Danemark, + 13 % en Slovénie ou + 7 % en Suède.

Cela n’empêche pas que l’augmentation récente des prix de l’énergie, plus rapide en Europe que dans le reste du monde, constitue un enjeu de taille pour les secteurs industriels intensifs en énergie, qui se combine à la nécessaire décarbonation du mix énergétique.

Réindustrialiser l’UE signifie augmenter l’excédent commercial, et donc pousser à la désindustrialisation d’autres régions du monde

Des défis réels, donc, mais il ne faut pas se tromper sur leur nature. Même après les crises récentes, l’UE reste en excédent commercial. Cela signifie que nous produisons déjà trop de biens manufacturés par rapport à notre propre demande.

Dans cette situation, réindustrialiser l’UE signifie augmenter l’excédent commercial, et donc pousser à la désindustrialisation d’autres régions du monde. Au risque de renforcer les conflits politiques et les défis qu’affrontent des pays à plus faibles revenus.

Recomposer sans déséquilibrer

Viser une simple réindustrialisation d’un continent déjà trop industrialisé revient à ignorer les vraies questions, au nombre d’au moins trois.

D’abord, celle de la composition du tissu industriel, qui doit évoluer pour s’engager dans les transitions écologique, numérique et géopolitique. L’enjeu d’une politique industrielle européenne n’est pas d’augmenter la part de l’industrie, mais de transformer l’industrie pour répondre aux enjeux auxquels sont confrontées nos sociétés. Avec tout ce que cela implique de transitions pour les entreprises, les salariés et les territoires affectés.

C’est d’ailleurs bien là ce que vise la politique de Joe Biden : subventionner certains secteurs ayant un rôle à jouer dans les défis climatiques et géopolitiques.

Deuxième question fondamentale pour l’industrie européenne, celle des déséquilibres entre pays de l’UE et de la nécessaire coordination pour les résoudre. Contrairement aux décennies précédentes, où le système de concurrence laissait peu de place à une coordination entre Etats membres, les enjeux géopolitique et climatique nécessitent l’intervention des Etats pour orienter l’économie et créer des intérêts partagés.

C’est l’occasion de dépasser les politiques non coopératives centrées sur le maintien de l’industrie à tout prix

Sur les questions de sécurité économique, l’échelon européen permet ainsi de partager les coûts d’une sécurisation des chaînes d’approvisionnement critiques, en choisissant des dépendances croisées avec nos partenaires européens. C’est là l’occasion de créer les conditions du dépassement des politiques non coopératives centrées sur le maintien de l’industrie à tout prix, fût-ce par la concurrence sur les salaires, qui ont contribué à fragiliser l’économie européenne.

Enfin, au-delà de l’échelon européen, se pose la question des relations de l’UE avec le reste du monde. Pour l’Union, agir en grande puissance économique nécessite de prendre en compte les effets de ses politiques industrielles sur le reste du monde, et notamment les pays émergents ou moins avancés, qui ont besoin d’activités industrielles pour se développer.

L’UE devra ainsi veiller aux conséquences de la mise en œuvre du mécanisme d’ajustement carbone à ses frontières, qui, en protégeant nos industries émettrices de gaz à effet de serre, aura des effets majeurs sur certains secteurs de nos partenaires commerciaux, notamment des pays à faibles revenus. De même devra-t-elle être attentive aux futures dépendances sur les matières premières résultant de la transition énergétique, qui nécessitent de repenser des relations équilibrées avec les pays fournisseurs.

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Commentaires (2)
STEPHANE B. 07/03/2024
Analyse (bien sûr) intéressante. Envisager la chaîne de valeur (dont approvisionnements) à l'échelle de l'Europe, pourquoi pas. Reste la fiabilité de nos partenaires européens en ces temps de tempêtes (géo)politiques...
BERNARD MARX 07/03/2024
« Viser une simple réindustrialisation d’un continent déjà trop industrialisé ». Trop industrialisé... parce qu’en excédent commercial? En voilà une idée qu’elle est « simple ».
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