Société

Prostitution : les ambiguïtés de la compassion

5 min
Manifestation de prostituées. Nombre de mouvements de défense des travailleurs du sexe demandent qu’on les « sauve de ceux qui veulent les sauver ». PHOTO : ©Romain BEURRIER/REA

L’Assemblée Nationale devrait adopter cet après-midi la proposition de loi visant à « renforcer la lutte contre le système prostitutionnel ». Les deux chambres du Parlement ont parfois exprimé des points de vue diamétralement opposés, en particulier sur la pénalisation du client, mesure phare du texte, qui a été votée deux fois par l’Assemblée nationale et supprimée deux fois par le Sénat. Mais ces désaccords, largement commentés, laissent dans l’ombre le consensus assez général sur les mesures d’accompagnement de celles qui sont désignées comme des « victimes de la traite ».

Dans la lignée de la résolution votée par l’Assemblée en 2011, la prostitution a été décrite comme une violence en soi, dont il faudrait libérer à tout prix celles qui la subissent. « Avant qu’un client puisse acheter une prestation sexuelle, dans l’une de nos rues ou à la lisière de nos bois, il y a des femmes, et parfois des hommes, qui sont vendus, achetés, échangés, séquestrés, violés, torturés, trompés, rackettés, soumis aux pires chantages – ainsi que leur famille et leurs enfants –, exportés et importés comme n’importe quels marchandises, animaux ou denrées périssables » s’était ainsi indignée Najat Vallaud-Belkacem. Un tel manichéisme est souvent critiqué par les chercheurs de terrain, qui montrent que les catégories de victimes et de trafic rendent très mal compte de la complexité des trajectoires des personnes prostituées.

Quantifier pour émouvoir

Dans un style parfaitement conforme à la « rhétorique abolitionniste » étudiée par le sociologue Lilian Mathieu, les débats parlementaires ont été ponctués d’énoncés de chiffres impressionnants (« alors que seulement 20 % des personnes prostituées dans l’espace public étaient de nationalité étrangère en 1990, elles en représentent aujourd’hui, et depuis les années 2000, près de 90 % ») mais bien souvent invérifiables.

Les débats parlementaires ont été ponctués d’énoncés de chiffres impressionnants mais souvent invérifiables

Leur accumulation (« Il a été montré que les femmes enlevées par Boko Haram étaient revendues aux filières nigérianes de la prostitution – 50 % des personnes prostituées en Grande-Bretagne sont nigérianes, 20 % en France. Les prises d’otages et la prostitution rapporteraient à Boko Haram entre 500 000 et 2 millions d’euros par mois ») produit, selon le sociologue, un « effet de saisissement » et dresse un « portrait horrifique » de la situation des personnes prostituées.

Quoi qu’il en soit, les mesures d’accompagnement prévues par la proposition de loi paraissent bien timides face à une situation décrite comme aussi insoutenable. Le « parcours de sortie de la prostitution » qu’il est prévu de créer ne donnerait notamment aux prostituées qui s’y engageraient qu’un droit de séjour de six mois (renouvelable). Un point vivement débattu, mais la volonté de ne pas créer un « appel d’air » pour l’immigration illégale en accordant une durée de séjour plus longue l’a clairement emporté.

Victime ou coupable ?

On retrouve là l’ambivalence de la législation française depuis une quinzaine d’années, qui fait se côtoyer, notamment dans la loi sur la Sécurité intérieure votée en 2003, compassion pour les victimes de la traite et sévérité pour les migrants en séjour irrégulier – quand bien même les prostituées sont souvent les deux à la fois. Comme l’a montré la sociologue Milena Jaksic, cette ambivalence conduit les divers acteurs de la lutte contre la traite à jeter un regard a priori soupçonneux sur ces femmes pourtant supposées avoir vécu les pires horreurs. « Il y a quand même des jeunes femmes qui essaient de se servir de ce système pour obtenir les papiers », lui explique ainsi le chef de l’Office central pour la répression de la traite des êtres humains (OCRTEH). La police, elle, voit dans la prostituée avant tout une « indic » dont les informations permettront d’arrêter les proxénètes, plutôt qu’une victime ayant droit à réparation.

La prostituée étrangère est celle dont, simultanément, le sort nous apitoie et la présence nous importune

Les associations de soutien aux prostituées qui les accompagnent dans leurs démarches sont elles-mêmes, comme dans d’autres secteurs, enrôlés dans ce travail de soupçon et s’efforcent de distinguer les candidates « sérieuses » au séjour (sont-elles assidues à leurs cours de français ? Cherchent-elles un travail décent ? Ont-elles vraiment la volonté de porter plainte ou de témoigner contre leurs souteneurs ?) des potentielles « fraudeuses ». Et lorsque le procès d’un proxénète se tient, explique Milena Jaksic, « l’idée que les personnes aient pu dénoncer dans le seul but d’obtenir des papiers en plus du stigmate d’ancienne prostituée constitue autant de techniques de déstabilisation et de disqualification des plaignantes, surtout lorsqu’elles demandent réparation ».

Une répression compassionnelle

A l’instar de la politique d’immigration, la politique française de lutte contre le « système prostitutionnel » relève ainsi d’une forme paradoxale de « répression compassionnelle », pour reprendre la formule de l’anthropologue Didier Fassin. Tout comme le sans-papiers – ou plus récemment, le réfugié syrien – la prostituée étrangère est celle dont, simultanément, le sort nous apitoie et la présence nous importune.

Une ambivalence qui n’est cependant pas spécifique à la France, tant au niveau international les campagnes contre la traite des êtres humains ont pris un tournant moral et répressif, au détriment d’une action sur les inégalités sociales qui alimentent ces trafics. On comprend dès lors pourquoi les prostituées se détournent généralement d’une charité aussi ambiguë, et que nombre de mouvements de défense des travailleurs du sexe à travers le monde demandent avec insistance qu’on les « sauve de ceux qui veulent les sauver ».

Article publié le 19 octobre 2015 et actualisé le 06 avril 2016

À la une

Laisser un commentaire
Seuls nos abonnés peuvent laisser des commentaires, abonnez-vous pour rejoindre le débat !