Opinion

Reporting extra-financier : pourquoi tant de bruit et de fureur ?

7 min
Franck Aggeri Professeur de management à Mines ParisTech

Les débats contradictoires font rage à l’occasion de la prochaine mise en œuvre de la CSRD (Corporate sustainable reporting directive), la nouvelle directive européenne sur le reporting extra-financier. Emmanuel Faber, l’ancien dirigeant de Danone et aujourd’hui président de l’ISSB (International sustainabilty standard board), organisme privé anglo-saxon promouvant des normes extra-financières volontaires, a suscité la polémique en publiant une tribune dans le Monde le 10 octobre dernier où il critique vertement cette directive qu’il juge dangereuse.

Selon lui, elle mettrait en péril le bon fonctionnement des entreprises et de l’économie, étant fondée sur des principes illusoires et trop complexes dans leur mise en œuvre. Ce texte a enflammé les réseaux sociaux et les médias. Partisans et adversaires de la CSRD se sont affrontés par tribunes et posts interposés, y compris au sein des experts de la communauté des professionnels de la comptabilité et de l’audit.

Pour les non-initiés, ces controverses ont de quoi susciter l’étonnement. Pourquoi un sujet aussi technique que le reporting extra-financier provoque des débats aussi passionnés ? Pour en comprendre les enjeux, il faut mettre en perspective cette directive par rapport aux défis de la transition écologique et aux critiques récurrentes faites aux entreprises quant à leur inaction en la matière.

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Le décalage entre les engagements environnementaux des entreprises et les actions concrètes pour les atteindre n’a jamais été aussi visible qu’aujourd’hui. Par exemple, alors que la plupart des grandes entreprises annoncent des objectifs de neutralité carbone en 2050, les tendances observables ne vont pas dans cette direction. Quant aux feuilles de route censées détailler par quelles actions cette neutralité carbone pourrait être atteinte, elles font le plus souvent défaut.

Décalage entre promesses et réalité

Ce décalage entre promesses et réalisations suscite le scepticisme, voire l’ire des parties prenantes. La preuve ? La multiplication des poursuites en justice par des citoyens et ONG pour inaction climatique, à l’instar du procès Shell, condamné aux Pays-Bas en 2021 à réduire ses émissions de gaz à effet de serre de 45 % d’ici à 2030.

Ce constat ne se limite pas à la question climatique, mais concerne tous les grands enjeux environnementaux du moment : destruction accélérée de la biodiversité, explosion du volume de déchets, surexploitation des ressources naturelles, etc.

Les progrès beaucoup trop lents réalisés ces dernières décennies par la plupart des entreprises marquent l’échec de la conception traditionnelle de la Responsabilité sociétale des entreprises (RSE), fondée sur l’action volontaire.

Les obligations réglementaires existent pourtant, notamment en Europe avec la directive NFRD (Non financial reporting directive), introduite en 2014, qui exige qu’une déclaration de performance extra-financière soit produite tous les ans par les entreprises de plus de 500 employés. Mais cette déclaration se limite le plus souvent à un exercice de conformité vis-à-vis de standards de reporting peu contraignants.

L’Union européenne, de son côté, s’est dotée en 2019, avec le Green Deal, d’un plan de transition écologique ambitieux visant notamment la neutralité carbone en 2050. Elle ne pouvait donc se satisfaire de cette situation. Aussi a-t-elle engagé une refonte profonde de la réglementation en matière de reporting extra-financier qui a mobilisé une multitude de parties prenantes pendant plusieurs années. Ce travail a débouché sur une nouvelle directive, la CSRD, adoptée en juillet 2023. Elle entrera en vigueur progressivement à partir de 2024. Quels sont les changements ?

Mesurer les impacts

Trois points essentiels sont à retenir. Le premier porte sur la standardisation des pratiques de reporting extra-financier. Douze normes générales couvrant les grands enjeux environnementaux, sociaux et de gouvernance ont été définies, ainsi que près de 500 indicateurs. La directive précise aussi les périmètres sur lesquels les entreprises devront rendre des comptes avec des déclinaisons sectorielles.

L’ensemble de ces normes est désigné sous le terme des ESRS pour European sustainability reporting standards. Par exemple, en matière de comptabilisation des émissions de gaz à effet de serre, les pratiques des entreprises étaient jusque-là très hétérogènes : certaines comptabilisaient uniquement les émissions directes de leurs entités juridiques, omettant les émissions de leurs fournisseurs ou celles de leurs clients ; d’autres les prenaient en compte.

Désormais, les entreprises seront tenues de comptabiliser l’ensemble des émissions, directes comme indirectes, permettant, en principe, des comparaisons sectorielles des performances en la matière.

Le second point est l’élargissement du nombre d’entreprises concernées. La directive précédente s’appliquait aux entreprises de plus de 500 salariés, la CSRD abaisse le seuil à 250 salariés en 2026. Plus de 50 000 entreprises seront ainsi concernées contre 10 000 auparavant. Cette exigence s’appliquera également, à partir de 2028, aux entreprises extra-européennes qui ont un chiffre d’affaires supérieur à 150 millions d’euros sur le sol européen.

L’enjeu de la double matérialité

Le troisième point, qui constitue l’objet central des polémiques, porte sur la mise en œuvre concrète de la notion de double matérialité. Dans la logique financière classique, seuls les risques que fait peser la dégradation de l’environnement sur la valeur des actifs financiers sont pris en compte. Cette matérialité financière simple est ainsi destinée aux actionnaires et aux financeurs. Elle ne s’intéresse ni aux risques encourus par les habitants, ni aux impacts de cette dégradation sur les entités naturelles (faune, flore, forêts, océans, rivières, lacs, sols…).

L’idée de la double matérialité est, dans la comptabilité des entreprises, d’ajouter à la matérialité financière une matérialité dite « d’impact » qui vise à évaluer en quoi les activités des entreprises participent à la dégradation de l’environnement et affectent donc le bien-être des populations, mais également la santé écologique des entités naturelles. Cette notion était déjà présente dans la précédente directive NFRD mais n’a jamais été véritablement mise en œuvre. L’enjeu de la CSRD est désormais de contraindre les entreprises à réaliser cet exercice sérieusement.

Ainsi, les entreprises devront faire la démonstration que leurs engagements, leurs stratégies et leurs indicateurs prennent effectivement en compte les risques environnementaux, sociaux et de gouvernance engendrés par leurs activités. Elles devront aussi préciser la feuille de route et les plans de vigilance à même de les éviter.

Comment transformer l’essai ?

On comprend mieux, à cette aune, les débats virulents que cette directive suscite. D’autant qu’un autre enjeu important se joue : celui de savoir si l’ambitieuse norme européenne CSRD l’emportera au plan international sur les normes anglo-saxonnes de l’ISSB, qui restent dans une logique de matérialité financière simple.

Cette bataille des normes ne se limite pas à l’échelle européenne. Dans la mesure où la directive européenne s’appliquera aux grandes entreprises mondiales qui opèrent sur son sol, elle a de fait une portée mondiale. Pour Emmanuel Faber et l’ISSB, il s’agit donc d’un enjeu vital : que les grandes entreprises mondialisées n’adoptent la CSRD comme standard de référence, pour laisser le champ libre à la norme ISSB.

Toutefois, il reste encore à transformer l’essai. L’adoption de la directive était une première étape, certes nécessaire, mais qui n’est pas suffisante. Son impact dépendra de la façon dont les entreprises et leurs parties prenantes vont se l’approprier. Car l’enjeu de la CSRD n’est pas seulement de fiabiliser et de standardiser le reporting extra-financier. Encore faut-il que l’ensemble des acteurs concernés (investisseurs, auditeurs, consultants, ONG, consommateurs, pouvoirs publics…) se saisissent des informations produites pour faire pression sur les entreprises pour qu’elles adoptent effectivement des stratégies plus soutenables.

Un tel processus prendra du temps, car il faut d’une part accompagner la montée en compétences de ces parties prenantes, et d’autre part organiser la construction de référentiels d’évaluation sectoriels permettant des comparaisons. C’est à cette condition que cette directive pourra être un levier d’une transition écologique et sociétale ambitieuse. Autrement, elle ne constituera qu’une nouvelle usine à gaz qui aurait surtout comme conséquence de faire prospérer les fonctions de reporting et les marchés du conseil, de la vérification et de l’audit.

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Commentaires (5)
PIERRE BARET 17/12/2023
Bravo pour cet article limpide Franck ! Il y a juste une petite coquille qui s'est glissée dans la phrase "Pour Emmanuel Faber et l’ISSB, il s’agit donc d’un enjeu vital : que les grandes entreprises mondialisées adoptent la CSRD comme standard de référence." E.Faber et l'ISSB souhaitent que ne soit pas la CSRD, mais la norme ISSB qui soit adoptée par les multinationales.
Naïri Nahapétian 19/12/2023

Merci pour votre vigilance, nous avons corrigé

Daniel Le Guillou 16/12/2023
Est-ce que la DPEF a été un levier efficace pour la transition écologique et sociale ? Ne faut-il pas viser l'intégration comptable ?
FRANCK AGGERI 16/12/2023
Le reporting extra-financier et la comptabilité intégrée sont complémentaires. Avant d’évaluer les coûts de préservation de l’environnement, il est nécessaire d’avoir des indicateurs biophysiques fiables. La CSRD, plus exigeante que la directive précédente, peut constituer une base pour aller vers une comptabilité intégrée.
GEORGES TISSOT 15/12/2023
excellent.on est vraiment dans le "dur".Dans un passé récent,on n'a pas assez fait attention au fait que les normes anglo-saxonnes de reporting,ont largement contribuées à la financiarisation intégrale de l'économie .
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