Irak

L’Etat islamique veut terroriser les sunnites

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Milice anti-jihadistes à Ramadi, en Irak, en 2007. Face à l'Etat islamique, les Américains misent sur un soulèvement de sunnites comme cela avait été le cas face à Al-Qaida en Irak à la fin des années 2000. PHOTO : Eros HOAGLAND/REDUX-REA
Par Yann Mens

La décapitation d’otages occidentaux par l’Etat islamique (EI) a provoqué des réactions d’horreur dans l’opinion. Ces assassinats, complaisamment filmés, sont d’autant plus terrifiants que les jihadistes prennent soin d’y faire participer des recrues britanniques et françaises, rapprochant ainsi la menace du territoire européen dans l’inconscient collectif des opinions. Par contraste, les exécutions, ces dernières semaines, de plusieurs centaines de sunnites irakiens, femmes et enfants compris, par ces mêmes jihadistes ont reçu moins d’écho dans ces opinions, bien qu’elles soient sans doute plus décisives pour l’issue du conflit.

Exécutions de masse

A plusieurs reprises, au cours des mois d’octobre et de novembre, l’Etat islamique s’est livré à des exécutions de masse dans la province d’Al-Anbar, à majorité sunnite, dont il dispute le contrôle au gouvernement de Bagdad. Ainsi, 322 personnes, dont une cinquantaine de femmes et d’enfants, ont été assassinées dans un village situé au nord de Ramadi, selon les autorités irakiennes. De même, 70 personnes ont été exécutées près de la ville de Hit le 9 novembre. Et le 22 novembre, dans un village proche de Ramadi, grande ville dont les forces irakiennes s’efforcent de reprendre certains quartiers aux jihadistes, les autorités locales ont annoncé avoir découvert 25 cadavres dont les corps montraient qu’ils n’avaient pas été victimes des combats, mais d’assassinats de sang-froid.

Ces différentes exécutions visent des tribus (ou des factions de tribus) spécifiques et s’inscrivent dans la lutte pour le contrôle des localités sunnites que se livrent les jihadistes et le gouvernement de Bagdad, lequel est soutenu par une coalition bigarrée qui compte l’Iran, les Etats-Unis, des pays européens et, plus marginalement, arabes.

Les frappes aériennes ne peuvent pas venir à bout d’un mouvement qui pratique des formes de guerre non conventionnelle

Depuis le début des bombardements occidentaux contre l’EI en août dernier, les principaux stratèges américains ont clairement indiqué que si des frappes aériennes pouvaient éventuellement contenir l’avancée de l’Etat islamique, elles ne pouvaient à elles seules réduire significativement son contrôle du terrain, et encore moins venir à bout d’un mouvement qui pratique des formes de guerre non conventionnelle et qui a appris à disperser ses forces.

Pour espérer parvenir à une réelle éradication de l’Etat islamique, il faut des combattants au sol. L’envoi de troupes de combat occidentales étant (pour l’instant) exclu par les décideurs américains et européens, ces « boots on the ground » (bottes au sol) ne peuvent être que des combattants irakiens. Et singulièrement sunnites puisque c’est cette communauté qui est majoritaire dans les zones du nord irakien contrôlées par l’EI. Mais peut-on espérer un soulèvement significatif de sunnites alors qu’une partie d’entre eux, durant le premier semestre 2014, a accueilli le mouvement jihadiste comme un allié qui les délivrait de l’arbitraire, de la répression et du sectarisme du chiite Nouri al-Maliki, alors Premier ministre irakien ?

Le précédent de la Sahwa

Certains stratèges américains estiment que c’est possible, en se fondant sur l’expérience de la Sahwa (« réveil »). Cette mouvance, faite de membres de combattants sunnites, était active entre 2005 et 2009 dans les provinces sunnites du nord-ouest où sévissait alors Al-Qaida en Irak, prédécesseur de l’EI. Le mouvement jihadiste qui s’opposait alors à l’occupation américaine du pays avait déjà tenté de capitaliser sur la frustration des sunnites (environ 20 % de la population) après la chute de Saddam Hussein en 2003, chute qui avait permis l’arrivée au pouvoir, grâce aux institutions mises en place par les Etats-Unis, de partis proches à des degrés divers de l’Iran et surtout se revendiquant de la majorité chiite du pays (environ 60 % de la population) jusque-là marginalisée. En dépit de la réelle frustration des sunnites, la brutalité et l’arbitraire d’Al-Qaida en Irak avaient fini par lui aliéner une partie de cette communauté. Ce dont les Etats-Unis avaient profité pour armer des milices anti-jihadistes regroupées sous le nom de Sahwa.

L’Etat islamique envoie un message de terreur à tous les sunnites qui seraient tentés de se soulever

C’est cette opération que des stratèges américains souhaitent aujourd’hui renouveler, via le projet de création d’une garde nationale. Et que l’Etat islamique tente d’endiguer en envoyant un message de terreur à tous les sunnites qui seraient tentés de se soulever. La plupart des personnes massacrées durant ces dernières semaines étaient membres de la tribu Albu Nimr, dont de nombreux membres avaient participé à la Sahwa. Certains s’efforçaient de résister de nouveau aujourd’hui par les armes à l’EI. Des armes qui, selon certaines sources tribales, ne leur auraient pas été livrées à temps ni en quantité suffisante du fait de la corruption régnant à Bagdad. Ce qui aurait permis à l’Etat islamique de commettre les récents massacres.

Promesse trahie

Outre la peur suscitée par ces sanglants avertissements, la probabilité d’un soulèvement significatif des populations sunnites contre l’Etat islamique, à court terme en tout cas, semble limitée par deux autres facteurs. Le premier est lié à l’attitude passée du gouvernement de Bagdad vis-à-vis de ces alliés sunnites : alors qu’au moment de la constitution de la Sahwa, les Etats-Unis et le gouvernement de Bagdad avaient promis à ces combattants qu’ils seraient rémunérés et éventuellement intégrés dans les forces de sécurité irakiennes, le Premier ministre Nouri al-Maliki a trahi cette promesse, une fois que les troupes américaines se sont retirées du pays fin 2011.

Les indices de ralliement de tribus sunnites sont très minces, en dépit des pourparlers organisés par les Etats-Unis avec des notables en exil

Pire : une terrible répression s’est abattue sur les régions sunnites durant les trois années qui ont suivi. Certes, un nouveau Premier ministre, Haïdar al-Abadi, gouverne le pays depuis août dernier, mais avec l’appui des mêmes formations chiites que son prédécesseur au Parlement. Le souvenir de la trahison d’al-Maliki n’incite évidemment pas d’éventuels combattants sunnites à se fier à la parole de Bagdad, d’autant que, sur le terrain, des milices chiites soutenues par l’Iran sont l’un des principaux appuis du gouvernement. Certes, ces milices se battent contre l’EI, mais se livrent aussi à des exactions contre la population sunnite. De fait, les indices de ralliement de tribus sunnites sont très minces, en dépit des pourparlers organisés par les Etats-Unis avec des notables en exil.

Alliance de fait

Le deuxième facteur qui limite les possibilités de soulèvement concerne les objectifs poursuivis par les diverses factions armées sunnites irakiennes présentes au nord du pays aux côtés de l’Etat islamique, sinon en coopération avec lui. Le plus puissant de ces mouvements est formé d’anciens partisans de Saddam Hussein, et notamment d’anciens officiers chassés de l’armée lors de l’épuration massive des forces de sécurité imprudemment décidée par les Etats-Unis après la chute de Saddam Hussein. Même si ce mouvement, l’Armée des hommes de la Naqshbandi, a manifesté son désaccord avec certaines méthodes employées par l’Etat islamique, contre les minorités religieuses (chrétiens, Yézidis…) notamment, il n’a pas pour autant rompu son alliance de fait avec les jihadistes, alors même que ces derniers tentent d’imposer à leurs alliés des serments d’allégeance et les chassent des villes qu’ils contrôlent lorsqu’ils refusent. En effet, l’objectif des alliés sunnites de l’Etat islamique, et singulièrement de l’Armée des hommes de la Naqshbandi, reste le renversement pur et simple du régime en place à Bagdad et le rétablissement d’un pouvoir sunnite, quitte à l’habiller d’un discours de légitimation mêlant nationalisme et religion.

Aussi inatteignable soit-il dans la pratique, ce but continue de dissuader une partie des combattants du nord de l’Irak de retourner leurs armes contre les jihadistes et d’être les alliés au sol tant recherchés par les stratèges occidentaux.

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