Les multiples vies d’Alexander Hamilton

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Héros de la guerre d'indépendance américaine, fondateur de banques, ministre des Finances..., Alexander Hamilton est l'un des pères de l'interventionnisme de l'Etat dans l'économie.

Le personnage brillant d’Alexander Hamilton est si familier au lecteur qu’il serait absurde de lui dire qui était Hamilton et ce qu’il représentait. " Joseph Schumpeter serait bien surpris de constater que celui qu’il considérait ainsi dans sa magistrale Histoire de l’analyse économique, écrite dans les années 1940, est tombé depuis dans un oubli quasi total. Et pourtant, son éloge n’est pas exagéré : après avoir été un héros de la guerre anticoloniale américaine contre les Britanniques, Alexander Hamilton fut brillant avocat, économiste reconnu, polémiste craint, fondateur de banques, inspirateur de la Constitution des Etats-Unis, premier ministre des Finances du pays et... père de neuf enfants.

Alexander Hamilton est celui qui a inventé les principes de la politique industrielle, de la politique fiscale et de la politique monétaire américaines. Ce qui en fait l’un des pères fondateurs de l’interventionnisme efficace de l’Etat dans l’économie. Et explique en partie sa disparition des manuels contemporains de théorie économique, dans une période où la supériorité de la loi du marché tient la corde idéologique.

Le héros

Ironie de l’histoire pour celui qui allait bientôt se battre pour créer les premiers impôts fédéraux aux Etats-Unis, Alexander Hamilton est né en 1755 sur l’île de Nevis, alors possession de l’Empire britannique et aujourd’hui paradis fiscal apprécié des Caraïbes. C’est un euphémisme de dire que rien ne le prédestinait à une brillante carrière. Transporté à l’Ile Sainte-Croix, à la frontière entre le Canada et les Etats-Unis, il connaît une enfance chaotique faite de suicides, divorces, banqueroutes et autres scandales familiaux. Il doit commencer à travailler dès l’âge de 11 ans comme employé chez Beekman et Cruger, une maison de commerce. A 14 ans, il est orphelin et doit se débrouiller seul dans la vie.

Son premier travail le confronte à trois réalités : le monde des affaires, celui de la contrebande et les conditions inhumaines dans lesquelles travaillent les esclaves pour produire le sucre exporté. Il en gardera tout au long de sa carrière une proximité avec les acteurs économiques privés, de fortes prises de position anti-esclavagistes et la conviction qu’il est nécessaire de policer les frontières maritimes.

Remarqué pour ses qualités, son employeur et le prêtre dont il est proche l’envoient étudier à New York. Il ne tarde pas à rejoindre les rangs des " patriotes " qui se battent pour obtenir l’indépendance vis-à-vis de la Couronne britannique. Quelques années plus tard, on le retrouve lieutenant colonel, bras droit, à 22 ans, du futur premier président des Etats-Unis, George Washington. Lassé de son travail d’organisateur, il part au front, où il gagnera le rang de héros de la guerre d’indépendance à la bataille décisive de Yorktown.

Nouvellement indépendants, les Etats-Unis font face à de gros problèmes financiers : les emprunts effectués pour financer la guerre contre les Britanniques pèsent lourdement, alors que l’embryon de pouvoir central ne dispose pas de recettes fiscales et que les batailles de droits de douane entre les Etats de l’Union font rage. La dette américaine ne vaut plus grand-chose sur les places financières européennes, qui n’ont pas confiance dans les capacités de gestion de ce pays émergent. Le système monétaire est une véritable gabegie : chaque Etat crée de la monnaie et émet des emprunts. Et tout cela circule en même temps qu’une multitude de monnaies étrangères dont les taux de change varient d’Etat à Etat ! En une dizaine d’années, Hamilton va apporter des solutions à tous ces problèmes.

Le banquier

Tout commence avec la création de la Bank of New York en juin 1784, une grande banque américaine toujours active. Ce premier pas fera de New York une place financière internationale de premier rang. Hamilton en est le directeur, l’avocat et il en a rédigé les statuts. Le monde de la banque est alors assez largement inconnu aux Etats-Unis, puisqu’il n’existait que la Bank of North America, née à Philadelphie quelques années plus tôt en 1781. Hamilton espère faire de son établissement un acteur financier dominant pouvant imposer une forme de régulation du système financier local. Mais ce n’est qu’une étape. Son ambition est plus large.

En 1786, les différents Etats se réunissent pour tenter d’harmoniser leurs politiques fiscales locales, en particulier pour régler la question des batailles de droits de douane qui créent de fortes tensions. Les débats montrent vite que ces disputes commerciales reflètent un manque d’organisation au niveau fédéral. Une Assemblée constituante est alors convoquée à Philadelphie en mai 1787. Hamilton y est présent comme représentant de New York. Il y défend deux idées : la nécessité de confier le pouvoir à une aristocratie éclairée à même de contrôler les passions des peuples, qu’il craignait beaucoup, et le besoin d’un gouvernement central fort.

La Constitution des Etats-Unis qui sort de ces débats en septembre ne suit pas l’élitisme de sa proposition de monarchie républicaine. Mais elle consacre le pouvoir de l’Etat fédéral sur celui des Etats. Ses partisans seront donc qualifiés de " fédéralistes ". Hamilton en prend la tête et s’engage fortement en faveur du " oui " dans la féroce bataille politique à laquelle donne lieu la ratification de la Constitution par chaque Etat. Il écrit ainsi les deux tiers des Federalists Papers, un ensemble impressionnant de textes qui reste encore une référence pour tout juriste constitutionnel américain. Tout en laissant aux différents Etats la possibilité de gérer leurs propres impôts, il y défend l’idée que le pouvoir d’imposition du gouvernement central " est un ingrédient indispensable de toute constitution ". Il réclame notamment un monopole fédéral pour les recettes fiscales liées aux droits de douane, première source de revenus fiscaux à l’époque. Il conclut sa dernière contribution en indiquant à ses lecteurs que la Constitution n’est pas un document parfait, mais que seuls le temps et l’expérience permettront de la faire vivre. Son argumentation permettra la victoire décisive du " oui " dans l’Etat de New York en 1788.

Le ministre

Quelques mois plus tard, George Washington devient le premier président des Etats-Unis. Sa première tâche est d’inventer le gouvernement américain. Il sera composé de trois hommes : Thomas Jefferson est le secrétaire d’Etat, le ministre des Affaires étrangères ; Henry Knox, le ministre de la Guerre ; et le 11 septembre 1789, Alexander Hamilton devient, à 34 ans, le premier secrétaire au Trésor, le ministre des Finances des Etats-Unis.

Il sera un ministre puissant, à la tête d’une administration de 39 personnes, quand le secrétariat d’Etat comporte seulement cinq fonctionnaires. Comme tout ministre qui veut lever des impôts, Hamilton a besoin de connaître sa base fiscale : le deuxième jour de son arrivée, il demande aux inspecteurs des douanes de lui fournir une fois par semaine un relevé détaillé des droits perçus par chaque Etat, lui permettant de suivre à la trace chaque bateau entrant dans un port américain. Il est ainsi à la base des statistiques sur le commerce international américain. La faiblesse des montants constatés le surprend et il attribue le résultat à un phénomène qu’il a bien connu dans sa jeunesse : la contrebande. L’une de ses premières décisions sera de créer un corps de gardes-côtes. L’enjeu est important : les droits de douane représentent alors 90 % des recettes fiscales du gouvernement, dont les trois quarts proviennent du commerce avec l’ancienne métropole coloniale britannique.

La taxation du commerce international ne suffit pourtant pas à répondre aux besoins du gouvernement. La dette accumulée par les Etats et les patriotes s’élève alors à 79 millions de dollars, un montant colossal pour l’époque. Hamilton est prêt à répudier une partie de la dette due aux financeurs locaux, mais tient à rembourser l’intégralité de la dette extérieure pour conserver la confiance des investisseurs étrangers. Pour cela, il a besoin de nouvelles recettes fiscales. En janvier 1790, il publie son Report on Public Credit, qui appelle à la création de nouveaux impôts, notamment sur les vins et spiritueux. Une hérésie dans un pays qui vient de se révolter en partie contre des taxes coloniales injustes et pour lequel la réticence face à l’impôt et l’évasion fiscale était devenue un acte de résistance (et semble l’être restée depuis !). Hamilton propose également que le gouvernement emprunte sur les marchés de capitaux internationaux (européens), car la capacité d’emprunt de l’Etat est " le prix de la liberté ", écrit-il.

Après la dette publique et le système fiscal, Hamilton ouvre un troisième chantier : celui de la création d’une banque centrale nationale. C’est une révolution politique dans un pays où John Adams, qui sera bientôt le deuxième président des Etats-Unis, pense qu’un prêt " est une taxe sur le peuple au profit de quelques individus ", les banquiers " des escrocs et des voleurs ", et pour qui " une aristocratie de papier bancaire est aussi mauvaise que la noblesse de France ou d’Angleterre " ! De son côté, James Madison, également futur Président, condamne à l’avance cette nouvelle banque contrôlée par l’Etat central qui favorisera le financement des marchands du Nord au détriment des zones rurales du Sud, dont il est issu.

Mais Hamilton tient bon, et le 4 juillet 1791, les actions de la Bank of the United States, embryon de banque centrale des Etats-Unis, sont offertes au public et vendues en un rien de temps. Ces titres sont tellement populaires qu’ils font l’objet d’une intense spéculation : leur prix passe de 25 à 300 dollars en un mois. Et puis, comme toujours sur les marchés financiers, la déprime succède à l’euphorie : le 11 août, le marché se retourne et le prix des actions s’effondre. Hamilton doit faire face aux conséquences de sa première bulle financière et il décide... d’improviser : il demande secrètement à la Bank of New York d’acheter pour 150 000 dollars de bons du Trésor, en espérant que la reprise du marché des titres d’Etat se répercutera sur celui des actions bancaires. Et ça marche ! Hamilton vient d’inventer les opérations d’open market, l’intervention directe de la banque centrale pour réguler les marchés de titres.

Mais la tourmente repart en janvier 1792, un gros spéculateur essayant de contrôler les marchés des actions bancaires et des titres publics. Hamilton gère encore une fois habilement la situation et calme le jeu. Les négociateurs de titres décident alors de se retrouver au 68 de la rue du Mur (Wall Street) pour fixer quelques règles évitant les manipulations grossières des marchés existants. En ce 17 mai 1792, ils posent les fondations de la Bourse de New York.

Le promoteur de l’industrie

Persuadé que l’avenir des Etats-Unis est dans l’abandon de sa spécialisation agricole au profit du développement d’une industrie puissante, Hamilton propose parallèlement au débat public, en 1791, un de ses longs rapports dont il a le secret, le Report on Manufactures. Loin des programmes de libéralisation conseillés aujourd’hui par les institutions internationales aux pays du Sud, c’est un véritable acte de planification : il définit les axes d’une politique publique active de soutien au développement industriel. Par là même, il indique aux financiers étrangers que, face à une Europe bousculée par la Révolution française et la guerre, les Etats-Unis sont un havre de paix. " Trouver du plaisir aux calamités subies par les autres nations serait criminel ; mais en bénéficier en offrant un asile à ceux qui en souffrent est aussi justifié que de bonne politique. "

Les Britanniques avaient interdit toute exportation susceptible d’aider les entrepreneurs américains à avoir accès aux techniques de pointe de l’industrie phare de l’époque, le textile. Hamilton prône et finance l’espionnage industriel, le piratage des innovations et le débauchage de techniciens britanniques. Il souhaite également attirer les industriels étrangers en leur proposant - déjà ! - une fiscalité moindre, en finançant des programmes de construction des infrastructures et en leur faisant remarquer tout l’avantage qu’ils peuvent retirer aux Etats-Unis d’une main-d’oeuvre abondante. Non pas celle des esclaves noirs, car Hamilton a toujours pris des positions anti-esclavagistes, mais celle des femmes et des enfants, " plus utiles, et même pour ces derniers plus utiles très tôt pour les établissements manufacturiers ".

Une mauvaise surprise attend ceux qui ne feraient pas l’effort de venir s’installer sur place : des droits de douane supplémentaires. Même si son plan comporte bien d’autres mesures, Hamilton est resté dans l’histoire de la pensée économique comme l’inventeur de la politique de protection des industries naissantes, grâce à des taxes élevées sur les importations de produits étrangers. Le message sera entendu par des économistes comme Friedrich List, qui développeront l’analyse au XIXe siècle. Il sera condamné par les économistes libéraux. Ainsi le célèbre Dictionnaire de l’économie politique de Coquelin et Guillaumin présente le rapport d’Hamilton comme " un résumé très bien fait des arguments en faveur du principe erroné qui consiste à encourager les manufactures ". Ce n’est pas ce que penseront les dirigeants politiques américains : comme l’a analysé l’historien Paul Bairoch, " les Etats-Unis ont été durant presque tout le XIXe siècle (en fait jusqu’à la Seconde Guerre mondiale) un des pays les plus protectionnistes du monde ".

Duel à mort

Ce début des années 1790 représente le chant du cygne d’Alexander Hamilton. Il restera encore ministre quelques années avant de démissionner, pris dans une vaste opération de règlement de compte entre les fédéralistes et leurs opposants, qui commencent à se structurer en formation politique sous le nom de Parti républicain. Ils sont soutenus par la National Gazette du journaliste Philip Freneau, où Hamilton est souvent attaqué de manière virulente.

En avril 1804, il laisse échapper au cours d’un dîner ce qu’il pense d’Aaron Burr, élu vice-Président en 1800 et très vieil ennemi intime, " un homme dangereux à qui l’on ne doit pas faire confiance ". Pour cette phrase, Burr provoque Hamilton à un duel au pistolet. Soldat glorieux, Hamilton avait les affrontements privés sanglants en horreur. Il finit néanmoins par accepter le combat, tout en ayant recours à une pratique inventée par les duellistes contraints par la logique de l’honneur, mais révoltés par la méthode : tirer en l’air, en espérant que votre adversaire suivra le même principe. Ce ne fut pas le cas. En ce mois de juillet 1804, une balle dans l’abdomen vient mettre fin, après trente heures d’agonie, aux multiples vies d’Alexander Hamilton.

Zoom Alexander Hamilton : repères biographiques
1755

naissance à Nevis, petite île des Caraïbes.

1766

commence à travailler comme employé dans une maison d’import-export à 11 ans.

1772

part étudier aux Etats-Unis.

1775

capitaine dans la compagnie d’artillerie de New York, en lutte contre les Britanniques.

1777

aide de camp de George Washington, avec le rang de lieutenant colonel.

1782

devient avocat.

1784

fonde la Bank of New York (qui existe toujours).

1787

délégué de New York à l’Assemblée constituante préparant la Constitution des Etats-Unis.

1787
1788

écrit les deux tiers des Federalist Papers, un ensemble d’articles d’analyse de la Constitution, destinés à la défendre et devenus une référence de la science politique américaine.

1789

devient le premier secrétaire au Trésor (ministre des Finances) des Etats-Unis.

1790

Report on Public Credit, qui définit la stratégie financièrede l’Etat.

1791

lance la Bank of the United States, embryon de banque centrale.

1791

Report on Manufactures, défendant l’idée d’une nécessaire protection pour aider au développement d’une industrie américaine.

1795

démissionne de son poste de secrétaire au Trésor.

1804

meurt dans un duel au pistolet.

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