Entretien

" Le modèle nordique est adapté à la situation française "

8 min
Alain Lefebvre conseiller en affaires sociales. Il réside en Suède
Dominique Méda Sociologue (Paris Dauphine) et co-présidente du Forum pour d'autres indicateurs de richesse (FAIR)

Dans Faut-il brûler le modèle social français ?, vous vous faites les avocats du modèle social adopté par les pays nordiques. En quoi consiste-t-il ?

D’abord, en l’idée que tous les membres de la société sont dans le même bateau et en un profond consensus autour de l’idée que chacun doit pouvoir vivre dignement de son travail. Les Nordiques acceptent le marché et la concurrence qui va avec. Ils ont intégré l’idée que la mondialisation était un fait, même s’ils n’en approuvent pas toutes les caractéristiques. Mais ils veillent à ce que leurs sociétés ne développent pas un processus darwinien d’élimination des plus faibles. Au contraire, ils s’efforcent de concilier ouverture, efficacité et solidarité. On dit souvent que ces sociétés ne sont pas comparables à la nôtre parce qu’elles sont très homogènes. Mais cette homogénéité est voulue ; elle se fabrique à chaque instant, quand on évite que les élèves ne décrochent précocement à l’école ou que les chômeurs soient définitivement marginalisés.

Concrètement ?

Tout d’abord, les systèmes éducatifs nordiques ont pour premier objectif de permettre à chacun de maîtriser les savoirs de base qui lui permettront de continuer à se former tout au long de la vie. Cela ne les empêche pas de former d’excellents ingénieurs ou d’avoir des centres de recherche prestigieux ! La flexibilité réelle telle qu’elle existe au Danemark ou en Finlande - l’ajustement rapide de la main-d’oeuvre aux besoins - est moins anxiogène qu’en France dans la mesure où elle a pour contrepartie un haut niveau d’indemnisation du chômage, un système de formation continue très développé et un accompagnement de qualité des demandeurs d’emploi. Résultat : les entreprises adaptent aisément leurs structures à des marchés en rapide évolution. Elles sont incitées à monter en gamme, à développer des emplois qualifiés, et cela d’autant plus que la main-d’oeuvre est formée à cette fin et que la recherche est en pointe.

Mais un tel modèle est-il transférable en France, où la solidarité n’est pas aussi forte et où les statuts diffèrent fortement entre les diverses catégories de salariés ?

La France a de nombreux traits culturels communs avec les pays nordiques et elle a d’ailleurs fortement influencé ces pays. On ne peut cependant transposer mécaniquement les mêmes recettes parce que nous ne partons pas du même point. Cela dit, les caractéristiques du modèle nordique sont tout à fait adaptées à la situation française. La France est, elle aussi, un pays ouvert à la mondialisation et attaché à son système de protection sociale. La priorité pour elle est bien de rendre son économie plus efficace, sans renoncer à assurer une prise en charge de qualité des risques sociaux. L’enjeu est finalement de revenir aux sources de notre modèle, aux principes fondateurs définis en 1945 : viser le plein-emploi, couvrir les principaux risques, faire de la redistribution afin que chacun puisse vivre dignement.

Peut-on investir davantage dans la formation initiale et continue, développer les moyens du service public de l’emploi et l’indemnisation du chômage dans un pays où la baisse des prélèvements obligatoires semble devenue une priorité ?

Observons tout d’abord qu’au fil de l’histoire, le niveau de prélèvements obligatoires jugé acceptable a beaucoup évolué. Ils continuent d’ailleurs à progresser sous la pression des besoins sociaux. Certains pays nordiques ont effectivement des niveaux de prélèvements supérieurs à ceux observés en France. Mais la différence tient surtout dans la façon dont l’argent est dépensé. Ainsi, face à la montée des déficits publics, la Suède a profondément réformé son administration. Le statut des fonctionnaires a été modifié et l’évaluation a été développée.

En France, il y a aujourd’hui de multiples doublons, une décentralisation qui n’a pas été menée à son terme et un trop grand nombre d’échelons territoriaux. Résultat : nous avons trop de personnels employés dans les structures et pas assez sur le terrain. Les pays nordiques, à l’inverse, mènent en permanence une réflexion sur l’efficacité de leurs dépenses publiques et ils investissent massivement dans les domaines jugés prioritaires : formation, recherche, mais aussi modes de garde des enfants. C’est ce que Esping-Andersen1 appelle " l’investissement social ".

Nous continuons à " produire " chaque année de nombreux jeunes non qualifiés. Et nombreux sont ceux qui, au sein de la population active, ont un faible niveau de formation. Tout cela incite les entreprises à mettre en oeuvre des organisations peu qualifiantes, d’autant que l’Etat encourage la création d’emplois non qualifiés à bas salaires. Comment sortir de ce cercle vicieux ?

C’est l’occasion de rappeler dans quel ordre un transfert du modèle nordique pourrait être opéré. La première chose à faire serait de sécuriser, autrement qu’en parole, les parcours professionnels, de donner de nouveaux droits aux personnes avant d’assouplir quoi que ce soit : un vrai droit à la formation, un vrai droit à l’accompagnement individualisé, une indemnisation du chômage plus généreuse et, sans doute, un contrat de travail unique ou au moins la suppression d’un certain nombre de possibilités de recours aux contrats à durée déterminée.

Tout cela suppose de profondes réformes : le dispositif de formation professionnelle, dont les moyens ont baissé en euros constants de 1999 à 2003 et qui ne forme que les plus qualifiés, est à revoir. De même, il faut réorganiser le service public de l’emploi et développer ses moyens. En ce qui concerne le niveau de formation de la population active française, on peut se demander s’il ne faudrait pas requalifier massivement toute une partie de la population, afin d’offrir une réelle seconde chance aux adultes actifs, qu’ils soient en poste ou hors l’emploi. De quoi faciliter une mobilité choisie qui inciterait en retour les employeurs à modifier leurs organisations pour créer des postes plus qualifiés.

En Finlande, par exemple, on a mis en oeuvre, en 2003, un programme volontaire permettant à chacun d’atteindre le niveau fin d’études secondaires, en termes de compétences générales. Ce programme est suivi par 100 000 personnes, au chômage mais aussi dans l’emploi, soit l’équivalent de 1,3 million de personnes à l’échelle française !

Enfin, il ne faut surtout pas mettre un terme au mouvement d’élévation générale du niveau de formation. Ce qui ne dispense pas de repenser la nature des formations proposées, de développer l’alternance. Tout en veillant à ce que le système ne laisse personne au bord du chemin. Plus de 80 % des Nordiques ont atteint, par formation initiale ou continue, un niveau de fin d’études secondaires, contre 65 % des Français : c’est une des raisons qui fait que le taux de chômage de longue durée y est trois fois plus faible qu’en France.

L’accent mis sur la qualité de la main-d’oeuvre a-t-il une influence sur l’organisation du travail et la nature des emplois proposés ?

L’amélioration de la qualité de la main-d’oeuvre renforce d’abord sa polyvalence. Ce qui permet aux entreprises de trouver aisément la main-d’oeuvre dont elles ont besoin quand elles décrochent un nouveau marché. Et, inversement, aux chômeurs de postuler à une plus grande diversité d’emplois. En outre, cette stratégie s’est accompagnée bien souvent de politiques de modernisation qui ont eu pour effet de réduire la part des emplois faiblement qualifiés. On le voit notamment dans l’industrie papetière, en Finlande, ou dans l’automobile, en Suède, où l’automatisation industrielle est très poussée. Parallèlement, des négociations entre partenaires sociaux ont été menées afin de diminuer la pénibilité des tâches, ce qui a également concouru à modifier les organisations. Enfin, les syndicats sont favorables à un modèle qui développe des emplois qualifiés et bien rémunérés. Dès lors, ils acceptent plus facilement le jeu de la modernisation, avec ce qu’elle implique en termes de réallocation des emplois, dans la mesure où le système de formation permet une requalification des salariés.

Mais la France ne tire-t-elle pas, en partie, la leçon de ces expériences : on développe les moyens de l’ANPE, on réforme la formation professionnelle, on fait des lois sur l’éducation rappelant la nécessité de donner une formation de base à tous...

Cela ne suffit pas. Pourquoi la part des jeunes qui sortent du système éducatif français sans qualification reste-t-elle de 30 % à 40 % plus élevée que dans les pays nordiques ? Pourquoi notre système demeure-t-il éclaté en multiples intervenants ? Pourquoi produisons-nous de plus en plus d’exclusion ? Certes, on peut considérer que c’est une question de moyens : pour prendre un exemple, au Danemark, le service de l’emploi occupe plus de 10 000 personnes, ce qui représente les effectifs de l’ANPE française pour 5,3 millions d’habitants, et permet donc de réellement soutenir et aider les chômeurs. Mais l’essentiel est ailleurs : il y a dans les pays nordiques un dessein d’ensemble, une volonté d’atteindre des objectifs partagés, qui résulte de la qualité de la négociation entre partenaires sociaux et du fait que chacun tient ses engagements.

Pour la France, le point principal nous paraît être d’éviter d’accumuler les réformes ponctuelles, comme nous avons tendance à le faire, et d’inscrire l’action publique dans une stratégie cohérente qui tienne compte de l’environnement international. Et cette stratégie ne peut être que l’expression d’une volonté collective. Elle doit donc être élaborée par les forces vives de la nation, au premier rang desquelles les partenaires sociaux.

  • 1. Auteur de Essai sur le capitalisme moderne, coll. Le lien social, éd. PUF, 1999.
Propos recueillis par Philippe Frémeaux

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