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L’euro peut-il détrôner le dollar ?

15 min

La monnaie européenne s'est hissée sur la deuxième place du podium, mais le dollar reste la devise clé du système monétaire international.

Et si le roi dollar était en train de perdre sa couronne de première monnaie mondiale ? Et si l’euro était sur le point de pouvoir s’imposer à la tête du système monétaire international ? L’inquiétude qui s’exprime aux Etats-Unis depuis quelques mois à ce sujet n’a d’égal que les messages enthousiastes émanant des Européens. "L’euro pourrait dépasser le dollar d’ici les dix prochaines années", affirmait en mars dernier l’économiste de Harvard Jeffrey Frankel. "L’adieu au dollar ?", questionnait en avril le professeur américain, et ancien économiste en chef du Fonds monétaire international (FMI), Kenneth Rogoff. Tandis que de son côté Patrick Artus, responsable du service de la recherche chez Natixis, voyait dans le dollar une monnaie "dont les parts de marché déclinent". Et que Jean-Pierre Jouyet, notre secrétaire d’Etat chargé des Affaires européennes, applaudissait : "L’euro est une monnaie mondiale et l’Europe doit s’adapter à cette nouvelle donne (...) De même qu’il y a une diplomatie du dollar, nous devons avoir une diplomatie de l’euro"1.

Bien des raisons nourrissent l’idée que la domination du dollar toucherait à sa fin. Tout d’abord, il a perdu un quart de sa valeur depuis le début 2002 vis-à-vis des devises de ses principaux partenaires commerciaux. Pourquoi donc, dans ces conditions, détenir une monnaie qui ne cesse année après année de perdre du pouvoir d’achat international ? Les investisseurs étrangers pourraient devenir durablement réticents à financer les déficits extérieurs récurrents des Etats-Unis. Ne pouvant plus vivre à crédit sur le dos du reste de la planète, le pays devrait alors se contenter d’une croissance durablement moins forte, ce qui diminuerait encore son attractivité. D’autant qu’à force de financer leur croissance par l’épargne étrangère, les Etats-Unis ont accumulé une dette extérieure de 13 800 milliards de dollars, l’équivalent de 100 % de leur produit intérieur brut (PIB) ! De quoi entamer le capital de confiance dont ils bénéficient.

Au-delà de ces éléments objectifs, l’impression que la domination internationale des Etats-Unis a fait son temps se répand également : le XXe siècle a été le siècle américain, mais le XXIe sera celui des émergents. En particulier de la Chine, dans le cadre d’un monde multipolaire où les Etats-Unis seront un acteur parmi d’autres et leur monnaie, une devise parmi d’autres.

Et pourtant, lorsqu’on regarde de près le rôle que joue aujourd’hui l’euro - seul réel concurrent du dollar pour l’instant - dans la mondialisation, il n’y a pas photo : le dollar reste la devise dominante du système monétaire international. Certes, l’euro a gagné des galons depuis sa création en 1999 : la monnaie européenne est aujourd’hui la deuxième plus grande monnaie du monde, loin devant ses suivantes; elle est désormais la seule alternative crédible au dollar. Mais celui-ci reste bien l’unique devise capable de fournir, au niveau mondial, tous les services que l’on attend d’une monnaie. Et les Etats-Unis en tirent encore des bénéfices importants. Pour comprendre pourquoi, il faut pénétrer les arcanes du système monétaire international et découvrir ce qui fait qu’une devise plutôt qu’une autre arrive à s’imposer. Visite guidée.

Qui paye en quoi ?

Comment se comporte l’euro comme moyen de paiement international ? Il n’y a pas de données mesurant spécifiquement ce rôle, mais il est possible de l’approcher de différentes manières. La Banque des règlements internationaux (BRI) réalise tous les trois ans une enquête sur les marchés des changes et la demande dont y fait l’objet chaque monnaie. Les motivations pour acheter une devise peuvent être très diverses et ne se limitent pas uniquement à la nécessité de régler des transactions commerciales ou financières, mais cela donne une première idée des besoins de devises des acteurs économiques.

En avril 2007, date de la dernière enquête, sur les 3 200 milliards de dollars d’échanges quotidiens, le dollar restait la monnaie de référence avec 86,3 % des transactions (sur un total de 200 % puisque chaque transaction implique deux devises). L’euro arrive derrière avec 37 %, suivi par le yen et la livre sterling autour de 15 % à 16 %.

Au cours des vingt dernières années, la part du dollar s’est peu ou prou maintenue au même niveau. La suppression des transactions de change entre pays européens après la création de l’euro avait placé ce dernier en dessous de la part cumulée de l’ensemble des devises européennes. Il s’est maintenu à ce niveau depuis. On note ces dernières années une petite progression des monnaies du Brésil, de la Chine (y compris le dollar de Hongkong), de l’Inde et de la Russie, mais leur part conjuguée restait encore très faible en 2007 (5,2 % des transactions).

Zoom Qu’est-ce qu’une monnaie mondiale ?

Comme pour une monnaie domestique, une monnaie mondiale est définie par les services (les "fonctions" disent les économistes) qu’elle rend. On en compte trois. La plus connue est celle de moyen de paiement : une devise joue ce rôle lorsqu’elle permet d’acheter des biens et des services partout dans le monde. C’est la monnaie dans laquelle les entreprises, les banques, etc. rédigent leurs contrats commerciaux ou financiers internationaux. Une monnaie est aussi un moyen de paiement pour une banque centrale lorsqu’elle lui sert à intervenir sur le marché des changes pour acheter d’autres devises.

Les fonctions d’une monnaie mondiale

Autre fonction : être une unité de compte, c’est-à-dire la monnaie dans laquelle on exprime le prix des biens et des services échangés, soit, au niveau international, être la monnaie de facturation du commerce mondial. Pour une banque centrale, c’est la devise par rapport à laquelle elle souhaite caler l’évolution du taux de change de sa monnaie nationale.

Enfin, il y a la fonction dite de "réserve de valeur". Elle permet de ne pas dépenser tout son argent aujourd’hui et de le placer soit pour investir demain, soit pour en tirer un rendement financier. Cette fonction a pris une dimension internationale majeure, du fait de la mondialisation financière. Etre la monnaie dans laquelle les investisseurs placent leurs ressources et celle dans laquelle les banques centrales placent leurs réserves officielles de change vous met au coeur des stratégies publiques et privées.

Toutes ces fonctions sont liées et ont tendance à se renforcer l’une l’autre. Ce qui rend la tâche d’autant plus difficile pour les prétendants qui souhaitent remplacer la monnaie dominante : il faut pouvoir s’imposer mondialement sur de nombreux tableaux 1.

  • 1. Pour comprendre les fonctions d’une monnaie internationale, voir The Future of Sterling as an International Currency, par Benjamin J. Cohen, éd. MacMillan, 1971. Un classique.

Une autre façon de mesurer le poids d’une monnaie comme moyen de paiement international est de savoir combien de pièces et de billets circulent en dehors de son territoire d’origine. On peut être ainsi surpris de voyager dans certains pays d’Asie et de voir des chauffeurs de taxi et autres fournisseurs de services touristiques accepter désormais des euros en pourboire. Au-delà de l’anecdote, les données générales sont très fragiles : selon la Banque centrale européenne (BCE), 20 % des euros circuleraient en dehors de la zone, alors que ce serait le cas de 60 % des dollars.

Part des différentes devises dans les transactions de change, en %

Il est pourtant un domaine où la monnaie européenne semble s’imposer, c’est celui du blanchiment d’argent. Des sources policières indiquaient en mars dernier que plus d’un milliard d’euros en liquide seraient introduits illégalement en Europe chaque année par les cartels de la drogue. Ils apprécient particulièrement les billets de 200 et de 500 euros. Dès 2005, l’économiste américain Adam S. Posen annonçait que grâce à ses grosses coupures et à sa proximité des mafias de l’Europe de l’Est, l’euro gagnait des parts de marché dans l’économie illégale. Un domaine dans lequel il est difficile de se réjouir de l’accroissement international du poids de l’euro !

Du côté des banques centrales, très peu fournissent d’informations sur les devises qu’elles utilisent lors de leurs interventions sur le marché des changes. Des pays membres de l’Union européenne mais n’appartenant pas à zone euro, comme la Slovaquie, mais aussi des pays non membres de l’Union mais utilisant la devise européenne comme monnaie de référence pour la définition de leur taux de change du fait de leur proximité économique, comme la Croatie et la Serbie, interviennent en euros. Une utilisation limitée et plus régionale que mondiale.

Qui compte en quoi ?

L’euro a-t-il mieux réussi comme unité de compte ? En matière de facturation du commerce international, le mieux est de laisser la parole à Annette Kamps, économiste au Kiel Institute for the World Economy et auteure d’une étude sur le sujet parue en 2006 pour le compte de la BCE : "En résumé, on peut dire qu’en ce domaine, le dollar est toujours la monnaie dominante en comparaison de l’euro. Il y a cependant quelques indications tendant à montrer que le rôle de l’euro comme monnaie de facturation s’est accru depuis qu’il a remplacé les devises précédentes." Pas d’un fol enthousiasme...

Pourquoi ce constat un peu désabusé ? Il tient d’abord au fait qu’en ce domaine, les Etats-Unis étalent toute leur puissance : ils sont le seul pays, et de très très loin, à pouvoir commercer pratiquement exclusivement dans leur propre monnaie : 99,8 % des prix de leurs exportations et 92,8 % de ceux de leurs importations sont facturés en dollars 2. En Europe, l’Allemagne, pourtant le premier exportateur mondial, n’arrive à facturer en euro que 68 % de ses exportations et 59 % de ses importations extra-européennes. Tous les autres pays européens sont en dessous.

Et la part du dollar dans la facturation de leurs échanges est supérieure au poids des Etats-Unis dans leur commerce extérieur. Car les pays d’Asie facturent environ 75 % de leurs exportations et 65 % de leurs importations en dollar ; l’euro pèse d’un poids ridicule dans de nombreux pays de la zone. Et, même si les données ne sont pas disponibles, on peut supposer que la part du dollar est également très élevée dans le commerce extérieur des pays latino-américains.

Part de l’euro et du dollar comme monnaie de facturation des exportations et des importations, en % du total
Nombre de pays, en % du total, ayant choisi les différentes devises comme monnaie de référence

Bref, il ne reste plus aux Européens pour se consoler qu’à constater que leur monnaie s’est tout de même imposée dans les nouveaux pays membres : l’euro y domine pour la facturation des échanges (Bulgarie, Hongrie, Pologne, Slovénie, etc.), ainsi que dans quelques pays candidats (Croatie, République de Macédoine). Même le Royaume-Uni - "perfide Albion" - utilise plus le dollar que l’euro !

Zoom La véritable histoire des devises clés

L’histoire des devises clés du système monétaire international est généralement présentée de la manière suivante : à la fin du XIXe siècle, la livre sterling, monnaie de la puissance économique dominante de l’époque, était la première monnaie mondiale. La montée en puissance des Etats-Unis et le déclin britannique ont ensuite placé le dollar au coeur du système après la Seconde Guerre mondiale. Au début du XXIe siècle, l’euro serait peut-être en mesure de détrôner le dollar.

Il faut déjà souligner que ces appréciations ne portent généralement que sur l’une des fonctions de la monnaie internationale : celle de monnaie de placement pour les banques centrales. Oubliant toutes les autres fonctions, le jugement ne peut donc être que partiel. Mais, même dans ce domaine bien précis, il correspond à une vision erronée de l’histoire.

Comme le montrent les graphiques ci-dessous, la livre sterling était bien, à la fin des années 1880, la monnaie dominante de placement des réserves avec un niveau équivalent à celui du dollar aujourd’hui (si l’on exclut l’or, bien sûr, les réserves en devises ne représentant à l’époque qu’un dixième des réserves officielles). Mais le franc et le mark pointaient déjà le bout de leur nez. A la fin de 1913, si la livre est toujours en tête, "pas même une moitié des réserves officielles en devises sont détenues en sterling", commente Peter H. Lindert dont l’étude publiée en 1969 1 reste la référence, tandis que le franc, en partie grâce à ses liens avec la Russie, a pris du poids.

Part des différentes devises dans les réserves de change connues, en %

Un récent travail de Barry Eichengreen et Marc Flandreau dans les archives des banques centrales couvrant environ les trois quarts des réserves officielles de l’époque 2 permet d’avoir une idée de ce qui s’est passé durant l’entre-deux-guerres. Ces deux auteurs montrent que le dollar a remplacé la livre comme monnaie dominante dès la seconde moitié des années 1920 et non pas après la Seconde Guerre mondiale. Pour autant, la livre restait une devise importante  ; elle a même retrouvé la première place dans les années 1930, grâce au comportement des pays de son empire pour leurs placements. "La livre sterling et le dollar ont partagé le statut de monnaie de réserve durant l’entre-deux-guerres", concluent à juste titre les deux économistes.

Trois leçons peuvent en être tirées. Il n’y a généralement pas une seule et unique devise de placement pour les réserves officielles. A cet égard, la montée récente de l’euro au détriment du dollar ne fait que contribuer à un retour à la norme historique après l’anomalie de l’après-Seconde Guerre mondiale. Dans le même temps, il n’y pas eu non plus une multiplicité de monnaie de réserve au cours du dernier siècle et demi. La situation actuelle où deux monnaies s’imposent largement, l’une dominant l’autre, semble une constante de l’histoire. Enfin, le passage d’une monnaie dominante à une autre est possible. Les années 1920 ont intronisé le dollar, la crise des années 1930 a redonné du lustre à la monnaie britannique, mais la guerre qui a suivi a définitivement consacré le dollar pour plusieurs décennies.

  • 1. Key Currencies and Gold, 1900-1913, Princeton Studies in International Finance, 1969.
  • 2. "The Rise and Fall of the Dollar, or when did the Dollar Replace Sterling as the Leading Reserve Currency ?", CEPR Discussion Paper n° 6869, juin 2008.

Du côté des banques centrales, adopter une devise comme unité de compte signifie que le pays décide d’ancrer les variations de son taux de change à celles d’une monnaie internationale particulière, généralement un partenaire commercial et financier important. Le Fonds monétaire international (FMI) demande ainsi chaque année à ses membres de lui indiquer s’ils ont opté pour un taux de change flottant, lié à aucune monnaie, ou bien pour un régime de change lié à une monnaie donnée. Un exercice de transparence exemplaire... sauf qu’en ce domaine, on ne peut absolument pas faire confiance aux banques centrales ! En effet, deux économistes américains ont montré dans une importante étude 3 qu’il peut y avoir de grandes différences entre ce qu’elles disent et ce qu’elles font. Certaines affirment par exemple laisser leur monnaie flotter alors qu’elles suivent le dollar ou l’euro, mais ne veulent pas le dire officiellement pour que les marchés financiers ne viennent pas tester leur capacité à défendre leur taux de change.

Zoom Dollar : les avantages d’une domination

Pourquoi les hommes politiques, les banquiers centraux, les économistes, etc. s’interrogent-ils tant pour savoir quelle devise est susceptible de dominer le système monétaire international ? Parce que être en mesure d’imposer sa monnaie permet de bénéficier de nombreux avantages.

Il y a bien sûr le prestige que confère à un pays l’acceptation de sa monnaie partout dans le monde. Mais les avantages sont aussi plus matériels : quand les investisseurs du monde entier vous apportent leur épargne, cela permet de financer des déficits extérieurs pendant longtemps - les économistes considèrent que l’on perd confiance dans une économie lorsque le déficit extérieur est supérieur à 4 % du produit intérieur brut (PIB), ce qui est le cas pour les Etats-Unis... depuis huit ans ! - et de vous endetter dans votre propre devise, ce qui élimine le problème des conséquences des variations de change. Des variations qui vous importent d’ailleurs assez peu puisque, même lorsque votre devise se déprécie, les financiers internationaux continuent à vous faire confiance (sauf écroulement brutal).

Les Etats-Unis, rentiers de la planète

D’une manière générale, votre politique économique (niveau des taux d’intérêt et du solde budgétaire) peut plus facilement être mise au service d’objectifs domestiques : pas besoin d’augmenter les taux d’intérêt tout de suite quand le taux de change se déprécie pour attirer les capitaux ; pas besoin non plus d’équilibrer trop vite les comptes publics ou un excès de consommation qui entraîne des déficits extérieurs. Bref, il est plus facile d’avoir des politiques de croissance forte.

Imposer sa monnaie comporte également des coûts. Lorsque les pays asiatiques décident d’ancrer leur taux de change sur les variations du dollar, les autorités américaines ne peuvent dévaluer par rapport à ces monnaies pour gagner de la compétitivité. D’où les demandes incessantes de Hank Paulson, le ministre des Finances américain, pour que les monnaies asiatiques, et notamment le yuan chinois, soient réévaluées.

Par ailleurs, au fur et à mesure que les étrangers vous apportent leur épargne, il faut la rémunérer. Les non-résidents détenaient à la fin 2007 près de 2 500 milliards d’actifs de plus que ce que les Américains possèdent à l’étranger. Les Etats-Unis n’en restent pas moins les rentiers du monde en gagnant l’an dernier sur leurs actifs internationaux presque 90 milliards de plus que ce qu’ils doivent verser ! Comment expliquer cette anomalie ? Les investissements les plus anciens rapportent plus et le stock américain est plus vieux ; les Américains investissent plus facilement dans des secteurs risqués qui rapportent plus ; enfin, les firmes américaines utilisent largement - et efficacement - les paradis fiscaux, eux aussi mis au service du roi dollar, pour accroître le rendement de leurs investissements.

Une fois les vrais comportements pris en compte, cela profite-t-il à l’euro ? Non. Ainsi, une quarantaine de pays membres du FMI ont choisi de coller leur taux de change à la monnaie européenne ; si l’on y ajoute les 15 pays membres de la zone euro, cela fait environ 30 % des pays du monde qui dépendent désormais officiellement des variations du taux de change de l’euro... soit la même proportion que ce que montre l’étude des pratiques réelles de change. A l’inverse, plusieurs pays suivent de près les évolutions du dollar plus qu’ils ne le disent, la devise américaine servant de référence à 40 % des pays du monde. En particulier grâce au fait que les pays d’Asie restent très accrochés au billet vert - ce qui n’a pas que des avantages pour la devise américaine, comme on le verra ci-dessous. Dollar et euro s’imposent donc comme les deux seules devises de référence aux yeux des autres pays du monde. Mais, une fois encore, le dollar reste la monnaie dominante.

Qui place en quoi ?

Dernière obligation pour une monnaie qui envisage de jouer un rôle mondial  : être capable d’attirer les placements des investisseurs financiers et des banques centrales. Ces dernières disposent de réserves officielles de change qui leur servent en cas de besoin à pouvoir répondre à des fuites de capitaux et à une attaque contre leur taux de change : elles vendent alors leurs devises étrangères pour acheter leur monnaie, ce qui contribue à en soutenir le cours. C’est ce que l’on appelle les réserves de précaution. Les dernières années ont connu une très forte montée des réserves de change - elles ont plus que triplé depuis 2000 pour approcher les 7 000 milliards de dollars -, bien au-delà de ce qui est nécessaire pour se protéger, développant ainsi ce que les économistes ont appelé des "réserves de placement". Une évolution due à l’impressionnante constitution de réserves par les pays émergents d’Asie après la crise de 1997-1998, mais aussi dans d’autres pays émergents.

En tenant compte du niveau de réserves nécessaire pour assurer, sans avoir besoin d’emprunter, un trimestre d’importations et pour pouvoir couvrir d’éventuelles fuites de capitaux équivalentes à 12 % du PIB - un critère fondé sur ce qu’ont coûté aux émergents les crises des années 90 -, Patrick Artus a ainsi estimé que les réserves de placement représenteraient l’équivalent de 34 points de PIB en Chine, 10 points dans les autres pays émergents d’Asie, 21 points en Russie, 5 points en Inde et 4 points dans les pays de l’Opep 4. Bref, une manne gigantesque à l’échelle de chacun des pays.

Or, les données disponibles 5 montrent que, depuis cette flambée, l’euro n’a cessé de voir sa part grimper comme destination des placements des réserves officielles ; de 17,5 % du total au début 2000, il est passé à 26,5 % aujourd’hui. Cette montée explique d’ailleurs en grande partie les inquiétudes exprimées aux Etats-Unis quant à l’avenir du dollar, dont la part, durant la même période, a glissé de 71 % à 64 %. Alors qu’elles devenaient de plus en plus riches, les banques centrales ont donc de plus en plus diversifié leurs placements, donnant une place croissante à l’euro en concurrence du dollar. Doit-on y voir le signe avant coureur d’une perte de pouvoir irrémédiable du dollar au profit de l’euro ? Ce serait aller vite en besogne.

D’abord, parce que même si la part du billet vert est en baisse, elle reste encore très largement supérieure à celle de l’euro. Ensuite, parce que la part de l’euro dans les réserves officielles reste encore bien inférieure, lorsqu’on adopte une perspective historique plus large, à ce que représentaient la somme des différentes devises européennes avant sa création. Enfin, un regard sur les trente dernières années montre que, contrairement à ce qu’affirment souvent les économistes, il y a peu d’inertie dans les stratégies de placement des réserves : la part des différentes devises y varie très souvent.

Part de l’euro dans les réserves officielles de change, en %

N. B. : Avant 1999, somme des parts du franc, du mark, du florin et de l’Ecu.

Part de l’euro dans les réserves officielles de change, en %

N. B. : Avant 1999, somme des parts du franc, du mark, du florin et de l’Ecu.

Part des différentes devises dans l’endettement obligataire extérieur des pays émergents, en %
Part des différentes devises dans les investissements de portefeuilles, en %

De fait, rares sont les moments où, comme après la Seconde Guerre mondiale, une seule devise (le dollar) s’est imposée comme monnaie de placement ultra-dominante. Les circonstances historiques de la période étaient exceptionnelles, l’économie américaine représentant à elle seule une fois et demie le PIB de l’Allemagne, de la France, de l’Italie, du Japon et du Royaume-Uni réunis ! La montée en puissance de l’euro en ce domaine n’est donc que le reflet d’un retour à une situation plus normale au regard de la longue période, où plusieurs devises importantes jouent le rôle de monnaie de placement pour les banques centrales.

Les difficultés de l’euro à s’imposer sont encore plus criantes lorsqu’on s’intéresse à sa capacité à s’attirer les faveurs des acteurs privés. Tous les indicateurs vont dans le même sens. On peut se placer du point de vue des emprunteurs : qui, dans les pays en dehors de la zone euro, juge utile d’emprunter et dans quelle devise pour être un acteur de la mondialisation ? A la fin 2007, 43,1 % des emprunts internationaux en obligations de court et de moyen long terme étaient en dollar, contre 32,4 % en euro, les autres devises étant loin derrière. On retrouve là le schéma classique : le dollar domine, l’euro suit un peu plus loin et les deux écrasent les autres devises.

Après sa création et jusqu’en 2005, l’euro avait gagné pas mal de parts de marché comme monnaie d’émission d’obligations internationales. Mais à bien y regarder, sa progression a été due à des facteurs plus régionaux que mondiaux : le Danemark, le Royaume-Uni et la Suède représentaient 45 % du stock des émissions d’obligations en euros par des acteurs non résidents de la zone à la fin 2007. De la même façon, les pays de l’est de l’Europe qui sont devenus membres de l’Union européenne ont beaucoup emprunté en euros. Mais pas en Asie, en Amérique latine ou au Moyen Orient. Les pays émergents en particulier, secteur privé et Etats confondus, continuent largement à privilégier le dollar par rapport à l’euro lorsqu’ils s’endettent sur les marchés financiers internationaux. Et si la devise américaine perd de l’influence ces dernières années, ce n’est pas en faveur de l’euro mais du fait de la montée des devises émergentes.

Voyons maintenant du côté des investisseurs : qui, dans les pays hors de la zone euro, décide de placer son épargne internationale en euros ? C’est toujours la même musique : si la Suède, le Danemark, la Hongrie et d’autres pays de l’Union européenne ou proches d’elle font confiance à l’euro, le reste du monde donne largement l’avantage au dollar. L’euro n’est pas encore devenu une monnaie prioritaire pour les investisseurs financiers du monde entier qui souhaiteraient lui apporter leurs capitaux pour financer un surcroît de croissance en Europe.

A cet égard, un signe ne trompe pas : toutes les plus grandes crises financières des dernières décennies, de celles qui ont touché les pays du Sud à celle des subprime, ont eu lieu en dollars. La monnaie américaine reste celle dont les acteurs financiers du monde entier se servent pour répartir leurs crédits et leurs placements dans le monde, avec les effets de mimétisme bien connus, générateurs de crise - arrivée massive de capitaux un jour dans un pays ou un secteur, retrait brutal un autre jour. La devise européenne aura vraiment gagné sa place de leader lorsqu’il y aura des crises financières mondiales importantes en euro !

Quel que soit le bout par lequel on le prend, le dollar reste donc encore aujourd’hui la seule devise clé du système monétaire international. Celle qui domine toutes les fonctions que l’on attend d’une monnaie mondiale. La monnaie européenne a tout de même réussi en dix ans d’existence à dépasser largement le reste des autres devises pour devenir une référence régionale. Mais si elle est devenue une alternative possible, elle n’est pas encore un concurrent sérieux pour la monnaie américaine.

  • 1. Ces quatre citations sont respectivement extraites de www.voxeu.org (19 mars 2008) ; Les Echos, 21 avril 2008 ; Flash Marchés n° 54, 7 février 2008 ; Le Monde, 4 janvier 2008.
  • 2. Voir Current Issues in Economics and Finance, vol 13, n° 5, juin 2007, Federal Reserve Bank of New York.
  • 3. "The Modern History of Exchange Rate Arrangements. A Reinterpretation", par Carmen Reinhart et Kenneth Rogoff, NBER Working Paper n° 8963, juin 2002, complété récemment par "Why do Countries Peg the Way they Peg ? The Determinants of Anchor Currency Choice", par Christopher M. Meissner et Nienke Oomes, IMF Working Paper n°WP/08/132, mai 2008.
  • 4. "Jusqu’où va monter la part de l’euro dans les réserves de change ?", Flash marchés n° 167, 26 avril 2008.
  • 5. Elles restent très incomplètes. Le FMI, source officielle en la matière, ne couvre que les deux tiers des réserves mondiales. On ne connaît pas la composition par devise des réserves pour le tiers restant qui inclut... la Chine, le premier détenteur avec l’équivalent de 1 700 milliards de dollars !

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