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La finance islamique débarque en France

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L'islam interdit le prêt à intérêt. D'où la mise au point de nouveaux instruments financiers. Ils devraient être autorisés prochainement en France.

Financer l’achat d’un logement par un particulier ou celui d’une machine par une entreprise tout en respectant le Coran qui prévoit que " Dieu a rendu licite le commerce et illicite l’intérêt ". Tel est le défi que lance la finance islamique. Les mudarabah, sukuk et autres produits financiers spécifiques mis au point dans ce but devraient être proposés prochainement en France.

Apparue dans les années 1970 dans les pays du Golfe, cette forme de finance alternative s’est développée en Asie du Sud-Est et arrive maintenant en Europe. Et cela, à un rythme rapide : selon Standard & Poor’s, ce secteur pesait en 2008 plus de 700 milliards de dollars dans le monde, soit plus du double de ce qu’il représentait en 2005. On compte déjà quatre banques islamiques au Royaume-Uni et d’autres souhaitent s’installer en France. Quant aux banques classiques, elles réfléchissent à proposer des produits financiers de ce type, pour attirer l’argent d’investisseurs du Golfe, mais aussi pour séduire les communautés musulmanes.

Mais de quoi s’agit-il précisément ? La religion musulmane demande à ses fidèles de ne pas financer des activités comme la pornographie, l’alcool ou encore l’agroalimentaire lié à la viande de porc. Rien de très original sur ce plan : les autres religions pratiquent de façon analogue, même si les interdits peuvent varier. En Europe comme aux Etats-Unis, les acteurs d’inspiration religieuse sont pour cette raison à l’origine du développement de l’investissement socialement responsable (ISR).

Mais surtout, l’islam proscrit le prêt à intérêt, base de la finance occidentale. Là non plus, rien de vraiment original : pendant très longtemps, l’Eglise catholique l’a également interdit, au nom du principe que " pecunia pecuniam non parti " (l’argent ne peut pas faire de petits). En France, " fille aînée de l’Eglise ", le prêt à intérêt n’a acquis une existence légale que le 3 décembre 1789. Et il a fallu attendre 1917 pour que l’Eglise catholique elle-même lève officiellement cet interdit. Cela fait cependant plus de cinq siècles que les habitants de l’Europe occidentale ont appris à le contourner, notamment sous l’impulsion de la Réforme protestante qui autorise le prêt à intérêt. Et le développement subséquent du secteur bancaire a été au coeur de l’expansion du capitalisme.

Mudarabah et sukuk

L’islam, lui, a tenu bon. D’où la nécessité d’inventer des produits financiers spécifiques pour permettre aux musulmans de bénéficier quand même des avantages qu’offre un système financier. Celui-ci mutualise en effet l’épargne et met ainsi à disposition des individus et des entreprises des moyens financiers supérieurs à ceux qu’ils seraient capables de mettre de côté par eux-mêmes.

Par exemple, pour un achat immobilier, une banque classique propose à ses clients des prêts à intérêt. Le client utilise les fonds pour acheter un bien, puis rembourse la banque. Une banque islamique, en revanche, achètera elle-même le bien, puis le louera à son client. L’opération s’appelle murabaha. Fixées à la signature du contrat, les mensualités permettent au client de rembourser l’investissement de la banque et, à l’issue du contrat, de posséder le bien. Il s’agit donc d’une opération analogue à un crédit-bail tel qu’il existe en finance traditionnelle. Cette formule est utilisée parfois pour l’achat d’automobiles en leasing par des particuliers, mais surtout par les entreprises pour l’acquisition de biens d’investissement 1.

Pour le financement de son entreprise, un patron se verrait, dans une banque classique, proposer un crédit moyennant, là aussi, un intérêt. Il sera donc dans l’obligation de rembourser chaque mois la même somme, que son entreprise aille bien ou mal. En revanche, si l’entrepreneur passe par une banque islamique pour financer un projet, les deux parties s’engageront à partager les pertes et les profits, dans un contrat de mudarabah. En clair, la banque ne se rémunère pas avec un taux d’intérêt, mais par un pourcentage convenu à l’avance des bénéfices de la société ou de celui que celle-ci retire d’un projet particulier. Bien que la mudarabah soit, sous certaines conditions, traitée comme une dette sur le plan comptable, ce mode de financement, est analogue à celui des actions quant au risque associé à sa rémunération. Il incite la banque à s’impliquer plus activement dans le suivi du projet qu’en finance classique. En effet, si l’affaire ne s’avère pas rentable, la banque n’en tirera pas de revenus, contrairement à un prêt traditionnel.

Il en va de même pour les dettes contractées sur les marchés financiers : en finance conventionnelle, l’entreprise émet des obligations. Les particuliers ou les fonds qui achètent ces titres financiers sont rémunérés par des intérêts versés par l’émetteur. Pour éviter à nouveau l’intérêt, la finance islamique a inventé une forme d’obligation, le sukuk, qui rémunère les détenteurs par un pourcentage des béné-fices de l’entreprise. Bien que leur mode de rémunération soit analogue à celui des actions, les sukuk ne donnent aucun droit politique à leurs détenteurs dans la gestion de l’entreprise : pas de vote en assemblée générale, ni de place au conseil d’administration... De plus, une entreprise qui émet des sukuk doit offrir une garantie, car ces titres doivent toujours être adossés à un actif réel : un immeuble, des machines, etc. Pas question, là non plus, de garantir des titres par d’autres titres, comme cela se pratique en finance classique. Ces actifs pourront être mis en vente par le détenteur de la créance si l’entreprise ne peut pas rembourser.

Avant d’être proposés au public, ces produits financiers doivent encore être approuvés par un conseil de la charia, composé de financiers spécialistes de la loi islamique. " Chaque banque doit pouvoir expliquer pour chaque produit qu’il est lié à un actif tangible, qu’il n’est pas soumis à intérêt... Se justifier devant des sharia scholars, qui appartiennent à la sphère économique, permet de rester en lien avec le réel et d’éviter les débordements ", souligne Elyès Jouini, auteur d’un rapport sur le développement de la finance islamique en France. " La finance islamique, c’est un peu comme les produits bio : le label dépend des contrôles à tous les niveaux de la chaîne de production ", commente Jaouad Jbilou, ancien directeur marketing pour la banque marocaine Attijariwafa Bank.

Ces conseils de la charia peuvent être internes à chaque banque, comme c’est le cas dans les pays du Golfe, ou centralisés au niveau d’un pays, comme en Malaisie. Cependant, chaque conseil de la charia a son autonomie. Dans le monde islamique, où l’organisation religieuse n’est pas hiérarchisée comme celle de l’Eglise catholique, on assiste à des variations sensibles : les conseils de la charia d’Asie du Sud-Est sont ainsi réputés plus souples que ceux des pays du Golfe. Ce que l’un autorise, l’autre peut l’interdire.

Une manne de 100 milliards d’euros

Depuis l’été 2008, Christine Lagarde a multiplié les déclarations favorables à l’implantation de la finance islamique en France. La ministre des Finances a été influencée en ce sens par un rapport d’Olivier Pastré et Elyès Jouini rendu public fin 2008. Selon les deux économistes, la France pourrait attirer jusqu’à 100 milliards d’euros d’investissements en provenance des pays du golfe persique, moyennant quelques adaptations réglementaires nécessaires pour pouvoir autoriser les produits financiers islamiques. Une opportunité que l’on peut difficilement négliger, surtout en cette période. D’autant plus que " la banque islamique est particulièrement indiquée dans le financement des PME. Les établissements islamiques pourraient ainsi compléter l’offre bancaire française ", souligne Anouar Hassoune, analyste chez Moody’s.

Total des actifs de la finance islamique, en milliards de dollars

Un groupe de travail a été créé pour identifier les obstacles à l’introduction de la finance islamique en France et proposer des solutions pour les lever. Début décembre, le ministère du Budget a clarifié les règles fiscales qui s’appliquent aux sukuk et à la murabaha. Pour ce type de contrat, où la banque achète un bien pour son client puis le lui revend à terme, l’administration fiscale a notamment accepté que cette double vente ne soit soumise qu’une seule fois à la TVA. Une loi doit compléter ces ajustements prochainement. De son côté, le Comité des établissements de crédit et des entreprises d’investissement (Cecei) doit étudier les dossiers d’établissements islamiques pour leur délivrer une autorisation de s’installer en France.

De nombreux candidats sur les rangs

Une première banque a prévu d’ouvrir ses portes avant la fin de l’année. Il s’agit d’un établissement nouveau qui serait financé par des actionnaires de Bahreïn et du Qatar. Ils auront cependant besoin pour cela du parrainage d’une banque française, comme le prévoit la loi européenne. Ils comptent proposer des services aux entreprises, mais aussi à de riches particuliers (gestion privée) dans quatre grandes villes : Paris, Lyon, Marseille et Lille.

Plus connue, la Qatar Islamic Bank (QIB) planifie son arrivée pour 2010. Bien notée par les experts, elle bénéficie du soutien officiel de l’émirat qatari. De quoi rassurer le régulateur bancaire français. " Pour s’implanter en France, les banques islamiques doivent impérativement appartenir à des Etats souverains capables d’apporter leur soutien financier en cas de problèmes ", précise Zoubeir Ben Terdeyet, consultant d’Isla Invest qui conseille les investisseurs islamiques. La QIB s’est lancée dans une stratégie ambitieuse d’expansion internationale. Elle a créé en 2007 une filiale à Londres et a déjà un pied sur le territoire français, par le biais d’un fonds immobilier. Pour démarrer, elle vise le financement d’entreprises. Mais Jean-Marc Riegel, directeur - français - du département investissement de la banque, envisage aussi un partenariat avec un grand réseau bancaire de l’Hexagone. L’objectif serait alors d’offrir des produits islamiques aux particuliers, musulmans ou pas, notamment pour le logement et la retraite.

D’autres banques islamiques sont également sur les rangs, comme l’Al Baraka Islamic Bank de Bahreïn ou la Kuwait Finance House du Koweït. Il faut dire qu’avec près 5 millions de musulmans, la France est un marché alléchant. Quant aux banques fran- çaises qui hésitaient jusqu’à présent à proposer des produits islamiques, de peur de prêter le flanc à l’accusation de favoriser le communautarisme, elles révisent leur position. Le lancement par la Société générale d’un fonds islamique sur l’île de la Réunion a en effet changé la donne. " Les banques françaises ont compris que la finance islamique ne nuisait pas à leur image, estime Anouar Hassoune. Beaucoup de banques islamiques sont intéressées par la France, et autant de banques françaises le sont par la finance isla-mique. Cela laisse un grand champ de partenariats possibles. "

La finance islamique a même été relativement épargnée par la crise financière, bien qu’elle subisse les répercussions de la crise économique, en particulier via ses nombreux investissements sur le marché immobilier en difficulté. Pour ses défenseurs, cette relativement bonne santé s’explique notamment par sa logique de partage des bénéfices qui associe systématiquement le prêteur au risque. " Elle l’oblige donc à réfléchir à ces risques, insiste Elyès Jouini. Une différence fondamentale avec la finance classique qui l’avantage dans le contexte actuel. "

  • 1. Il existe néanmoins des différences en matière notamment de responsabilité en cas de dommages sur les biens. Dans le cas de mudarabah, la banque prend plus de risques que dans un crédit-bail classique.

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