Idées

Taxe Tobin : le retour

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L'idée lancée en 1972 visait à imposer une taxe minime sur les opérations de change afin de limiter les mouvements spéculatifs sur les monnaies. Le soutien du président de la Financial Services Authority, le régulateur britannique, relance aujourd'hui le débat. Le contexte n'a jamais été aussi favorable à l'instauration d'une telle taxe.

La taxe Tobin refait parler d’elle. Evoquée périodiquement depuis le début des années 1990 du fait de la prolifération des crises financières, l’idée lancée en 1972 par James Tobin d’imposer une taxe modeste sur les opérations de change n’avait emporté jusqu’ici l’adhésion que des mouvements altermondialistes et de quelques pays européens, dont la France et la Belgique. Elle a reçu fin août 2009 un soutien de poids en la personne d’Adair Turner, le président de la Financial Services Authority (FSA), l’institution chargée de la régulation du système financier britannique : il propose de l’étendre à l’ensemble des transactions financières.

Tirant les leçons du plus grand séisme financier depuis 1929, le président de la FSA n’hésite pas à attaquer frontalement le dogme de l’efficience des marchés financiers, qui constituait jusqu’à récemment le credo de l’immense majorité des institutions de régulation financière, dont la FSA. Ainsi, il estime que l’industrie financière britannique s’était développée " au-delà de toute taille socialement raisonnable ", détournant les meilleurs cerveaux du pays vers des fonctions " socialement inutiles ", et que " le secteur financier de La City était devenu un facteur de déstabilisation de l’économie britannique ". Adair Turner propose donc une refonte complète des principes de la régulation financière, dont la taxe Tobin est sans doute l’élément le plus controversé.

Du sable dans les rouages

L’objectif initial de Tobin était de limiter les mouvements spéculatifs sur les monnaies. A l’époque, l’essor du marché des eurodollars avait contribué à accélérer la décomposition du système de Bretton Woods et le passage aux changes flottants, qui deviendra effectif en février 1973. Dans le contexte du développement des marchés financiers privés, l’imposition d’une taxe minime sur les opérations de change devait permettre, selon les termes de son promoteur, " d’introduire quelques grains de sable dans les rouages d’une finance internationale devenue excessivement performante ". Il s’agissait d’empêcher les taux de change de diverger à court terme de façon trop marquée par rapport à leurs déterminants fondamentaux (différentiels de productivité, d’inflation, soldes des échanges courants) et de restituer des marges d’autonomie aux politiques monétaires.

Pour Tobin, la réussite d’une telle taxe dépendait de façon cruciale de la faiblesse du taux d’imposition retenu : il devait être fixé de façon à ne pas pénaliser le commerce et les investissements directs internationaux, tout en restant dissuasif pour les opérations spéculatives de très court terme. A ces objectifs, le mouvement altermondialiste, qui a reçu sur ce point l’appui d’un autre " prix Nobel " d’économie, Joseph Stiglitz, devait en ajouter un troisième : l’exploitation du potentiel fiscal de la taxe et son affectation au financement du développement et des biens collectifs globaux, comme la santé et l’environnement.

Impraticable ?

Deux objections majeures sont généralement opposées à la taxe Tobin. La première considère que si l’idée est bonne, elle est impraticable. Dans un monde financier globalement intégré, la taxation des opérations financières suppose un degré de coopération des Etats qui semble hautement improbable, en dépit des avancées récentes du G20 dans ce domaine. Plus spécifiquement, le grand nombre de centres financiers suppose a priori l’accord de tous les acteurs du système, ou à défaut une détermination sans faille des principaux d’entre eux, faute de quoi la taxe n’aura d’autre effet que de détourner les flux financiers vers les paradis fiscaux. Cette première objection est a priori imparable si la taxe Tobin est élargie, comme le propose Adair Turner, à l’ensemble des opérations financières. Elle tombe en revanche s’il s’agit, comme le proposait Tobin, de taxer les seules opérations de change.

Les choses, dans ce domaine, ont en effet été bouleversées par la création en 1997 de la Continuous Linked Settlement Bank (CLS Bank). Cette institution financière fait office de chambre de compensation* multilatérale des opérations de change par le biais d’un système de règlement en continu. Elle permet ainsi de parer au risque systémique en cas de défaillance d’une des parties - mis en évidence lors de la faillite de la banque Herstatt en 1974 -, risque démultiplié par la croissance spectaculaire des volumes échangés et l’existence de décalages horaires entre les différents systèmes de règlements.

Créée grâce à la coopération des banques centrales, dans le cadre de la Banque des règlements internationaux notamment, la CLS s’est imposée en quelques années comme le principal système global de compensation sur les opérations de change. Fin 2008, elle mettait en relation plus de 3 000 institutions financières opérant dans 17 monnaies et réglait en moyenne 250 000 opérations chaque jour pour un montant quotidien de 2 250 milliards de dollars. En cinq ans, sa part dans la gestion des transactions de change à l’échelle mondiale est passée de 35 % à 60 %. L’existence d’un tel système et la concentration du règlement des opérations de change qu’il permet facilitent grandement l’imposition d’une taxe globale sur les volumes échangés.

Inefficace ?

L’autre objection à la taxe Tobin consiste à dire qu’elle ne résoudrait en rien les problèmes fondamentaux de la régulation bancaire, et notamment le problème du surdimensionnement et de l’instabilité des systèmes financiers. Ceux-ci exigent une refonte des normes prudentielles, en particulier des ratios de fonds propres, à l’échelle internationale 1. C’est là lui faire un faux procès.

La taxe Tobin élargie à l’ensemble des transactions financières proposée par Adair Turner ne peut certes à elle seule mettre un terme aux excès de la finance. Elle peut en revanche, si elle est recentrée sur son objectif initial qui est de freiner la spéculation sur le change, constituer un frein puissant et modulable à l’usage généralisé de leviers d’endettement massif sur les opérations de très court terme. Selon une étude récente de Rodney Schmidt, l’imposition d’une taxe minime de 0,005 % de la valeur des transactions, serait équivalente à un simple élargissement des spreads**, dont la tendance est elle-même nettement déclinante ces dernières décennies. Cette taxe aurait pour effet de réduire le volume des transactions sur les principaux marchés des changes de 14 %, générant un revenu global compris entre 35 et 50 milliards de dollars par an.

Des moyens pour le développement

Faisable et efficace, la taxe Tobin ne laisse personne indifférent, tant du fait des perspectives qu’elle ouvre en termes de régulation internationale que des ressources fiscales qu’elle est susceptible de dégager 2. En rétrocéder une partie aux pays émetteurs des devises traitées aurait l’avantage d’intéresser les gouvernements des pays riches à sa mise en oeuvre.

La portée politique et symbolique de la taxe Tobin se situe toutefois à un tout autre niveau : ce n’est rien moins que le premier jalon d’une gouvernance mondiale permanente, disposant de ressources propres pour traiter des problèmes se posant à l’ensemble de la planète, comme la gestion des biens collectifs globaux (santé, environnement) et la promotion du développement. Prélevée sur l’activité spéculative de la finance mondiale, la taxe Tobin pourrait par exemple contribuer au développement de la microfinance, qui consiste à ouvrir l’accès des services financiers aux populations des pays en développement qui en sont généralement exclues. Les idées ne manquent pas et les moyens, pour une fois, pourraient abonder. Le climat politique et idéologique n’a jamais été aussi propice : ne fait défaut que la volonté politique, laquelle dispose désormais, dans le G20, d’une instance majeure pour émerger et s’exprimer.

  • 1. Voir notamment Willem Buiter, " Forget Tobin Tax : there is a Better Way to Curb Finance ", dans le Financial Times du 1er septembre 2009.
  • 2. Comme en témoigne le soutien que lui a apporté début septembre le ministre allemand des Finances, Peer Steinbrück : intervenant dans le cadre de la campagne en vue des élections législatives du 27 septembre, il a proposé d’affecter le produit de la taxe au remboursement du coût du sauvetage des institutions financières et des plans de relance rendus nécessaires par la crise.
* Chambre de compensation

clearing house en anglais. Organisme chargé d'assurer la compensation des soldes créditeurs entre banques.

** Spreads

écart entre le cours à l'achat et le cours à la vente des différents couples de devises.

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