Le grand emprunt en question(s)

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Début novembre, la Commission coprésidée par les anciens Premiers ministres Alain Juppé et Michel Rocard doit rendre public un rapport sur les missions prioritaires à financer par le futur grand emprunt voulu par Nicolas Sarkozy. Dans la foulée, le gouvernement précisera les propositions qu'il soumettra au Parlement tant pour le montant de cet emprunt que sur ses modalités de collecte. Cet emprunt est-il justifié économiquement ? Comment doit-on collecter l'argent ? A quoi peut-il servir ? Le point sur quelques unes des nombreuses interrogations que soulève cette initiative.

Peut-on se payer le grand emprunt ?

Les déficits publics sont déjà très importants : ils devraient atteindre l’équivalent de 8,2 % du produit intérieur brut (PIB) en 2009. La dette publique a dépassé les 1 400 milliards d’euros et se montera à 77 % du PIB à la fin de l’année. Le budget 2010 présenté par le gouvernement prévoit déjà - hors grand emprunt - un déficit de l’Etat de 116 milliards d’euros, soit quasiment la moitié des dépenses. Un niveau à peine inférieur aux 141 milliards d’euros qu’on devrait enregistrer en 2009, malgré le retour à une croissance positive. Avec la dégradation prévisible des comptes sociaux, liée notamment à la poursuite du recul de l’emploi, l’ensemble des déficits publics devrait même être encore plus important en 2010 qu’en 2009 et culminer à 8,5 % du PIB. La dette publique quant à elle devrait monter (hors grand emprunt) à 84 % du PIB.

Cette affaire d’emprunt pose d’ailleurs de sérieux problèmes en termes de démocratie. Droite et gauche réunies avaient souhaité en 2001 renforcer le rôle du Parlement en matière budgétaire en adoptant la loi organique relative aux lois de finances (Lolf). Or, le Parlement a commencé à examiner un budget qui n’est pas le vrai budget de l’Etat, puisque le volet " grand emprunt " ne sera connu que plus tard. Que l’on corrige le tir au coeur de la crise comme cela a été le cas pour le budget 2009, c’est aisément compréhensible, mais cette fois, il ne s’agit plus de répondre à une situation d’urgence. Avec le grand emprunt, le président de la République ne se montre donc guère respectueux des droits du Parlement. Pour ne rien arranger, il a confié la définition des priorités à financer grâce à cet emprunt à une commission qui ne comprend... aucun parlementaire.

Quoi qu’il en soit : est-il raisonnable dans l’état actuel des finances publiques françaises d’alourdir encore la barque avec le grand emprunt ? Après avoir flirté avec l’idée d’un emprunt de 100 milliards d’euros, on s’oriente manifestement vers des montants plus limités, autour de 30 milliards d’euros. 30 milliards, cela représente quand même 1,5 % du PIB. Autrement dit, avec le grand emprunt, les déficits publics devraient atteindre en réalité 10 % du PIB l’an prochain.

La situation économique de la France, telle qu’on peut l’apprécier actuellement, ne paraît guère pouvoir justifier une telle fuite en avant. Que les déficits publics de l’Irlande, du Royaume-Uni ou de l’Espagne flirtent encore avec la barre des 10 % du PIB l’an prochain, on peut le comprendre, compte tenu de l’ampleur du choc qu’ils ont subi. Mais la France est plutôt un des pays d’Europe où la crise a finalement eu les effets les plus limités. Pour des raisons qui n’ont d’ailleurs que peu à voir avec l’action spécifique du gouvernement 1.

Aggraver encore les déficits de quasiment deux points de PIB en 2010 par rapport à 2009, bien que l’économie française soit sortie de la récession dès le deuxième trimestre 2009, semble un choix déraisonnable. L’accumulation inconsidérée de dette publique ne revient pas seulement à transférer aux générations futures des problèmes que nous ne parvenons pas à régler, elle constitue aussi et surtout un facteur majeur d’injustice sociale ici et maintenant.

Financer l’action publique par la dette consiste en effet à emprunter de l’argent aux plus aisés au lieu de percevoir des impôts sur leurs revenus. Et mettre ensuite à contribution tous les citoyens, y compris les plus pauvres qui acquittent de la TVA et de la contribution sociale généralisée (CSG), pour rembourser aux plus riches intérêts et capital. Une dynamique déjà mise en oeuvre à grande échelle, avant Nicolas Sarkozy, par la démocratie chrétienne italienne d’après-guerre, Ronald Reagan ou encore George W. Bush...

Comment procéder ?

Un emprunt de ce type peut être réalisé de deux façons : soit sur les marchés financiers auprès des investisseurs institutionnels qui y placent l’épargne des ménages qu’ils ont collectée, soit directement auprès des ménages eux-mêmes.

Le premier cas de figure correspond à la procédure classique utilisée régulièrement pour financer les déficits publics. Lorsque Nicolas Sarkozy a lancé l’idée d’un grand emprunt, il penchait probablement plutôt pour la seconde option. Qui lui permettait aussi de laisser son nom dans l’histoire, à la suite d’une série de personnalités de droite comme Antoine Pinay, qui avait lancé deux emprunts de ce type en 1952 et 1958, Valéry Giscard d’Estaing en 1973 ou, enfin, Edouard Balladur en 1993. Ces emprunts ont laissé en effet de bons souvenirs aux épargnants. Et pour cause : ils ont tous été une très mauvaise affaire pour l’Etat...

Dette publique française, en % du PIB

En effet, pour attirer les épargnants individuels, il faut leur offrir des conditions plus avantageuses que les multiples formes d’épargne subventionnée qui leur sont déjà proposées. Il faut aussi dépenser beaucoup d’argent en publicité pour faire connaître l’emprunt à un large public et rémunérer de nombreux intermédiaires pour collecter les fonds dans tout l’Hexagone... Alors que sur les marchés financiers, les Etats peuvent actuellement emprunter à des taux d’intérêt très bas compte tenu de la masse de liquidités disponibles du fait des politiques accommodantes des banques centrales.

Compte tenu des nombreuses critiques que suscitent déjà l’ampleur des déficits et le laxisme dont fait preuve le gouvernement en matière d’endettement public, on semble s’orienter finalement vers un emprunt réalisé sur les marchés financiers, afin d’en limiter le coût.

Il y aurait bien également une troisième solution, celle proposée notamment par le sénateur UMP Philippe Marini : un emprunt obligatoire auprès des contribuables les plus aisés à taux faible ou nul. Cette formule a déjà été utilisée dans le passé, notamment en 1976 suite à une sécheresse importante, puis en 1983 à un moment où la situation du pays était également difficile. Mais le gouvernement a écarté cette piste intéressante...

Quoi financer ?

Le gouvernement veut réserver l’argent du grand emprunt à des dépenses susceptibles de doper la croissance de l’économie française au cours des prochaines années. C’est en effet indispensable pour pouvoir espérer rembourser sans trop de difficultés les dettes supplémentaires contractées.

Du coup, le grand emprunt a déclenché un véritable concours Lépine. Biotechnologies, nanotechnologies, route intelligente... Tous les lobbies sectoriels se sont battus pour en avoir une tranche. Au vu des expériences passées - avec les plans câble, machine outils, calcul... -, il n’est toutefois pas sûr que l’Etat soit très doué pour déterminer les activités qui vont effectivement doper la croissance...

C’est surtout en créant un environnement favorable à l’innovation que l’action publique peut contribuer à cette croissance. Tout ce qui concourt par exemple à élever le niveau de connaissance de la population va dans ce sens. Et cela ne concerne pas uniquement l’enseignement supérieur et la recherche : l’essentiel se joue plutôt sur ce plan chez les jeunes enfants. Former des chômeurs ou des salariés licenciés pour leur permettre d’occuper de nouveaux postes de travail représente aussi un investissement potentiellement rentable. Améliorer le niveau de santé de la population participe également à une meilleure valorisation du capital humain du pays. C’est le cas aussi des dépenses qui concourent à limiter une fracture sociale susceptible d’entraîner des troubles majeurs...

Le problème, c’est qu’en même temps qu’il promeut le grand emprunt, le gouvernement cherche au contraire à réduire ces dépenses publiques-là. Or, ce sont les dépenses d’avenir pour lesquelles l’action publique serait la plus pertinente...

  • 1. Voir " Le modèle français à l’épreuve de la crise ", Alternatives Economiques n° 282, juillet-aout 2009, accessible dans nos archives en ligne.

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