Idées

Les CDS : une arme de destruction financière ?

7 min

Permettant à l'origine au détenteur d'un titre de créance de s'assurer contre le risque de défaillance de l'emprunteur, les Credit Default Swaps (CDS) sont devenus de plus en plus spéculatifs, des opérateurs financiers misant sur la réalisation du risque que le produit qu'ils achètent est censé couvrir. Un pari gagné en Grèce.

Peut-on acheter une assurance sur un bien que l’on ne possède pas ? Cette pratique insolite, apparue sur les marchés financiers à la fin des années 1990, est depuis l’irruption de la crise grecque au cOeur du débat sur la régulation financière. Les Credit Default Swaps (CDS), ou " couvertures de défaillance " selon la terminologie officielle française, permettent en principe au détenteur d’un titre de créance, en général une obligation, de s’assurer contre le risque de défaillance de l’emprunteur. Ce risque est ainsi transféré du créancier vers un tiers, désireux de l’assumer.

En pratique, l’émetteur ou offreur du CDS s’engage à payer au créancier qui l’acquiert la valeur faciale* du titre de créance au cas où le débiteur ferait faillite, moyennant le paiement d’une prime, comparable à une prime d’assurance. Calculée en points de base (100 points correspondent à 1 % de la valeur du titre assuré), la prime varie en fonction non pas d’une évaluation a priori du risque par le vendeur, mais au gré de l’offre et de la demande sur le marché des CDS. Plus le risque est perçu comme important par le marché, plus la demande de CDS s’accroît, plus la prime est élevée. Ainsi, au 15 mars 2010, la prime demandée sur les couvertures contre le risque de défaut de l’Etat français atteignait 36 points, ce qui signifie qu’il fallait payer 36 000 dollars par an pour assurer une obligation publique française d’une valeur de 10 millions de dollars. Dans le cas de l’Argentine, la prime demandée pour assurer la même somme s’élevait à 996 points, soit 999 600 dollars.

Un outil de spéculation pure

Marginal au début des années 2000, le marché des CDS a connu une croissance explosive au cours de la décennie (voir page 62). Fin 2009, l’encours total des " couvertures financières " ainsi contractées à l’échelle mondiale atteignait 36 000 milliards de dollars. S’il reflète l’ampleur prise par ce marché, ce chiffre est toutefois sans commune mesure avec la valeur des titres effectivement assurés. A la différence en effet d’une police d’assurance classique, un CDS peut être acquis par tout investisseur pariant sur le défaut du débiteur, privé ou public, qu’il possède effectivement un titre de créance sur le débiteur en question ou non.

Valeur des CDS sur la dette grecque et écart de taux entre les dettes grecques et allemandes

La valeur des CDS (Credit Default Swaps) correspond à une prime d’assurance sur le risque de défaillance d’un emprunteur (ici, l’Etat grec). Elle est étroitement corrélée à la prime de risque exigée par les investisseurs qui prêtent à l’Etat grec. Cette prime de risque correspond à l’écart entre les taux grecs et les taux d’un emprunteur supposé sans risque, en général l’Allemagne.

Valeur des CDS sur la dette grecque et écart de taux entre les dettes grecques et allemandes

La valeur des CDS (Credit Default Swaps) correspond à une prime d’assurance sur le risque de défaillance d’un emprunteur (ici, l’Etat grec). Elle est étroitement corrélée à la prime de risque exigée par les investisseurs qui prêtent à l’Etat grec. Cette prime de risque correspond à l’écart entre les taux grecs et les taux d’un emprunteur supposé sans risque, en général l’Allemagne.

Conçu au départ comme un instrument efficace et légitime de protection - des banques ou des investisseurs institutionnels, par exemple - contre un risque particulier, en l’occurrence le risque de non-respect par un débiteur de ses engagements financiers, le CDS est rapidement devenu un outil de spéculation pure, permettant à des opérateurs financiers de miser sur la réalisation du risque que le produit qu’ils achètent est censé couvrir. Transposé dans le domaine de l’assurance, c’est comme si on donnait à tout un chacun la possibilité de souscrire une police contre les dégâts susceptibles de survenir dans la maison... de son voisin. Ce qui revient à intéresser l’acquéreur de la police à la réalisation du risque contre lequel " il se couvre ".

Grèce : incitation à la défaillance

Or, dans le cas d’un CDS, l’achat spéculatif d’une " couverture à découvert ", autrement dit sans posséder le titre ainsi " couvert ", s’il devient généralisé, a toutes les chances de contribuer à la réalisation du risque en question.

Le cas grec illustre ce point. A l’automne, sous l’effet des achats massifs de la part de hedge funds** anticipant la dégradation du risque grec, l’augmentation de la demande de CDS fait monter leur valeur. S’agissant de primes d’assurance sur le risque d’une défaillance d’un Etat, le message transmis par les marchés à l’ensemble des investisseurs est que la perception de ce risque augmente. Cette dégradation du risque entraîne à son tour une augmentation des taux d’intérêt exigés par les acquéreurs de titres de dette grecque, ce qui accroît les charges financières de l’Etat grec, et donc dégrade sa situation.

La panique s’empare alors des marchés, qui commencent à envisager la possibilité d’une défaillance financière d’un Etat au sein même de la zone euro. Les banques européennes, françaises et allemandes notamment, fortement exposées au risque grec, se portent massivement acquéreuses de CDS pour se protéger, ce qui fait encore bondir les primes sur les CDS comme les taux d’intérêt sur la dette. Convaincus que les gouvernements européens ne laisseront pas tomber la Grèce, les hedge funds commencent alors à vendre les CDS acquis à bas prix, réalisant ainsi une plus-value considérable 1.

Anticipation ou manipulation ?

Pour ses partisans, l’existence du marché des CDS facilite l’accès au marché des débiteurs les moins sûrs en permettant aux créanciers de s’assurer contre le risque de défaut. La possibilité d’acquérir les CDS à découvert, en augmentant le volume des transactions, aurait pour effet d’accroître la liquidité du marché, ce qui permet à qui veut se couvrir de le faire plus facilement. Le fait que l’évolution des primes sur le marché des CDS influence celle des taux d’intérêt sur les titres échangés refléterait la capacité des intervenants sur le marché à anticiper la dégradation ou l’amélioration de la situation financière des débiteurs. Le marché des CDS produirait ainsi une information précieuse, que les agences de notation, plus lentes, et le marché obligataire, plus lourd, mettent davantage de temps à découvrir 2.

Ce dernier point est à l’évidence le plus problématique. L’hypothétique capacité de prédiction des marchés peut aisément masquer la très réelle capacité de manipulation des prix par un groupe d’investisseurs déterminés (voir page 62). Ceux-ci peuvent en effet jouer la carte de la déstabilisation d’un débiteur pour maximiser leurs gains.

Un marché à réguler

Certes, la crise grecque n’a pas été provoquée par la spéculation sur les CDS. Mais celle-ci a certainement contribué à exacerber le sentiment de panique sur les marchés et à faire monter les taux payés par le gouvernement grec sur sa dette publique. Interdire l’achat de CDS à découvert ne résoudra pas les problèmes posés par le caractère hautement spéculatif des marchés financiers ni le caractère autoréalisateur des anticipations lorsqu’elles obéissent à une logique mimétique. Mais cela permettra d’éliminer une incitation perverse à la déstabilisation d’entreprises ou de pays confrontés à des difficultés financières. Et par là même de restituer sa légitimité aux CDS en tant qu’instrument financier en le ramenant à sa vocation première d’assurance.

Ceci suppose entre autres une organisation et une régulation du marché des CDS, qui s’est développé depuis plus de dix ans en dehors de toute supervision financière. Comme l’ont montré la quasi-faillite et la nationalisation d’AIG en septembre 2008, le fait que les CDS ne soient pas définis comme un contrat d’assurance permet à leur émetteur d’échapper à toute contrainte réglementaire de provisionnement des risques couverts. Ce qui, dans le cas d’AIG, qui n’avait pas hésité à offrir des CDS sur les titres émis aux Etats-Unis sur la base des crédits immobiliers de type subprime et autres, s’était traduit par une perte nette sur ces seuls produits de 25 milliards de dollars 3. Souhaitée par la France, l’Allemagne et la Commission européenne, qui veulent éviter à tout prix un remake de la crise grecque, la régulation de ce marché ne pourra se faire sans l’adhésion des Etats-Unis. Faute de quoi, la demande de CDS se transportera tout simplement de l’autre côté de l’Atlantique. De quoi alimenter les discussions du prochain G20 de Toronto au mois de juin 2010.

  • 1. Voir le reportage de Sam Jones, " Athens Dinner that Led to Political Indigestion ", paru dans le Financial Times du 4 mars 2010.
  • 2. Entre octobre 2009 et janvier 2010, le volume de CDS échangés sur le risque grec ne dépassait pas 7 % du montant des transactions effectuées sur les titres de la dette publique grecque.
  • 3. Voir le reportage sur AIG de Gretchen Morgenson, " Behind Insurer’s Crisis, Blind Eye to a Web of Risk ", paru dans le New York Times du 27 septembre 2008.
* Valeur faciale

Valeur d'un titre au moment de son émission. Diffère de la valeur marchande qui évolue par la suite au gré du jeu de l'offre et de la demande.

** Hedge funds

Fonds spéculatifs.

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