Entretien

Joseph Stiglitz : les économistes doivent changer leurs croyances

10 min

Vous dites au début de votre dernier livre 1 que dans la longue liste de ceux qui sont à blâmer pour la crise, il faut inclure les économistes. Pourquoi ?

Parce qu’ils ont fourni le cadre intellectuel utilisé par les régulateurs financiers pour justifier leur inaction, et par les banquiers centraux pour affirmer que les bulles étaient impossibles. Et si une bulle survenait quand même, la banque centrale n’ayant pas les instruments pour la faire dégonfler, la seule chose à faire était de réparer les dégâts une fois celle-ci éclatée. Les économistes ont également bâti les modèles sur lesquels s’appuient les banquiers centraux pour dire qu’il suffit, pour assurer une croissance durable, d’avoir une faible inflation sur les marchés des biens, sans se préoccuper de l’évolution du prix des actifs (immobilier, actions, etc.). Enfin, ils ont également contribué à façonner les idées des dirigeants. Les hommes politiques ne sont pas économistes. Ils obéissent aux jugements du moment. Or, durant ces vingt-cinq dernières années, les économistes ont affirmé qu’il n’était pas nécessaire de réguler la finance. Tout ceci a contribué à rendre la crise possible.

Comment expliquez-vous que la science économique soit passée, selon votre expression, " du statut de discipline scientifique à celui de supporter le plus enthousiaste du capitalisme de libre marché " ?

Au fur et à mesure que l’économie devenait plus mathématique, les économistes ont été fortement attirés par les modèles simples de concurrence parfaite. Ces représentations sont suffisamment élémentaires pour donner lieu à la construction de modèles mathématiques et suffisamment riches pour permettre un niveau de complexité réclamant un tout petit peu de sophistication mathématique. Juste assez pour forcer les gens à travailler pour obtenir des résultats mais pas trop sous peine de devenir trop difficile, une sorte de degré optimal de difficulté. Cela a eu un avantage - définir un cadre théorique général acceptable par tous - et un inconvénient majeur - pouvoir se passer de travailler sur le fonctionnement concret de l’économie ! La théorie économique est devenue un monde autosuffisant, une fausse représentation de la réalité, mais que chacun peut comprendre.

Cette évolution aurait très bien pu conduire à des modèles concluant à la nécessité d’une forte intervention de l’Etat. Pourquoi les économistes sont-ils devenus des soutiens du libéralisme ?

Par idéologie. Ils aimaient ces modèles parce qu’ils donnaient la " bonne " réponse. Les économistes ne sont pas arrivés à leurs conclusions en utilisant les modèles, les présupposés libéraux étaient là avant. On le voit par exemple à leurs réactions aux travaux que j’ai réalisés avec Bruce Greenwald. Nous avons démontré que le libre fonctionnement des marchés ne conduit à un optimum économique que lorsque tous les agents économiques disposent d’une information parfaite 2. Dès lors que celle-ci est légèrement imparfaite, on ne peut plus compter sur les marchés. Au début, certains ont essayé de contester les résultats de notre modèle. C’est très bien, c’est comme cela que la réflexion progresse. De notre côté, nous nous demandions si nous n’avions pas commis d’erreur, si nous n’avions pas oublié une hypothèse importante, etc. Trente ans plus tard, personne n’est arrivé à remettre en cause nos résultats. Pourtant, ils ne sont toujours pas enseignés dans la grande majorité des universités.

Comment expliquez-vous cette situation ? La théorie dominante a été attaquée, avec des arguments très forts comme ceux de Benoît Mandelbrot démontrant que les marchés financiers pouvaient connaître des dérapages violents ou comme les vôtres montrant que les marchés n’étaient pas efficaces. Pourtant, cela n’a rien changé à l’approche économique dominante. Pourquoi ?

Toujours à cause de l’idéologie. Certains économistes vont enseigner ces travaux en disant : " Vous savez, la théorie que je vous apprends a été critiquée, lisez ça mais ensuite n’y pensez plus ! " Dans d’autres endroits, on dira que ces résultats oublient de signaler le rôle des gouvernements dans ces imperfections. C’est le genre d’arguments que vous entendez de la part des économistes de l’école de Chicago. C’est presque de l’idéologie à l’état pur ! Ces économistes ne procèdent pas à une analyse historique, scientifique, du rôle de l’Etat pour arriver à ces conclusions. C’est juste un discours superficiel fondé non pas sur des recherches mais sur des croyances a priori.

Le rôle des économistes critiques comme vous n’a-t-il pas également été un peu ambigu vis-à-vis de la théorie dominante ? Vous en êtes aujourd’hui l’un des principaux pourfendeurs, mais, par exemple, dans un article que vous avez publié en 1980 avec Sanford Grossman 3, vous écrivez que vous " essayez de redéfinir la notion de marchés efficients, pas de la détruire " . N’aviez-vous pas fait le choix de ne pas être trop agressif envers la théorie dominante ?

Mais cet article a détruit la théorie des marchés efficients ! Il montrait que sa logique interne était erronée. Si elle était vraie, si tous les intervenants sur les marchés étaient rationnels et disposaient d’une information libre et gratuite, ils feraient tous les mêmes choix au même moment et il n’y aurait pas d’échange ! La grande majorité de mon travail a consisté à tenter de changer la science économique et à faire comprendre aux économistes les limites de leurs théories.

Laissez-moi vous donner un autre exemple. L’hypothèse selon laquelle les individus se comportent toujours de manière rationnelle est ridicule. Non seulement ils sont irrationnels, mais ils le sont de manière persistante et continue. Si je dis cela à mes collègues, ils balaieront l’argument d’un revers de main en disant que la seule façon de réfléchir en économie est de supposer que les anticipations des agents sont rationnelles.

Face à cela, mon travail n’a pas consisté à prouver aux économistes qu’il leur fallait abandonner l’idée d’acteurs rationnels, mais que si ces acteurs rationnels font face à des asymétries d’information, tous les résultats auxquels ils croient sont faux. C’est pourquoi j’ai consacré l’essentiel de mes recherches à discuter des conséquences de l’information imparfaite sur des acteurs rationnels. Les économistes vivent dans un monde théorique. J’ai voulu montrer que ce monde est intellectuellement incohérent et qu’ils devaient changer leurs croyances.

Mais ce que vous faites ne revient-il pas seulement à démontrer que ce que vous observez dans la réalité, des marchés financiers qui dérapent ou un chômage persistant, peut effectivement se produire en théorie ?

C’est juste. Tout le monde peut observer par exemple des périodes de chômage involontaire persistant. Mais cela n’a pas suffi à forcer les économistes à remettre en cause leurs théories qui disent que cela n’est pas possible. Si après des dizaines d’années les faits n’ont pas forcé les économistes à changer, qu’est-ce qui peut permettre d’y arriver ?

On peut remettre en cause une théorie de deux façons. Soit en la confrontant aux faits, soit en s’attaquant à sa cohérence intellectuelle. L’approche empirique n’a pas réussi, car les économistes ont inventé des justifications qui rendent toujours l’évolution du monde compatible avec leurs théories. Ils disent que " ce sont des exceptions ", ou bien que " ces personnes pensent qu’elles sont au chômage alors qu’elles sont volontairement sans emploi ". J’ai certains collègues qui affirment publiquement qu’il n’y a pas de chômage. Que les gens profitent juste d’un moment de loisir dans leur vie. J’étais à un colloque avec Edward Prescott 4 et il a tenu ce genre de propos.

Je me suis dit, si les économistes ont inventé des lunettes qui leur permettent de filtrer la réalité pour la voir comme ils veulent qu’elle soit, au moins ils comprennent la logique. Si je les attaque par la logique de leurs arguments, peut-être qu’eux ou leurs étudiants comprendront qu’il y a des problèmes avec leur représentation du monde. Mais là, l’idéologie a fait son Oeuvre et ils ont même résisté à la contestation logique de leur théorie.

Pensez-vous que cette crise a été assez forte pour contraindre les économistes à remettre en cause la théorie dominante ?

Non. Cette crise aura plutôt des effets sur la jeune génération. L’an dernier, pour la première fois, mes étudiants sont venus me voir en me demandant : " Pourquoi devons-nous perdre notre temps à apprendre ce genre de théorie ? " Ils ne m’avaient jamais demandé cela auparavant. Ils ont vite compris l’incongruité totale entre leurs modèles de marchés parfaits et la réalité qu’ils ont sous les yeux. Mais la sociologie du monde des économistes ressemble à celle des financiers. Ces derniers se distribuent d’énormes bonus qu’ils trouvent parfaitement raisonnables dans leur petit monde, mais qu’ils sont les seuls à trouver raisonnables. Les économistes fonctionnent de la même façon. Ils se parlent entre eux et définissent ce qu’ils considèrent comme des hypothèses raisonnables, et tout ce qui ne leur convient pas est exclu du champ de l’analyse. La crise va pousser la réflexion économique vers une approche plus en phase avec les idées défendues par les critiques de la théorie dominante. Mais il ne faut pas s’attendre à ce que des gens comme Robert Lucas ou Edward Prescott reconnaissent : " nous avons fait des erreurs, nos théories sont fausses, les gens ne sont pas rationnels, les marchés laissés à eux-mêmes ne fonctionnent pas ", etc. Certains économistes ont changé d’avis. Je pense par exemple à Kenneth Rogoff. Il a commencé par soutenir la libéralisation des capitaux avant de travailler sur les crises financières dans l’histoire et de s’apercevoir que cela ne marchait pas si bien 5. J’ai eu une discussion intéressante avec lui. Il était surpris de voir combien les autres résistent au changement.

David Colander était de passage à Paris récemment et il défendait l’idée selon laquelle l’avenir de la science économique réside dans le développement de modèles plus sophistiqués pour mieux refléter la réalité 6. Qu’en pensez-vous ?

Une bonne partie des erreurs d’analyse de la théorie dominante ne provient pas d’un manque de sophistication mais d’hypothèses fausses. Un bon travail scientifique est presque immanquablement toujours simple. Cela doit rester quelque chose de compréhensible. Mais je suis quand même en partie d’accord avec Colander. Par exemple, l’une des choses qui manquait clairement dans les modèles développés avant la crise concerne les interdépendances entre les institutions financières. Il y avait eu quelques rares travaux sur le sujet comme ceux que j’ai développés avec Bruce Greenwald ou bien l’ouvrage de Franklin Allen, un de mes anciens étudiants, et Douglas Gale 7. Mais le sujet a été largement ignoré par les économistes. C’est en train de changer, je pense en particulier aux très bons travaux d’Andrew G. Haldane à la Banque d’Angleterre 8. Il y a des chercheurs qui travaillent sur les mathématiques de la contagion, qui sont plus compliquées que les mathématiques simplistes utilisées jusqu’à présent. C’est une direction que les économistes doivent prendre et qu’ils commencent déjà à prendre.

  • 1. Le triomphe de la cupidité, éd. Les liens qui libèrent, 2010. Voir notre recension de l’ouvrage dans Alternatives Economiques n° 289, février 2010.
  • 2. C’est-à-dire lorsqu’on suppose que tous les agents économiques disposent d’une information gratuite et immédiate sur les intentions des autres agents et sur les caractéristiques des biens échangés. Ce qui signifie que les prix reflètent toujours toute l’information disponible [NDLR].
  • 3. " On the Impossibility of Informationally Efficient Markets ", American Economic Review, vol. 70, n° 3, juin 1980.
  • 4. Economiste américain dont les travaux avec Finn Kydland veulent montrer que les fluctuations économiques ne sont provoquées que par des chocs technologiques. Pour eux, le chômage s’explique par le choix volontaire de renoncer à travailler à cause d’un taux de salaire trop faible [NDLR].
  • 5. This Time is Different. Eight Centuries of Financial Folly, par Carmen M. Reinhart et Kenneth S. Rogoff, Princeton University Press, 2009. Voir notre recension dans Alternatives Economiques n° 284, octobre 2009.
  • 6. Voir le dossier " Les économistes bousculés par la crise ", Alternatives Economiques n° 287, janvier 2009, disponible dans nos archives en ligne.
  • 7. Towards a New Paradigm in Monetary Economics, par Joseph Stiglitz et Bruce Greenwald, Cambridge University Press, 2003 ; Understanding Financial Crisis, par Franklin Allen et Douglas Gale, Oxford University Press, 2007.
  • 8. Par exemple, " Rethinking the Financial Network ", accessible sur www.bankofengland.co.uk/publications/speeches/2009/speech386.pdf
Propos recueillis par Christian Chavagneux

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