L’Europe au rencart ?

6 min

La croissance repart partout. Sauf en Europe. Ce n'est pas fatal : c'est avant tout une question de gouvernance économique interne.

La croissance accélère dans les économies émergentes et repart aux Etats-Unis, mais pas en Europe. Une situation déjà vécue après la crise de 2000-2001. Ces difficultés récurrentes nourrissent le sentiment d’une accélération du déclin de l’Europe. Cette évolution n’est pourtant pas inéluctable : elle résulte essentiellement de l’inadaptation de notre gouvernance économique interne.

Tout d’abord, que l’Inde, la Chine ou encore l’Amérique latine connaissent durablement une croissance économique plus élevée que la nôtre est une très bonne nouvelle : les inégalités fabuleuses qui s’étaient creusées à l’échelle mondiale depuis la révolution industrielle commencent enfin à être corrigées. Mais la croissance à deux chiffres des économies chinoises et indiennes ne doit pas masquer combien que le fossé reste encore large.

Les 1 326 millions de Chinois représentaient, en 2008, 20 % de la population mondiale, mais leur produit intérieur brut (PIB) ne pesait que 7 % du PIB mondial. Et c’est encore bien pire pour les Indiens, désormais presque aussi nombreux que leurs voisins : l’économie indienne ne compte toujours que pour 2 % de l’économie mondiale. Tandis que la zone euro avec ses 326 millions d’habitants, soit 5 % de la population mondiale, pèse 22 % du PIB. Ramenée à l’échelle de chaque habitant, la richesse produite chaque année par un Chinois n’est toujours que de 8 et celle d’un Indien de 3, quand un Européen produit 100. Certes, ces ratios n’étaient que de 2 en 1990, tant pour l’Inde que pour la Chine, mais la route est encore très longue, même pour ces géants qui paraissent souvent déjà riches dans les commentaires de la presse économique...

La concurrence des émergents ?

Le fait que ces pays se développent et que leurs habitants vivent de plus en plus comme nous avec des automobiles, des ordinateurs, des téléphones portables... constitue certes à terme un défi colossal pour la planète sur le plan environnemental. Et plus immédiatement une concurrence supplémentaire redoutable pour l’accès aux matières premières et aux énergies fossiles dont l’Europe est désormais largement dépourvue pour les avoir (sur)exploitées sur son territoire.

Ce défi devrait nous amener à accélérer le mouvement vers une économie à bas carbone qui recycle massivement les matières premières non renouvelables qu’elle utilise. C’est une contrainte qui pèse sur nos économies dans l’immédiat, en nous imposant des surcoûts et des investissements considérables, mais elle devrait être aussi un atout pour l’avenir, quand d’autres pays, comme les Etats-Unis notamment, mieux lotis pour l’instant en matières premières et en énergies fossiles, devront s’y mettre à leur tour.

Les habitants des pays émergents ne sont cependant pas seulement des consommateurs, ils sont aussi de plus en plus des producteurs qui exportent vers les pays riches. Cela ne comporte pas que des inconvénients : les importations ont permis une baisse sensible des prix de nombreux produits du fait du faible coût de la main-d’oeuvre dans ces pays, et donc de facto une hausse de notre pouvoir d’achat.

Il y a encore quelques années, on croyait souvent qu’une division du travail pouvait s’établir avec les pays émergents qui assumeraient les tâches de production peu qualifiées et intenses en main-d’oeuvre, tandis que nous conserverions les fonctions à haute valeur ajoutée et les innovations.

Evolution du PIB par habitant en dollars courants de l’Inde et de la Chine, par rapport à celui de la zone euro (base 100 = zone euro)
Evolution de la part des Etats-Unis, de l’Europe, de la Chine et de l’Inde dans la population mondiale et dans le PIB mondial en dollars courants, en %

Cette vision naïve n’a bien sûr pas résisté à l’épreuve du temps : au fur et à mesure que ces pays se développent, ils acquièrent également les capacités technologiques et scientifiques qui leur permettent d’entrer de plus en plus dans nos " chasses gardées ", comme par exemple le spatial ou l’aéronautique. Le fait que ces pays soient désormais capables de fabriquer l’ensemble des biens et des services n’est cependant pas en lui-même nécessairement problématique. L’économie n’est pas un jeu à somme nulle : ces pays produisent plus, mais ils consomment aussi davantage. Tant que le développement de leur production reste en phase avec celui de leur consommation, ce mouvement n’implique pas nécessairement une restriction des marchés pour les producteurs européens. Le développement des pays émergents ne pose réellement problème que s’ils se mettent à accumuler des excédents commerciaux, parce que salaires et consommation n’y augmentent pas au même rythme que progresse la productivité.

Le déséquilibre des échanges ?

Cela a été le cas au cours de la dernière décennie, et particulièrement en Chine. Le déséquilibre, qui était devenu colossal, entre les excédents chinois et les déficits extérieurs des Etats-Unis est une des causes profondes de la crise récente. D’où la nécessité que la Chine recentre son développement économique sur son marché intérieur. Cela semble en bonne voie : au mois de mars, ce pays a annoncé pour la première fois depuis six ans un déficit de ses échanges extérieurs (voir page 8).

Les déséquilibres ne résultent toutefois pas uniquement des politiques mercantilistes de pays émergents privilégiant à l’excès l’export. Les multinationales américaines et européennes ont aussi une responsabilité essentielle : en jouant les territoires les uns contre les autres, elles empêchent les salaires de monter dans les pays émergents. Et c’est au moins autant le comportement de ces entreprises qu’il faut parvenir à modifier et à encadrer que celui des dirigeants de certains pays émergents...

Ce déséquilibre des échanges extérieurs a cependant pour l’instant beaucoup moins concerné l’Europe que les Etats-Unis, bien que le déficit commercial bilatéral de l’Union avec la Chine soit devenu lui aussi considérable : même en 2008, année où il nous avait fallu importer beaucoup de pétrole et de gaz à des prix très élevés, les comptes extérieurs de l’Union européenne n’avaient été déficitaires qu’à hauteur de 0,9 % du PIB. Et si on s’en tient à la zone euro, ce déficit n’avait même été que de 0,7 %. Du fait qu’ils consomment beaucoup plus qu’ils ne produisent, le surendettement des acteurs économiques américains est lui aussi sans commune mesure avec celui de leurs homologues européens. Bien sûr, ce n’est pas le cas pour l’Irlande, l’Espagne ou le Royaume- Uni, qui ont suivi le modèle américain. Et les dettes publiques ont parout connu une forte croissance en Europe avec la crise. Il n’en reste pas moins que, globalement, les Européens épargnent nettement plus et sont beaucoup moins surendettés que les Américains. C’est pourquoi la sortie de crise devrait, en théorie, être moins difficile à négocier en Europe qu’aux Etats-Unis.

Zoom L’Allemagne ne peut pas servir de modèle pour l’Europe

Les industriels allemands exportent 2,5 fois plus en dehors de l’Union que leurs collègues anglais, français ou italiens. L’Europe tout entière devrait-elle alors suivre le modèle allemand afin de vendre davantage aux pays émergents en forte croissance ?

La réponse est plutôt négative. Les succès à l’exportation de l’industrie allemande résultent tout d’abord d’une spécialisation, fruit d’une histoire longue impossible à transposer. Quant à l’amélioration sensible de la compétitivité-coût de l’Allemagne depuis dix ans, elle a été obtenue au prix d’un développement spectaculaire de la pauvreté et des inégalités au sein du pays. Cette austérité s’est également traduite par une diminution drastique des investissements publics, matériels et immatériels, qui ne manquera pas de peser négativement sur l’avenir du pays.

Et surtout, les exportations vers l’Union européenne représentent pratiquement les deux tiers des exportations allemandes. Il en va de même pour ses excédents commerciaux. Autrement dit, c’est grâce au laxisme de l’Espagne, de la Grèce, de l’Irlande ou encore du Royaume-Uni en matière de consommation et d’endettement que l’intense cure d’austérité que s’est imposée l’Allemagne n’a pas eu de résultats plus négatifs encore pour le pays. On imagine ce qu’il adviendrait si un tel régime était appliqué à l’ensemble du continent...

Il ne s’agit évidemment pas de prétendre que notre économie pourrait croître au rythme de 8 % ou 10 % l’an. Mais nous devrions pouvoir revenir aux 2 % ou 2,5 % de croissance suffisants pour faire reculer le chômage. Or, ce n’est manifestement pas le cas pour l’instant. Ce n’est pas dû à une quelconque fatalité historique, c’est uniquement le résultat de nos difficultés internes à adopter des politiques économiques favorables au plein-emploi. Parce que la construction du marché unique nous pousse à une concurrence acharnée les uns contre les autres, alors que les mécanismes de solidarité collective à l’échelle européenne restent très peu développés (voir page 72). Une difficulté encore illustrée par le feuilleton interminable auquel a donné lieu le règlement de la question grecque.

À la une

Laisser un commentaire
Seuls nos abonnés peuvent laisser des commentaires, abonnez-vous pour rejoindre le débat !