James Steuart, le combat perdu contre Adam Smith
Précurseur écossais de l'économie politique, James Steuart est l'auteur d'un ouvrage considéré comme le premier traité d'économie. Vite enterré par son contemporain Adam Smith, qui ne daigna pas en faire mention dans la " Richesse des nations ".
L’Ecosse était, au XVIIIe siècle, une des terres d’élection de la nouvelle discipline de l’économie politique. James Steuart fut le second, après Antoine de Montchrétien en France en 1615, à lui donner ce nom, en 1767, dans ce qui est parfois considéré comme le premier traité systématique d’économie. Neuf ans plus tard, Adam Smith publiait ses Recherches sur la nature et les causes de la richesse des Nations.
Smith, comme la plupart de ses contemporains, n’avait pas l’habitude d’être généreux envers ses prédécesseurs, y compris ceux dont il s’inspirait, ni d’en mentionner les oeuvres. Ce fut le cas, de manière particulièrement spectaculaire, avec James Steuart. Adam Smith a en effet exécuté de manière radicale et mis fin à la carrière du livre de Steuart en l’ignorant totalement dans son propre livre. Et pourtant, non seulement il connaissait l’ouvrage mais encore l’auteur, dont il a écrit que sa conversation était plus intéressante que ses livres. L’attitude de Smith était tout à fait intentionnelle. Il a écrit au député William Pulteney, de Kirkcaldy où il était plongé dans l’écriture de son livre, le 3 septembre 1772 : " J’ai la même opinion que vous sur le livre de James Stewart. Sans le mentionner une seule fois, je me flatte du fait que chaque faux principe qu’on y trouve rencontrera une réfutation claire et nette dans le mien "1.
Il y avait un désaccord entre les deux hommes portant sur l’intervention de l’Etat dans l’économie, dont Steuart, parfois considéré comme le dernier de ces mercantilistes que Smith méprisait, était un avocat enthousiaste. A l’exception de John Ramsay McCulloch, disciple de David Ricardo, aucun économiste rattaché au courant classique n’a mentionné Steuart, dont l’oeuvre n’a retrouvé crédit que sous la plume de Karl Marx, qui le décrit dans sa Contribution à la critique de l’économie politique (1859) comme " l’Anglais qui a le premier étudié le système de l’économie bourgeoise dans son ensemble ", et fait plusieurs références à ses thèses dans Le Capital, accusant en particulier Thomas Malthus d’avoir emprunté sa théorie de la population au penseur écossais. Steuart reçut aussi les éloges des théoriciens de l’Ecole historique allemande, partisans d’une intervention active de l’Etat dans l’économie. C’est avec la révolution keynésienne que l’oeuvre de Steuart a été finalement réhabilitée. Mais John Maynard Keynes n’est pas l’auteur de cette résurrection, puisqu’il ne mentionne nulle part dans ses écrits un penseur qui peut être considéré comme un des précurseurs importants de ses thèses. Omission d’autant plus étonnante que Keynes, contrairement à Smith, a pris soin de souligner les filiations de ses idées chez les scolastiques, les mercantilistes, Malthus, Marx et plusieurs autres. Steuart fut enfin, il va de soi, l’une des victimes de la montée du néolibéralisme, dont certains avocats l’ont accusé d’être un précurseur du totalitarisme.
La méthode de l’économie politique
Adam Smith était un pur intellectuel, affligé comme le professeur Tournesol d’une distraction légendaire. Steuart fut un homme d’action, partisan énergique du retour des Stuart sur le trône d’Ecosse, ce qui lui valut près de vingt ans d’exil sur un continent où il avait déjà voyagé pendant cinq années après l’obtention de son diplôme du barreau. Il fut emprisonné par les autorités françaises en Belgique à la fin de la guerre de Sept Ans.
Cette longue errance à travers monts et vallées rend compte de l’attitude de Steuart face à la méthode à employer en économie politique et dans les sciences morales. Comme Montesquieu, qu’il connut en France, le fait dans L’Esprit des lois (1748), Steuart rejette l’idée de lois universelles, applicables en tout temps et en tout lieu, en économie comme dans d’autres domaines. Il critique ainsi les certitudes du type de celles que les physiocrates mettent en avant : " C’est de là que vient, à mon avis, la facilité de faire ce que les Français appellent des systèmes, qui ne sont au fond qu’un enchaînement de conséquences d’une application incertaine, établies sur un petit nombre de maximes fondamentales, adoptées trop légèrement " (Recherches des principes de l’économie politique..., 1789-1790, vol. 1, pages 16-17).
Compte tenu de la variété des conditions et institutions, dans le temps et dans l’espace, le théoricien doit être très prudent lorsqu’il cherche à dégager des lois générales, valables pour tous les peuples dans toutes les circonstances. S’appuyant sur l’observation et l’induction autant que sur la vérification et la déduction, l’économie politique doit s’adapter à des objets divers : " Le grand art de l’économie politique consiste donc à en adapter d’abord les différentes opérations à l’esprit, aux moeurs, aux habitudes et aux coutumes du peuple ; à modifier ensuite les circonstances de manière à pouvoir y introduire un nouveau système d’institutions plus utiles " (ibid., pages 3-4).
Steuart critique ceux qui déduisent de ces lois générales des propositions politiques qui peuvent se révéler dangereuses. Celles-ci doivent être adaptées aux circonstances particulières. On compte, parmi ces pseudo-lois universelles qu’il attaque, ce qu’on appelle aujourd’hui la théorie quantitative de la monnaie, dont un autre célèbre écossais, son ami David Hume, fut un des principaux architectes : " D’après mes recherches, je crois avoir découvert qu’en ceci, comme dans toutes les autres parties de la science de l’économie politique, on ne peut guère établir de règle générale " (ibid., vol. 2, page 265). Dans les termes du débat qui opposera au XXe siècle keynésiens et monétaristes, entre des politiques fondées sur des règles (rules) et des politiques discrétionnaires (discretion), Steuart s’affirme donc partisan des secondes. Son long exil européen lui a permis d’étudier les réponses très variables apportées aux problèmes monétaires par les différents pays européens.
Emploi et politiques économiques
L’opposition entre Steuart et Smith n’est pas aussi radicale qu’on peut le penser. Smith accorde comme Steuart beaucoup d’importance à l’histoire et aux institutions. On pourrait d’ailleurs penser qu’il s’est inspiré de Steuart, et ce dernier de Turgot - il a vécu un temps dans la région dont ce dernier fut l’intendant - dans ses thèses sur les stades du développement économique, le passage de l’économie pastorale à l’économie agricole et, de là, à l’économie manufacturière et monétaire. Toutefois, ce qui est chez Smith un processus spontané devient, sous la plume de Steuart, une évolution qui doit être étroitement encadrée et gérée par les pouvoirs publics, symbolisés dans son livre par un "Statesman " omniscient et bénévole.
Steuart se situe ainsi à contre-courant du laisser-faire qui s’imposera graduellement comme thème dominant de la politique économique entre la fin du XVIIIe et le début du XXe siècle. Il ne croyait pas en l’existence d’une " main invisible " permettant aux marchés de s’équilibrer spontanément. Dans le vif débat sur les grains qui agitait les esprits, il était ainsi partisan d’une intervention étatique pour en assurer la stabilité des prix et donc celle de la nourriture. Il a proposé un schéma d’intervention qui n’est pas sans ressembler à la politique agricole commune mise en oeuvre dans la Communauté européenne. En ce qui concerne les prix, rejetant l’idée de valeur absolue, objective, Steuart définit la valeur réelle d’une marchandise comme son coût de production. Tout excès du prix reçu sur la valeur réelle représente le profit. On trouve chez lui l’idée d’élasticité de la demande.
Steuart ne croyait pas non plus dans l’équilibre spontané du marché du travail et, considérant le droit à l’emploi comme un élément essentiel du contrat social, il prônait un certain nombre de mesures protectionnistes pour atteindre le plein-emploi. Il se méfiait toutefois des effets pervers de certaines d’entre elles et, keynésien avant l’heure, il leur préfèrait une politique de dépenses et de travaux publics, une fiscalité importante et des interventions monétaires actives visant en particulier à baisser les taux d’intérêt. Distinguant la monnaie réelle et la monnaie symbolique, ou monnaie de crédit, Steuart considérait que le gouvernement devait développer l’usage de cette dernière. A contre-courant des thèses aujourd’hui à la mode, il considère que la dette publique, dont il nie les effets pervers et en particulier le danger de banqueroute publique, constitue l’un des instruments puissants et essentiels de l’intervention étatique.
- 1. Lors de son séjour en France, Steuart avait remplacé le " w " de son nom, qui n’y existait pas à l’époque, par un " u ".