Idées

A quoi sert le marché des changes ?

12 min

Planétaire, investi par les établissements financiers et quelques grandes entreprises, le marché des changes est en plein essor. Bien que le dollar y reste dominant, sa place devrait diminuer, ce qui pourrait susciter une plus grande instabilité des taux de change, faute de coopération entre les banques centrales.

1. Un marché planétaire

Sur le marché des changes (le Foreign exchange, " forex " pour les initiés), on échange des euros contre des dollars, des livres sterling contre des yens, des yens contre des euros..., bref, des monnaies (on dit aussi dans ce contexte des devises) les unes contre les autres. Le taux de change reflète le prix d’une monnaie exprimé par rapport à une ou plusieurs autres. Ce taux de change se forme et évolue sans cesse en fonction des achats et des ventes de devises sur le marché des changes. Par exemple, le cours de l’euro contre le dollar s’apprécie lorsque la demande d’euros relativement aux autres monnaies augmente ; à l’inverse, il se déprécie lorsque les opérateurs préfèrent acheter du dollar, de la livre sterling... et vendre des euros.

Les variations du cours de change, ce qu’on appelle techniquement sa volatilité, dépendent du régime de change* choisi. Pour la plupart des monnaies des pays avancés, ce régime de change est flottant (ou encore flexible). Il en va ainsi depuis que le système de Bretton Woods, mis en place à la sortie de la Seconde Guerre mondiale et qui instaurait un régime de change fixe entre l’or et le dollar et entre le dollar et les autres monnaies, a été abandonné, en 1973. Le cours des monnaies en change flottant se forme sur le marché des changes au gré de l’offre et de la demande. Il n’est pas contraint par un ancrage** dont il ne faudrait pas s’écarter 1. Les variations du cours de change peuvent donc être très amples.

A l’inverse, lorsqu’un pays est en régime de change fixe, le cours de sa monnaie est défini par rapport à une autre monnaie ou à un panier de monnaies. Le taux de change de la monnaie chinoise, le yuan, appelé aussi renminbi, est par exemple ancré sur le dollar américain : le taux de change indicatif est de 8,11 yuans pour un dollar. Quand le cours d’une monnaie dont le change est fixe s’écarte de la parité définie, la banque centrale du pays intervient sur le marché des changes pour rétablir cette parité. Il lui faut alors mobiliser ses réserves de change*** pour acheter sa propre monnaie lorsque son cours a baissé. Si à l’inverse, c’est une hausse du cours qu’il faut contrer, la banque centrale vend de sa propre monnaie. Alors qu’il faut avoir accumulé suffisamment de réserves de change pour soutenir le cours d’une monnaie en difficulté, il n’y a techniquement aucun obstacle à une intervention pour stabiliser une évolution à la hausse, car la banque centrale peut toujours émettre la monnaie dont elle a besoin.

Le marché des changes est un marché planétaire, sans frontière, sans localisation géographique précise, c’est le plus dématérialisé qui soit. Les spécialistes de ces opérations (des cambistes) passent leurs ordres d’achat ou de vente depuis des salles de marché dotées de puissants systèmes informatiques connectés aux réseaux internationaux d’information financière. Partout ce sont les mêmes produits, les mêmes procédés et les mêmes technologies qui sont utilisés. Ainsi, grâce aux décalages horaires, les opérations de change se déroulent pratiquement en continu, successivement sur chacune des principales places financières, en Extrême-Orient (Tokyo, Hongkong, Singapour), en Europe (Londres, Francfort, Paris) et en Amérique du Nord (New York). Un cambiste européen peut, par exemple, traiter tôt le matin avec l’Extrême-Orient et l’après-midi avec les Etats-Unis.

Part dans les transactions totales de changes en 1998 et en 2010, en %

Ce ne sont pas les centaines d’euros échangés contre des livres sterling pour assister au mariage du prince William qui auront influencé le cours de change euro-livre sterling. Les opérations de change dites " manuelles " des particuliers ne représentent presque rien face aux opérations de change scripturales, celles qui transitent par les comptes des grandes banques internationales. Le marché des changes est en effet un marché de professionnels, dominé par les grandes banques internationales, qui y effectuent des opérations portant sur de gros montants. Banques commerciales et banques d’investissement y interviennent pour leur compte propre ou pour leurs clients (entreprises et particuliers), car eux n’ont pas directement accès au marché. Seules les très grandes entreprises, essentiellement des multinationales dotées de filiales bancaires, effectuent elles-mêmes les opérations de change nécessaires à leur activité internationale.

Enfin, si la fonction première du marché des changes est de permettre l’échange immédiat de devises (au comptant, dans le jargon du métier), son autre grand rôle est de permettre aux entreprises et aux banques de gérer les risques liés aux variations des cours de change, ce qu’on appelle le risque de change. Dès qu’une entreprise est en relation avec des fournisseurs étrangers ou des clients étrangers et que ce qu’elle doit régler en monnaies étrangères ne correspond pas exactement à ce qu’elle va recevoir en monnaies étrangères, elle est exposée au risque de change. Elle peut transférer ce risque sur le marché des changes grâce à des opérations à terme.

On parle d’opérations à terme, car elles se caractérisent par un décalage entre le moment où le contrat est signé et le moment où il est exercé. L’entreprise cherchera par exemple un cambiste qui accepte de lui vendre les dollars dont elle aura besoin pour régler une facture dans trois mois à un cours de change entre le dollar et l’euro fixé le jour de la signature du contrat financier (ici un contrat d’achat de dollars appelé " call "). Le cours de change étant fixé aujourd’hui pour dans trois mois (c’est le cours à terme), il n’y a plus d’incertitude pour l’entreprise sur la variation du taux de change euro-dollar. Bien sûr, si au terme des trois mois le cours au comptant du dollar a baissé vis-à-vis de l’euro, notre entreprise sera heureuse de régler sa facture dans un dollar moins cher. Si le contrat financier qu’elle a signé est " ferme ", elle devra acheter les dollars au cours convenu dans le contrat et ne pourra pas profiter de la baisse. S’il est " optionnel ", elle s’acquittera juste d’une prime et pourra ne pas exercer le contrat et acheter moins cher sur le marché au comptant les dollars dont elle a besoin. Il existe ainsi tout un éventail de contrats à terme (ou produits dérivés) qui ont pour support (on dit " sous-jacent ") des devises. Les plus utilisés d’entre eux sont les " swaps de change ", qui consistent à échanger un prêt libellé par exemple en euro contre un prêt libellé par exemple en dollar. Les banques centrales y ont notamment recours.

2. Pourquoi un tel essor ?

Selon l’enquête triennale de la Banque des règlements internationaux (BRI) de décembre 2010, il s’est échangé chaque jour de l’année 2010 sur le marché des changes pas loin de 4 000 milliards de dollars (avec environ un tiers d’opérations au comptant et deux tiers d’opérations à terme). Pour fixer les idées, c’est à peu près deux fois le produit intérieur brut (PIB) annuel de la France ! Cela veut dire aussi qu’en quelques jours sur le marché des changes, il s’échange autant d’argent qu’en une année entière sur le marché des biens et des services.

Après un creux en 2001 lié au repli général des opérations financières qui a suivi le krach de la " nouvelle économie ", les volumes échangés sur les marchés des changes ont repris leur ascension. Celle-ci a même été particulièrement forte à partir du milieu des années 2000 : 56 % de progression entre 2001 et 2004, 72 % entre 2007 et 2004 et encore 20 % de croissance entre 2007 et 2010 en pleine période de crise financière.

Quels sont les facteurs à l’origine d’une telle progression ? Tout d’abord, des facteurs liés à l’essor d’investisseurs institutionnels tels que les fonds de pension, les OPCVM**** et autres fonds de placement, les fonds spéculatifs ou encore les banques d’investissement qui diversifient leur portefeuille de placements à l’international et qui gèrent activement le risque de change auquel ils sont exposés. Ce sont aussi de gros acheteurs de risques sur le marché des changes, c’est-à-dire qu’ils acceptent de jouer le rôle de contrepartie pour ceux qui cherchent à se protéger des variations de change. Autant de stratégies qui les font intervenir souvent et massivement sur le marché des changes.

De plus, les fortes différences de taux d’intérêt observées entre les Etats-Unis, le Japon, la zone euro, la Suisse, d’un côté, et la Nouvelle Zélande ou l’Australie, de l’autre, ont favorisé au cours des années 2000 des stratégies de carry trade consistant à emprunter la(les) monnaie(s) dont le taux d’intérêt est bas et à placer dans la(les) monnaie(s) dont le taux d’intérêt est plus élevé. Là encore, il s’agit de stratégies qui font augmenter les transactions de change.

Un facteur technologique est également à prendre en considération. Les programmes de trading électronique se sont beaucoup développés au cours des années 2000. Ces programmes sont mis au point pour exploiter des mouvements de cours probables entre les devises. Le trading électronique consiste ainsi à préprogrammer des opérations qui se déclencheront automatiquement au cas où un seuil prévu est franchi à la hausse ou à la baisse (variations de taux d’intérêt de titres publics, écart de taux d’intérêt à court terme entre deux ou plusieurs monnaies, variations de cours de change...). Ces opérations automatiques ont contribué sensiblement à l’augmentation des volumes d’opérations (voir graphique ci-contre).

Transactions quotidiennes sur le marché des changes, en milliards de dollars US

Environ 85 % (sur 200 % puisqu’une opération de change implique toujours deux monnaies) des opérations de change concernent le dollar. Il faudra sans aucun doute du temps pour détrôner le billet vert, même si sa part a amorcé sa décrue depuis 2004. L’euro occupe une deuxième position à distance, avec seulement 39 % des transactions quotidiennes, mais cette part a progressé en 2010. Viennent ensuite le yen et la livre sterling, qui ont vu leur poids se réduire au profit de devises émergentes (réal brésilien, won coréen, renminbi, rupee indienne) dont la part progresse depuis le milieu des années 2000 (voir graphique ci-contre).

Répartition par devise des transactions de change quotidiennes*, en %

3. Quelles armes pour la paix des monnaies ?

Les tendances qui viennent d’être évoquées laissent présager d’ici plusieurs années un système monétaire international moins dominé par une devise hégémonique, en tout cas moins centré sur le dollar. Pour devenir véritablement multipolaire, il faudra toutefois que l’euro consolide sa part et qu’une devise émergente ou un panier de devises émergentes s’affirme. On pense bien sûr à la monnaie chinoise. Celle-ci a en effet entamé une régionalisation, certaines entreprises chinoises étant d’ores et déjà autorisées à régler en renmimbi des échanges avec Hongkong et Taiwan. Toutefois, il n’est pas certain que les autorités chinoises fassent le choix de l’internationalisation de leur monnaie et qu’elles permettent à n’importe quel investisseur de l’acheter et de la vendre partout dans le monde.

Nombre de banques nécessaires pour assurer les trois quarts du marché

Et même si elles le décidaient ouvertement, l’internationalisation d’une monnaie ne se décrète pas. Elle dépend de nombreux facteurs. Entre en jeu le poids économique du pays, mais pas seulement. Et le délai peut être long avant que l’importance économique trouve son équivalent au plan monétaire : le dollar américain a mis du temps avant de détrôner la livre britannique au début du XXe siècle. Intervient aussi le niveau de développement financier : une monnaie ne devient une devise clé que s’il existe une palette suffisamment importante de placements sûrs et liquides***** libellés dans cette monnaie. Or, la Chine accuse pour l’instant du retard en la matière. Ses marchés financiers et son secteur bancaire restent sous-développés. L’Europe ne souffre pas d’un tel retard certes, mais l’émission d’eurobonds (obligations européennes garanties par les Etats de la zone euro) permettrait par exemple d’approfondir le marché obligataire européen, c’est-à-dire d’augmenter l’offre de titres européens et d’offrir une alternative aux bons du Trésor américain. Interviennent, enfin, des facteurs politiques et institutionnels, ceux qui nourrissent la confiance sans laquelle une monnaie, et a fortiori une monnaie internationale, ne peut exister.

En outre, si l’on peut se réjouir à l’idée que le système monétaire international sera sans doute à l’avenir moins dominé par une seule devise et qu’il sera de ce fait plus équilibré, il n’est pas certain que la transition soit facile. De ce point de vue, la question de l’organisation du système trop longtemps tenue pour une " non-question " dans un monde de changes flottants va sans doute occuper le devant de la scène pour un bon moment. Les autorités monétaires ne pourront plus s’en tenir à la douce négligence qui était la leur en matière de change, tout particulièrement les Etats-Unis qui voient déjà la part du dollar se réduire en tant que monnaie de transaction, mais aussi en tant que monnaie de réserve (62 % en 2010, contre plus de 70 % au début des années 2000). En effet, pour les banques centrales des pays émergents, la tendance est à la diversification des réserves de change. Or, ces mouvements ne seront pas sans incidence sur les taux de change vu les masses de réserves en jeu. On sait officieusement que les réserves de la Banque centrale de Chine avoisinent les 2 500 milliards de dollars, dont 65 % seraient en dollars et 25 % en euros. Une modification de cette répartition secouera inévitablement le cours euro-dollar. Seules des interventions coordonnées des banques centrales sur le marché des changes pourront atténuer ces secousses. Or, malheureusement, en sortie de crise, l’heure ne semble guère à la coopération. Chaque pays cherche à jouer la dépréciation de sa monnaie pour en faire un facteur de compétitivité et soutenir ses exportations. Ce jeu non coopératif bute pourtant sur une simple contrainte arithmétique : sur le marché des changes, toutes les monnaies ne peuvent pas baisser en même temps puisqu’elles s’échangent les unes contre les autres.

Part des transactions réalisées en 2010 dans chaque pays, en % du total des transactions

Alors, plutôt que de se lancer dans une guerre des monnaies qui les exposerait à d’importants dommages collatéraux, les banques centrales devraient au plus tôt changer leur fusil d’épaule et se préparer ensemble à l’ère multipolaire qui s’annonce. Et pour cela coordonner leurs actions et réfléchir ensemble aux instruments qui rendront le système monétaire et financier de demain plus stable.

  • 1. Même si, en pratique, on observe plutôt un " flottement géré ", certaines banques centrales intervenant pour limiter les fluctuations de leur devise.
* Régime de change

Ensemble des règles retenues par un pays pour définir les conditions de la détermination des taux de change de sa monnaie.

** Ancrage

Lien fixe entre deux devises ou entre une devise et un métal précieux (l'or ou l'argent généralement). On parle également de parité.

*** Réserves de change

Ensemble des devises étrangères et de l'or détenu par une banque centrale.

**** OPCVM

Organismes de placements collectifs en valeurs mobilières. Ils collectent l'épargne des ménages, qui achètent des parts d'OPCVM, et l'investissent dans des actifs financiers (obligations, actions...) plus ou moins risqués.

***** Liquide

Se dit d'un actif financier que l'on peut facilement acheter et vendre.

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