Idées

Steve Jobs, la mort d’un "pur" inventeur ?

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Le cofondateur d'Apple n'a pas créé ses produits ex nihilo. Son véritable travail d'invention tient plus d'une réappropriation et d'une imitation qu'il a su adapter.

Steve Jobs fut un inventeur de génie : qui le nierait ? Pas sûr pourtant qu’en se focalisant sur ses seuls dons personnels, les hommages posthumes qui lui ont été rendus nous aient permis de comprendre le fondement de ce génie.

Imitation L’oeuvre de Gabriel Tarde peut s’avérer, à ce propos, d’un précieux secours. Cet auteur fut le premier à proposer, à la fin du XIXe siècle, une théorie sociologique de l’inventivité. Selon lui, si chacun d’entre nous est conduit à devoir inventer, c’est dans la mesure même où il lui faut constamment imiter (ses parents et ses éducateurs, et plus tard, ses amis, ses collègues, ses concurrents, etc.). Loin de s’opposer à l’imitation d’autrui, l’invention personnelle en est ainsi le pendant direct : elle résulte de la façon dont chacun tente de s’approprier ce que les autres font et inventent. De sorte, dit Tarde, que " tout n’est socialement qu’inventions et imitations ".

Pour comprendre pourquoi Steve Jobs fut si inventif, nous devrions donc nous pencher d’abord sur tout ce qu’il fut amené à imiter : son père adoptif, bricoleur habile de ses mains, que, très jeune, il essaya de copier ; plus tard, l’informaticien Bill Hewlett, du groupe Hewlett-Packard, qu’il admira, ou son ami Steve Wozniak, dont il fit sienne la double passion pour Bob Dylan et l’électronique.

Au XXe siècle, l’anthropologue et préhistorien André Leroi-Gourhan ira dans le même sens que Tarde, en affirmant qu’il faut exclure par principe " la possibilité de l’invention pure, telle qu’on se la représente par commodité, en prêtant à tel homme la création de tel objet ". On suggérera, dans cette perspective, que ce n’est pas Jobs qui, à lui seul, a inventé en 1984 le premier micro-ordinateur à interface graphique, le fameux Macintosh. Car à l’origine de toute innovation se trouve, nous dit Leroi-Gourhan, " la préexistence dans le matériel ou les traditions du groupe (ou d’un groupe voisin) d’éléments de départ " (on sait, par exemple, que c’est dans le réservoir de l’informaticien Xerox que Jobs piocha la fameuse " souris " dont il eut l’idée de munir ses Macintosh). Et Leroi-Gourhan de préciser : " La part du génie individuelle n’est pas entamée par le fait qu’il trouve où fonder sa pensée créatrice. " Tant il est vrai qu’aucun génie individuel ne verrait le jour s’il n’héritait pas d’un milieu et d’une culture technologiques qui le dépasse et dont il n’est pas l’auteur.

réappropriation Depuis les années 1980, les sociologues Bruno Latour et Michel Callon ont poursuivi les intuitions tardiennes. De nombreux cas empiriques à l’appui, ils ont montré qu’il ne suffit pas d’être un inventeur techniquement doué pour voir son innovation réussir : encore faut-il que celle-ci soit imitée (" traduite ", disent-ils), c’est-à-dire réappropriée pour de nouveaux usages que l’inventeur lui-même ne prévoyait pas et qui témoignent de l’inventivité de l’usager. Echouent les innovations qui ne parviennent pas à stimuler l’invention, et par conséquent l’imitation, de ceux à qui elles se proposent.

Le véritable génie de Steve Jobs se situa peut-être avant tout sur ce plan : il pensa ses inventions non en termes purement techniques mais en termes socio-techniques ; autrement dit, en cherchant à rendre toujours plus aisé aux usagers de se les approprier et d’en user en laissant libre cours à leur inventivité personnelle.

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