Le marché n’a jamais été toute l’économie

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Les relations non marchandes étaient hégémoniques dans les sociétés traditionnelles. Et elles demeurent essentielles dans les économies d'aujourd'hui.

On l’a presque oublié : il y a encore deux siècles, l’achat et la vente étaient l’exception ; la majorité de la population française vivait sans monnaie ou presque. Ce " monde que nous avons perdu ", pour reprendre le titre du livre de Peter Laslett1, était composé pour 80 % environ de paysans, dotés au plus d’un hectare ou deux de terres, d’ouvriers ou de journaliers sans terre, de domestiques et d’indigents. Gregory King, en 1688, dans son Tableau du revenu et des dépenses des diverses familles de l’Angleterre, estime que ces groupes sociaux gagnaient et dépensaient 5 à 6 livres par an et par personne, soit l’équivalent de quelques centaines d’euros d’aujourd’hui. Ce qui signifie que l’essentiel de leurs besoins pour vivre - le gîte, la nourriture et le vêtement - était produit par eux-mêmes ou échangé contre des journées de travail.

L’économie marchande ne représentait alors qu’un circuit très secondaire, presque entièrement réservé aux classes sociales privilégiées qui, seules, disposaient de suffisamment d’argent pour acheter le produit du travail des artisans. Braudel évoque l’" énorme part de la production se perdant dans l’autoconsommation, de la famille ou du village, n’entrant pas dans le circuit du marché "2 et qui constitue la vie matérielle, à distinguer de la vie économique, celle qui résulte d’échanges, ponctuels ou habituels, isolés - comme ceux du ramoneur proposant ses services de maison en maison - ou organisés, dans les foires, les marchés et les boutiques.

Pauvreté ? Incontestablement, car ce n’était pas par plaisir ou par choix que les quatre cinquièmes de la population ne vendaient rien ou presque sur les marchés existants : à l’évidence, c’est parce qu’ils n’avaient pas grand-chose à vendre, tant leur vie était précaire et leur production limitée. Les institutions sociales qui structuraient ces sociétés traditionnelles - le clergé, le pouvoir politique, le droit de propriété, les règles hiérarchiques... - visaient à maintenir ce que l’on appellerait aujourd’hui la cohésion sociale : l’assistance, la solidarité face au malheur ou aux difficultés de la vie, le travail en commun, la protection contre les ennemis, l’accompagnement vers l’au-delà... Hier comme aujourd’hui, les sociétés traditionnelles, même pauvres, tiennent parce que le collectif l’emporte sur l’individuel, le social (y compris le religieux) sur l’économique, le don sur l’échange, la coutume sur l’intérêt.

Un marché voulu et surveillé par les princes

Laisser plus de place au marché risquait de distendre, voire de rompre, ces liens au profit des biens, d’introduire une logique individuelle là où prévalait une logique collective (les sociologues parlent de " holisme " pour désigner cette conception où le tout l’emporte sur les parties). C’était donc prendre le risque de mettre en péril la cohérence de la société elle-même, sa capacité à faire face aux épreuves. Karl Polanyi, citant un anthropologue spécialiste d’une tribu africaine, écrit que, dans cette tribu, " la misère est impossible, il n’est pas question que quelqu’un, s’il a besoin d’être aidé, ne le soit pas "3.

Zoom Des temples égyptiens aux marques

Ce qui frappe, quand on observe les civilisations anciennes, c’est que les réalisations les plus remarquables qu’elles nous ont laissées n’avaient en général aucune utilité, au sens économique du terme. La civilisation égyptienne nous a légué des monuments dont la dimension et la beauté impressionnent : il a fallu, pour construire la pyramide de Gizeh, des dizaines de milliers d’hommes travaillant des années durant. Et davantage encore pour creuser et aménager les tombeaux de la Vallée des Rois ou pour construire les temples de Karnak. Pas par calcul, intérêt ou désir de puissance, comme le voudrait le postulat de la rationalité humaine, mais pour rendre hommage aux dieux et favoriser le passage des vivants vers l’au-delà.

Certes, ces hommes étaient mobilisés par la contrainte. Pourtant, architectes, organisateurs, peintres, sculpteurs, tailleurs de pierre..., des métiers à l’apprentissage long et difficile, ne fournissaient pas seulement leur force de travail, mais aussi leur savoir-faire et leur génie. Derrière la mobilisation souvent forcée de la main-d’oeuvre, comment ne pas voir que c’est tout un peuple qui s’efforçait de produire ce qui, à ses yeux, était le plus beau, le plus grand et le plus riche... pour honorer ses dieux. On pourrait parler de gaspillage, puisque cela ne servait à rien de concret : mais ce gaspillage a produit des chefs-d’oeuvre immortels. Au lieu d’accumuler, ce peuple tout entier faisait dans la démesure.

Les cathédrales sont aussi des témoignages du même type. Il fallait des décennies pour les construire. Gislebert, le sculpteur d’Autun, comme la plupart des compagnons qui ont édifié ces monuments ne recevaient pour prix de leur travail que des salaires minimes, réduits au gîte et au couvert le plus souvent, financés par les dons minimes de centaines de milliers de fidèles venant honorer le saint dont la cathédrale en construction perpétuait le souvenir. Si l’on ne connaît pas le nom de l’inventeur de la voûte d’arête, découverte architecturale fondamentale qui a permis de passer du roman au gothique, ce n’est pas un hasard : l’innovation n’avait pas pour but de gagner davantage d’argent, mais d’élever encore plus haut vers le ciel ces constructions à la gloire de Dieu. On pourrait en dire autant de la mosquée d’Omar ou de celle de Kairouan.

Aujourd’hui, le gaspillage s’appelle publicité, le luxe s’appelle marques. Le mécanisme est au fond analogue, mais il a été laïcisé et démocratisé. Du coup, ce gaspillage est mis au service de l’accumulation productive, au lieu de servir à l’immortalité...

Aussi, dans ces sociétés traditionnelles - jusqu’au XVIIIe siècle chez nous -, le marché est surveillé, contrôlé et bridé. Il ne naît pas tout seul, contrairement à ce que suggère Adam Smith : " ce ne sont pas les marchands qui bâtissent le marché, c’est le Prince ", écrit Michel Henochsberg4, parce que le prince a besoin des marchés pour offrir un débouché aux surplus de l’autoproduction, mais il s’en méfie. La place du marché permet au moins de surveiller les marchands, ces gens de nulle part, toujours susceptibles de filer entre les doigts de l’autorité. Une méfiance largement partagée par la population dans son ensemble, marchands, colporteurs et autres bonimenteurs étant soupçonnés de gruger ceux avec qui ils font affaire : Mercure, le Dieu romain des marchands, est aussi celui des voyageurs et des voleurs. Aussi n’est-il pas étonnant que cette double méfiance ait abouti, selon l’expression de Polanyi, à ce que " le rôle joué par les marchés dans l’économie intérieure des divers pays a été insignifiant jusqu’à une époque récente ". C’est sous la pression de l’Etat, et avec son intervention active, que les marchés se sont structurés et élargis au XIXe siècle.

Zoom La plèbe romaine et l’anonne

Rome a été longtemps la plus grande ville du monde : elle comptait sans doute plus d’un million d’habitants au IIe siècle après J.-C. Or, cette immense métropole ne disposait de quasiment aucun arrière-pays capable de fournir les produits agricoles nécessaires pour l’alimenter : seuls la viande, les fruits et les légumes étaient issus de la campagne proche. Le reste - blé, huile, vin - venait de loin, voire de très loin. Toutes les possessions de l’Empire romain étaient mises à contribution pour nourrir Rome et ses habitants. On appelait anonne l’impôt en nature prélevé à cet effet. Cela représentait en moyenne 300 000 tonnes de blé, 200 000 hectolitres d’huile et 1,5 million d’hectolitres de vin chaque année. Les Romains avaient bon appétit, et Philippe Simonnot, qui cite ces chiffres, ajoute : " l’ensemble de la marine marchande de la France au XVIIIe siècle n’aurait pas suffi à cette tâche " ! Cette nourriture était stockée dans de vastes entrepôts publics, avant d’être distribuée au peuple.

Distribuée et non vendue. Car la plèbe romaine, faute de ressources monétaires suffisantes, n’aurait pu acheter de quoi se nourrir qu’en renonçant à l’oisiveté des citoyens (pas des esclaves...) et aux activités civiques ou ludiques sur lesquelles reposait le système romain. Le blé était donc distribué, accompagné parfois d’huile et de vin, et chaque notable ou patricien achetait à bas prix au Trésor public les produits de l’anonne, afin de les distribuer à sa clientèle. Il s’agissait donc d’une forme originale de protection sociale, mixant apports publics et mécénat privé : de ce don, les patriciens et les grandes familles espéraient en retour un contre-don, à savoir le soutien de leur clientèle. Ce ne fut pas toujours le cas. Ingratitude humaine...

Admettons, dira-t-on, mais tout cela, c’est de l’histoire ancienne : nous avons tourné cette page, et si les relations marchandes jouaient un rôle marginal dans les sociétés traditionnelles, il n’en est plus de même dans les sociétés contemporaines. Erreur. Certes, le marché joue un rôle central aujourd’hui, au moins dans la partie du monde qui se dit développée, mais dominant ne signifie pas unique. Polanyi, toujours lui, faisait remarquer que toute société humaine relève, à côté du principe de l’intérêt - qui débouche sur le marché -, de deux autres principes d’organisation : celui de la redistribution et celui de la réciprocité.

La redistribution relève du pouvoir politique, la réciprocité relève des relations privées : la première est assurée à travers des règles en général contraignantes ; la seconde est produite par un réseau croisé de liens personnels, qui se traduisent par des dons croisés. Or, la redistribution a pris une importance inégalée dans les sociétés contemporaines, que ce soit à travers la protection sociale ou par l’accès aux biens collectifs. Une part importante de la croissance des économies développées depuis deux siècles est liée à l’entrée dans la sphère de l’économie monétaire de fonctions qui n’en relevaient pas dans les sociétés traditionnelles. Mais cette entrée dans l’économie monétaire s’est faite souvent sur une base non marchande : c’est le cas en particulier des services de santé et d’éducation dans pratiquement tous les pays développés ou encore de la prise en charge des personnes âgées qui cessent de travailler.

Redonner sa place au don

Quant au don, nos sociétés marchandes l’ont en apparence marginalisé, voire éliminé : pour rédiger son fameux Essai sur le don, Marcel Mauss n’a-t-il pas dû se plonger dans l’étude des sociétés tribales des îles du Pacifique ? Soutenir cette thèse, c’est cependant oublier que Mauss avançait que ces formes de lien entre tribus, clans ou familles - donner, rendre et recevoir -, loin de n’être que des reliquats d’un monde oublié, constituent une donnée fondamentale de l’existence humaine. Jacques Godbout et Alain Caillé5 ont montré à quel point cela reste vrai dans nos sociétés contemporaines : relations de voisinage, cadeaux de fête ou d’anniversaire, don du sang, bénévolat... contribuent à tisser des liens sociaux basés sur la réciprocité. Il ne s’agit pas d’un échange, comme le prétendent certains : certes, il faut rendre, mais aucune règle ne détermine la nature ou l’ampleur du contre-don et aucun délai n’est fixé. Surtout, alors que le paiement marque la fin de l’échange marchand (" solder son compte "), le contre-don ne clôt pas la relation, il l’entretient et la fait durer.

Tout cela est bien éloigné de la lecture libérale de l’histoire, qui voit dans chacun des comportements humains la manifestation d’un homo oeconomicus rationnel et à la poursuite de son intérêt, cherchant à contourner les obstacles mis par le pouvoir politique ou religieux à l’émergence de la propriété privée, de la liberté d’entreprise et du marché. Bien sûr, les hommes cherchent à tirer le meilleur parti de ce qu’ils possèdent et des institutions qui règlent leur existence, fût-ce au prix d’une certaine dose d’opportunisme. Mais la vision libérale postule que le marché a été, toujours et partout, sous-jacent à l’aventure humaine. Et que c’est parce que les puissants d’hier se sont efforcés, par tous les moyens, d’empêcher qu’il se développe, que tant de catastrophes se sont produites. Finalement, la raison aurait fini par l’emporter, avec la naissance et le développement du capitalisme et de l’économie de marché. Celle-ci serait donc la réponse optimale aux problèmes de rareté et l’enrichissement de chacun serait le but ultime de toute société humaine.

Face à cette vision " naturaliste " du marché, la réalité est bien plus complexe : les relations non marchandes ont toujours été hégémoniques dans les sociétés traditionnelles et elles demeurent très importantes dans les sociétés contemporaines. Parce que l’homme a besoin de liens autant que de biens, mais aussi parce que le marché a besoin d’institutions et de règles qui l’encadrent. Si l’on ne veut pas qu’il débouche sur des catastrophes sociales.

Zoom De la redistribution en nature à la redistribution en monnaie

Dans toutes les sociétés traditionnelles, le pauvre ou le malade sont pris en charge par la collectivité. Mais cette prise en charge est presque toujours le fait de communautés religieuses. Pour cela, elles font appel aux dons afin d’accueillir, soigner et nourrir les déshérités. Ceux qui s’en chargent ne sont pas payés pour cela : il s’agit donc de relations à la fois non marchandes (gratuité) et non monétaires (pas de paiement). Ce n’est pas l’impôt, c’est-à-dire la contrainte fiscale, qui finance cette fonction sociale à la fois redistributive et sanitaire, mais le don volontaire, parfois encouragé par une règle religieuse : l’aumône dans le monde chrétien, la zakat dans le monde musulman. Et, en proportion de la richesse de ces sociétés d’alors, s’il avait fallu payer les prestataires de ces services, la ponction totale aurait sans doute été aussi élevée que l’actuelle assurance maladie...

En 1517, sous le règne d’Elizabeth Ire, lorsque l’Angleterre se dote d’une " loi sur les pauvres ", qui fait obligation aux communes de venir en aide aux démunis, cette aide passe aussi par les pa roisses, qui doivent se débrouiller pour trouver l’argent nécessaire. L’Etat se réduit alors à ses fonctions régaliennes : la justice, la police et la défense. La laïcisation de nos sociétés et la technicité croissante des soins ont progressivement fait que cette fonction sociale a peu à peu été remplie par des professionnels rémunérés pour cela, le plus souvent par l’Etat ou par des contributions que ce dernier a rendu obligatoires. Il y a donc monétarisation du social, mais ce dernier continue de passer par des circuits non marchands.

  • 1. Voir Un monde que nous avons perdu, les structures sociales préindustrielles, éd. Flammarion, 1969.
  • 2. Voir La dynamique du capitalisme, éd. Arthaud, 1985, p. 22 (réédité dans la coll. Champs, éd. Flammarion).
  • 3. Voir La grande transformation, aux origines politiques et économiques de notre temps (1944), tr. française chez Gallimard, 1983, p. 221.
  • 4. Voir La place du marché, éd. Denoël, 2001.
  • 5. Dans L’esprit du don (éd. La Découverte, 1992) et Le don, la dette et l’identité, homo donator vs homo oeconomicus, par Jacques Godbout (éd. La Découverte, 2000). Dans Anthropologie du don, le tiers paradigme, par Alain Caillé (éd. Desclée de Brouwer, 2000).

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