Y a-t-il des relations non marchandes ?

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Essentielles dans les sociétés traditionnelles, les relations non marchandes restent très importantes dans les sociétés contemporaines.

on l’a presque oublié : il y a encore deux siècles, l’achat et la vente étaient l’exception ; la majorité de la population française vivait sans monnaie ou presque. Ce monde était composé pour 80 % environ de paysans, dotés au plus d’un hectare ou deux de terres, d’ouvriers ou de journaliers sans terre, de domestiques et d’indigents. L’essentiel de leurs besoins pour vivre - le gîte, la nourriture et le vêtement - était produit par eux-mêmes ou échangé contre des journées de travail.

L’économie marchande ne représentait alors qu’un circuit très secondaire, presque entièrement réservé aux classes sociales privilégiées. Elles seules disposaient de suffisamment d’argent pour acheter le produit du travail des artisans. Fernand Braudel évoque l’" énorme part de la production se perdant dans l’autoconsommation, de la famille ou du village, n’entrant pas dans le circuit du marché "1 et qui constitue la vie matérielle. A distinguer de la vie économique, celle qui résulte d’échanges, ponctuels ou habituels, isolés - comme ceux du ramoneur proposant ses services de maison en maison - ou organisés, dans les foires, les marchés et les boutiques.

Pauvreté ? Incontestablement, car ce n’était pas par plaisir ou par choix que les quatre cinquièmes de la population ne vendaient rien ou presque sur les marchés existants : à l’évidence, c’est parce qu’ils n’avaient pas grand-chose à vendre, tant leur vie était précaire et leur production limitée. Les institutions sociales qui structuraient ces sociétés traditionnelles - le clergé, le pouvoir politique, le droit de propriété, les règles hiérarchiques... - visaient à maintenir ce que l’on appellerait aujourd’hui la cohésion sociale : l’assistance, la solidarité face au malheur ou aux difficultés de la vie, le travail en commun, la protection contre les ennemis, l’accompagnement vers l’au-delà... Hier comme aujourd’hui, les sociétés traditionnelles, même pauvres, tiennent parce que le collectif l’emporte sur l’individuel, le social (y compris le religieux) sur l’économique, le don sur l’échange, la coutume sur l’intérêt.

Voulu et surveillé par les princes

Laisser davantage de place au marché risquait de distendre, voire de rompre, ces liens au profit des biens, d’introduire une logique individuelle là où prévalait une logique collective. C’était donc prendre le risque de mettre en péril la cohérence de la société elle-même, sa capacité à faire face aux épreuves. Karl Polanyi, citant un anthropologue spécialiste d’une tribu africaine, écrit que, dans cette tribu, " la misère est impossible, il n’est pas question que quelqu’un, s’il a besoin d’être aidé, ne le soit pas "2.

Aussi, dans ces sociétés traditionnelles - jusqu’au XVIIIe siècle chez nous -, le marché est surveillé, contrôlé et bridé. Il ne naît pas tout seul, contrairement à ce que suggère Adam Smith : " ce ne sont pas les marchands qui bâtissent le marché, c’est le prince ", écrit Michel Henochsberg 3, parce que si le prince a besoin des marchés pour offrir un débouché aux surplus de l’autoproduction, il s’en méfie. La place du marché permet au moins de surveiller les marchands, ces gens de nulle part, toujours susceptibles de filer entre les doigts de l’autorité. Une méfiance largement partagée par la population dans son ensemble, marchands, colporteurs et autres bonimenteurs étant soupçonnés de gruger ceux avec qui ils font affaire : Mercure, le dieu romain des marchands, est aussi celui des voyageurs et des voleurs. Aussi n’est-il pas étonnant que cette double méfiance ait abouti, selon l’expression de Polanyi, à ce que " le rôle joué par les marchés dans l’économie intérieure des divers pays a été insignifiant jusqu’à une époque récente ". C’est sous la pression de l’Etat, et avec son intervention active, que les marchés se sont structurés et élargis au XIXe siècle.

Redistribution et réciprocité

Admettons, dira-t-on, mais tout cela, c’est de l’histoire ancienne : nous avons tourné cette page, et si les relations marchandes jouaient un rôle marginal dans les sociétés traditionnelles, il n’en est plus de même dans les sociétés contemporaines. Erreur. Certes, le marché joue un rôle central aujourd’hui, au moins dans la partie du monde qui se dit développée, mais dominant ne signifie pas unique. Polanyi, toujours lui, faisait remarquer que toute société humaine relève, à côté du principe de l’intérêt - qui débouche sur le marché -, de deux autres principes d’organisation : celui de la redistribution et celui de la réciprocité.

La redistribution relève du pouvoir politique, la réciprocité relève des relations privées. La première est assurée à travers des règles en général contraignantes ; la seconde est produite par un réseau croisé de liens personnels, qui se traduisent par des dons croisés. Or, la redistribution a pris une importance inégalée dans les sociétés contemporaines, que ce soit à travers la protection sociale ou par l’accès aux biens collectifs. Une part importante de la croissance des économies développées depuis deux siècles est liée à l’entrée dans la sphère de l’économie monétaire de fonctions qui n’en relevaient pas dans les sociétés traditionnelles. Mais cette entrée dans l’économie monétaire s’est faite souvent sur une base non marchande : c’est le cas en particulier des services de santé et d’éducation dans pratiquement tous les pays développés ou encore de la prise en charge des personnes âgées qui cessent de travailler.

Redonner sa place au don

Quant au don, nos sociétés marchandes l’ont en apparence marginalisé, voire éliminé. Pour rédiger son fameux Essai sur le don, Marcel Mauss n’a-t-il pas dû se plonger dans l’étude des sociétés tribales des îles du Pacifique ? Soutenir cette thèse, c’est cependant oublier que Mauss avançait que ces formes de lien, loin de n’être que des reliquats d’un monde oublié, constituent une donnée fondamentale de l’existence humaine. Jacques Godbout et Alain Caillé 4 ont montré à quel point cela reste vrai dans nos sociétés contemporaines : relations de voisinage, cadeaux de fête ou d’anniversaire, don du sang, bénévolat... contribuent à tisser des liens sociaux basés sur la réciprocité. Il ne s’agit pas d’un échange, comme le prétendent certains : certes, il faut rendre, mais aucune règle ne détermine la nature ou l’ampleur du contre-don et aucun délai n’est fixé. Surtout, alors que le paiement marque la fin de l’échange marchand (" solder son compte "), le contre-don ne clôt pas la relation, il l’entretient et la fait durer.

Tout cela est bien éloigné de la lecture libérale de l’histoire. Celle-ci voit dans chacun des comportements humains la manifestation d’un homo oeconomicus rationnel, à la poursuite de son intérêt, cherchant à contourner les obstacles mis par le pouvoir politique ou religieux à l’émergence de la propriété privée, de la liberté d’entreprise et du marché. Bien sûr, les hommes cherchent à tirer le meilleur parti de ce qu’ils possèdent et des institutions qui règlent leur existence, fût-ce au prix d’une certaine dose d’opportunisme. Mais la vision libérale postule que le marché a été, toujours et partout, sous-jacent à l’aventure humaine. Et que c’est parce que les puissants d’hier se sont efforcés, par tous les moyens, d’empêcher qu’il se développe, que tant de catastrophes se sont produites.

Face à cette vision " naturaliste " du marché, la réalité est bien plus complexe : les relations non marchandes ont toujours été hégémoniques dans les sociétés traditionnelles et elles demeurent très importantes dans les sociétés contemporaines. Parce que l’homme a besoin de liens autant que de biens, mais aussi parce que le marché a besoin d’institutions et de règles qui l’encadrent. Si l’on ne veut pas qu’il débouche sur des catastrophes sociales et économiques.

  • 1. Voir La dynamique du capitalisme, éd. Arthaud, 1985, p. 22 (réédité dans la coll. Champs, éd. Flammarion).
  • 2. Voir La grande transformation. Aux origines politiques et économiques de notre temps (1944), traduction française chez Gallimard, 1983, p. 221.
  • 3. Voir La place du marché, éd. Denoël, 2001.
  • 4. Dans L’esprit du don (éd. La Découverte, 1992) et Le don, la dette et l’identité. Homo donator vs homo oeconomicus, par Jacques Godbout, éd. La Découverte, 2000. Dans Anthropologie du don. Le tiers paradigme, par Alain Caillé, éd. Desclée de Brouwer, 2000.

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