Idées

Capitalisme et économie de marché

8 min

D'un côté, les historiens, pour qui l'économie de marché doit être distinguée du capitalisme. De l'autre, les économistes ou les sociologues, qui voient dans l'économie de marché la graine dont est issu le capitalisme.

Cela ressemble à un débat de spécialistes. Le genre de débat où, de part et d’autre, les cheveux sont méticuleusement coupés en quatre. Erreur : il s’agit d’une question essentielle pour comprendre notre société. D’un côté, l’artillerie lourde des historiens, avec Fernand Braudel, figure quasi mythique, qui distingue soigneusement économie de marché et capitalisme : la première irriguerait la totalité des sociétés grâce à des " échanges du quotidien " plus ou moins denses, mais toujours présents, tandis que le capitalisme naîtrait de commerçants ou de financiers cherchant le profit. En passant de l’un à l’autre, on ne changerait pas seulement d’échelle, mais aussi de nature.

Face à cette forteresse intellectuelle, quelques bretteurs, économistes ou sociologues plus qu’historiens, contestent, non sans courage et, surtout, non sans arguments troublants, une coupure trop nette pour être honnête entre économie de marché et capitalisme. Ce dernier ne serait pas uni au premier par une relation fonctionnelle, comme une plante prospérant dans un terreau qui lui fournit les éléments dont elle a besoin pour croître, mais par une filiation directe, comme une noix donnant naissance à un noyer. Deux positions antagonistes dont les implications sont lourdes de conséquences.

La distinction braudélienne

Fernand Braudel le dit sans détour : " Ce que je regrette pour ma part, non en historien mais en tant qu’homme de mon temps, c’est que dans le monde capitaliste comme dans le monde socialiste, on refuse de distinguer capitalisme et économie de marché "1. Ne confondons pas les torchons et les serviettes. L’économie de marché recouvre " l’immense royaume de l’habituel, du routinier ", des échanges qu’il faut bien faire pour vivre et pour agrémenter d’un peu de sel la vie quotidienne, au sens propre de l’expression : colporteurs, boutiquiers, paysans font vivre ce marché du quotidien, alimentent " les jeux de l’échange ", base de la vie économique. Certes, ces marchés sont plus ou moins importants selon les sociétés et ce n’est que lorsqu’ils sont suffisamment reliés entre eux que l’on peut parler d’économie de marché.

Mais, quelle que soit leur taille ou leur importance, ils jouent un rôle à la fois modeste et essentiel. Modeste, car, au sein du quotidien, ils n’occupent qu’une place le plus souvent limitée : ainsi, dans la France de l’Ancien Régime, l’autoproduction demeure dominante et l’on ne fait appel au marché que pour y commercialiser des surplus ou des produits de l’artisanat. Certes, avec le temps, les échanges progressent, et l’économie de marché avec eux : elle oriente la production et la consommation, nous explique Braudel, mais elle demeure une affaire de proximité, alimentant " des échanges sans surprise ", dont le rôle est toutefois essentiel, car ils permettent d’assurer la coordination entre production et consommation.

L’économie de marché est " la liaison, le moteur, la zone étroite mais vive d’où jaillissent les incitations, les forces vives, les nouveautés, les initiatives, les prises multiples de conscience, les croissances et même le progrès ". Le marché est une réalité universelle, tellement universelle qu’on pourrait la dire naturelle, terme d’ailleurs utilisé par Adam Smith : partout, les hommes échangent, achètent ou vendent et, ce faisant, ils font évoluer la société.

Le capitalisme, c’est autre chose. Il a besoin d’espace, il joue sur de gros montants, il vise un profit grandissant. Il prospère au-dessus du marché, dans la poigne de grands négociants, enrichis par le " commerce à la grande aventure ". Dans la société française de l’Ancien Régime, " le capitaliste, c’est-à-dire à cette époque le "grand marchand", aux activités multiples et indifférenciées, ne s’engage pas franchement dans la production ", précise Braudel 2. D’un côté les petits, de l’autre les grands : on ne joue pas dans la même cour. Les Fugger et les Médicis, avant-hier, les Rockfeller ou les Rothschild hier, les Bill Gates ou les Warren Buffet aujourd’hui symbolisent cette puissance, ce pouvoir de l’argent, qui ne vise pas seulement à en gagner, mais à en gagner beaucoup et toujours plus. Ces capitalistes ont besoin d’une base matérielle vivante et animée pour prospérer et s’épanouir. Voilà qui explique que Venise, puis Londres, New York et aujourd’hui Shanghai aient pu donner naissance au capitalisme, alors que Kaboul ou Moroni n’y parviennent pas.

C’est donc la taille des opérateurs qui distingue, d’abord, l’économie de marché du capitalisme. Le marchand tire profit de prix qui s’imposent à lui, sur lesquels il n’a pas prise, tandis que le capitaliste accumule en pesant sur des prix qu’il maîtrise peu ou prou - acheter bon marché ici, vendre cher ailleurs : " Ils ont la supériorité de l’information, de l’intelligence, de la culture. (...) Qu’ils aient à leur disposition des monopoles ou simplement la puissance nécessaire pour effacer neuf fois sur dix la concurrence, qui en douterait ? ", écrit Braudel.

Mais il va plus loin : la nature de l’activité n’est pas la même. Le marchand vit dans le domaine des biens, le capitaliste dans celui de l’argent : " armateur, assureur, prêteur, emprunteur, financier, banquier (...) ", il accumule du capital en faisant " travailler " l’argent autant que les hommes, plus même qu’eux, avance Braudel, puisque, au moins jusqu’au XIXe siècle en France, le capitaliste " ne s’intéresse pas au système de production, et se contente (...) de contrôler la production artisanale pour mieux s’en assurer la commercialisation ". Même s’il ne s’exprime pas ainsi, Braudel voit dans la finance l’archétype du capitalisme, tandis que la production matérielle serait le terreau de l’économie de marché.

Des contre-arguments

A cette distinction, Alain Caillé 3 adresse essentiellement deux types de critiques. La première concerne ce que Braudel appelle " économie de marché ", ce monde des " échanges du quotidien " dont les opérateurs sont soit les producteurs eux-mêmes, venant vendre le surplus de leur récolte ou le résultat de leur artisanat, soit des intermédiaires - marchands, colporteurs, boutiquiers, courtiers - qui achètent ici pour revendre là. Qu’il s’agisse des échanges du quotidien n’implique pas que l’on soit dans un marché. La caractéristique de ce dernier est le rôle central des prix. Or, les échanges de village sont caractérisés par des prix largement " coutumiers ", ne serait-ce que parce que les producteurs, dans une économie peu monétarisée, sont incapables de calculer des coûts de production : s’ils vendent ou échangent, ce sont des surplus, et le prix qu’ils en demandent n’a rien à voir avec le coût en travail, et beaucoup avec leurs besoins.

Au surplus, ajoute Caillé, " jusqu’à la Révolution française, et bien souvent encore après, les prix sont des prix taxés ". Certes, ils fluctuent, mais ces fluctuations ne suffisent pas à créer un marché, puisque, s’il en était ainsi, ces fluctuations induiraient des variations de l’offre et pas seulement de la demande. Or, les producteurs vendent ce qu’ils ont à vendre, quels que soient les prix. En aucun cas, cela n’influence leurs décisions de production. Bref, dans les économies traditionnelles, les échanges demeurent " encastrés " dans des structures sociales où la coutume, le social, le religieux et toutes les formes de pouvoir jouent un rôle déterminant. Et Alain Caillé précise que, dans les sociétés traditionnelles, " utile à leurs finances publiques, l’économie monétaire, étayée sur le marché, menaçait à tout moment, pour peu qu’elle se développât, d’alimenter un capitalisme incontrôlable et incompatible avec leur ordre de domination ".

Le marché ne naît que lorsque les échanges commencent à se " désencastrer " de ce monde, qu’ils s’en autonomisent et prennent suffisamment d’importance pour qu’une partie significative de la production obéisse aux signaux des prix. Or, lorsque l’échange devient marchand en ce sens-là, cela signifie que l’économique l’emporte sur le religieux ou le politique, que nul sultan ne pourra plus couper la tête du marchand qui aura eu l’audace de trop s’enrichir, comme c’était le cas en terre d’Islam. Les acteurs des échanges deviennent alors des marchands, leur objectif est de maximiser leurs profits. Dès lors, parler d’économie de marché et de capitalisme revient au même, car c’est la même réalité qui est à l’oeuvre.

Querelle sans intérêt ? Pas du tout. Soutenir la distinction entre les deux termes revient à dire qu’il est possible de renoncer au (méchant) capitalisme tout en conservant la (bonne) économie de marché. Ainsi, pour Jacques Sapir 4, le marché aboutit à des formes de capitalisme variées, car tout dépend des institutions retenues pour organiser la production et la coordination des acteurs. Ou, variante, que la finance, qui est à la source du pouvoir capitaliste, peut être dissociée de la production, qui s’appuie sur l’économie de marché. Que l’on peut conserver la dynamique de cette dernière tout en renonçant aux mouvements spéculatifs et aux inégalités dont le capitalisme est porteur.

Au contraire, parier sur l’identité profonde de ces deux réalités peut déboucher sur deux positions antithétiques. Soit l’inéluctabilité du capitalisme, puisque l’économie de marché le porte en son sein comme la nuée porte l’orage. Soit l’impératif de cantonner l’économie dans le domaine où elle excelle, en l’empêchant d’empiéter sur les autres, ceux où les questions de cohésion sociale sont importantes. Comme souvent, les querelles de langage cachent des enjeux bien plus profonds.

  • 1. Dans La dynamique du capitalisme, éd. Arthaud, 1985 (ce qui explique la référence au " monde socialiste ", puisque l’URSS et ses satellites existaient encore à cette date), p. 118. Ce livre a été réédité en coll. Champs, chez Flammarion (2008).
  • 2. Dans le tome 2 de sa grande oeuvre, Civilisation matérielle, économie et capitalisme, XVe-XVIIIe siècle, éd. Armand Colin, 1979, p. 327.
  • 3. Voir Dé-penser l’économique, éd. La Découverte, 2005, principalement les chapitres 3 et 4 de la première partie. Ces chapitres ont été initialement publiés dans Le bulletin du Mauss en 1982.
  • 4. Dans Le nouveau XXIe siècle, éd. du Seuil, 2008.

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