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L’Europe peut-elle repartir ?

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Les institutions issues du traité de Lisbonne ne donnent guère de moyens supplémentaires à l'Europe pour réparer les dégâts de la crise et rompre avec la croissance faible des vingt dernières années.

Pour l’Europe, 2010 s’ouvre sur un constat d’échec amer : selon les termes de la " stratégie de Lisbonne ", adoptée au printemps 2000 par le Conseil européen, l’économie européenne était censée être devenue cette année " l’économie basée sur la connaissance la plus dynamique et la plus compétitive [du monde] " ! La décennie qui s’achève aura, au contraire, été l’une des moins dynamiques de l’histoire européenne de l’après-guerre et elle aura vu l’Union se faire distancer par toutes les autres régions du monde, sans exception ou presque : l’Amérique, même après la crise, aura fait mieux en termes de croissance du produit intérieur brut (PIB), et les pays émergents, dont les rythmes de croissance ont à peine faibli, rattrapent inexorablement leur retard, encore considérable il est vrai en termes de PIB par habitant.

Les Etats membres de l’Union européenne doivent faire face à une cascade de difficultés : chômage revenu à des niveaux élevés, faible progression du pouvoir d’achat et inégalités croissantes de revenus, niveau élevé des taux d’endettement privé et public, besoins d’investissement dans le cadre de la politique de lutte contre le changement climatique, croissance des dépenses de protection sociale liées au vieillissement des populations, etc. Après la crise, l’Union aura-t-elle, avec les institutions issues du traité de Lisbonne, les moyens de mener des politiques lui assurant un dynamisme économique suffisant pour surmonter ces problèmes ? Cela paraît peu probable.

Une avalanche de présidents

Désormais dotée d’un nouveau cadre institutionnel avec le traité de Lisbonne, l’Union est-elle mieux armée pour faire face aux défis de l’après-crise ? Rien n’est moins sûr ! Les observateurs ont tous souligné que, selon le mot prêté à Henry Kissinger, secrétaire d’Etat américain dans les années 1970, l’Europe aurait enfin, avec la présidence stable du Conseil, un " numéro de téléphone ". Mais la désignation du nouveau président de l’Europe, l’ancien Premier ministre belge Herman Van Rompuy, en décembre 2010, a donné lieu aux habituelles tractations entre gouvernements nationaux, recherchant la personnalité la moins susceptible de leur faire de l’ombre. Entré en fonction en janvier 2010, il a toutefois annoncé son ambition de relancer la coordination des politiques économiques dans l’Union et convoqué un sommet européen sur ce thème pour le début février 2010.

Mais parallèlement, la présidence tournante de l’Union, assurée tous les six mois par un nouveau pays membre, n’a pas pour autant disparu. Après celle de la Suède, trop discrète et finalement muette à Copenhague lors des négociations climatiques internationales, c’est l’Espagne qui occupe ce poste depuis le 1er janvier 2010. Et elle entend bien, elle aussi, imprimer sa marque sur la gouvernance économique de l’Europe.

La liste des " présidents de l’Europe " n’est pas close : l’Eurogroupe, qui réunit les ministres des Finances des seize pays de la zone euro et dont l’existence a été reconnue légalement par le traité de Lisbonne, a renouvelé quelques jours plus tard le mandat de son président, Jean-Claude Junker, également Premier ministre et ministre des Finances du Luxembourg. Et, alors que beaucoup lui avaient reproché son inaction dans la gestion de la crise de 2008-2009, il s’est empressé de déclarer son intention d’améliorer la coordination des politiques économiques dans la zone euro. Tout en rappelant son attachement à un pacte de stabilité et de croissance*, reconduit sans changement dans le traité de Lisbonne, au moment où 20 des 27 Etats membres de l’Union font l’objet d’une procédure pour " déficit public excessif ".

Trois présidents donc, dont les attributions semblent se chevaucher, sans que le traité les augmente sensiblement et sans qu’il prévoie de procédure claire d’arbitrage entre eux. Quatre, même, si l’on compte le président de la Commission européenne, José Manuel Barroso, reconduit à son poste malgré l’effacement de la précédente Commission, notamment sur les questions économiques et pendant la crise. Et même cinq, puisqu’il ne faut pas oublier celui du Parlement européen, élu en 2009, et dont les pouvoirs, tant dans la désignation de la Commission qu’en matière de codécision sur les politiques communes, ont été un peu élargis par le nouveau traité.

Les défis de la gouvernance économique

Pas plus que feu le traité constitutionnel dont il reprend les principales dispositions, le traité de Lisbonne n’introduit d’innovations majeures dans les aspects économiques de l’intégration européenne. Quelques modifications sont cependant susceptibles de faire évoluer les équilibres entre les cinq grandes institutions impliquées, aux côtés des gouvernements nationaux, dans la gouvernance économique de l’Union et de la zone euro : le Conseil européen, la Commission, le Parlement, l’Eurogroupe et la Banque centrale européenne (BCE). Outre la présidence stable, soulignons notamment l’importance du changement de règles de décision au sein du Conseil : les domaines respectifs de l’unanimité - notamment en matière fiscale - et de la majorité qualifiée n’ont guère évolué, mais le mécanisme de cette dernière a été repris du traité constitutionnel : la double majorité (55 % des Etats membres, représentant au moins 65 % de la population de l’Union) remplace les pondérations et les seuils compliqués institués à Nice, qui surpondéraient les pays de taille moyenne (Espagne et Pologne) et facilitaient la formation de coalitions bloquantes de petits pays.

Armée de ces maigres avancées institutionnelles, l’Europe devra donc relever les défis de la sortie de crise. Celle-ci a en effet révélé les failles de la conduite commune des politiques économiques et les risques que font courir à l’Union, et singulièrement à la zone euro, les divergences profondes qui perdurent en son sein depuis sa création. Des divergences qui se sont accentuées sous l’effet du choc extérieur de la crise financière. Au moins quatre dimensions de la politique économique, intimement mêlées en pratique, devront en effet faire l’objet d’un pilotage concerté pour que la fin de la récession débouche sur une véritable sortie de crise : la coordination des politiques conjoncturelles, principalement budgétaires et fiscales, mais aussi industrielles, des Etats membres, notamment au sein de la zone euro ; la conduite du policy mix, c’est-à-dire du dosage entre l’ensemble constitué par ces politiques budgétaires nationales et la politique monétaire commune dans cette même zone ; la refonte de la régulation bancaire et financière en Europe, pour limiter les risques futurs de crise systémique ; enfin, la mise en oeuvre d’une véritable stratégie de croissance économique commune, qui soit autre chose que les ambitions incantatoires de la " stratégie de Lisbonne " et sa " méthode ouverte de coordination "**, dont la philosophie est essentiellement concurrentielle.

Au sortir de la plus profonde récession de l’après-guerre, les finances publiques des Etats membres de l’Union affichent des déficits et des ratios d’endettement public bien au-delà de ce que prévoient les critères de Maastricht (un ratio d’endettement public inférieur à 60 % du PIB) et le pacte de stabilité (un déficit public inférieur à 3 % du PIB et tendant, à moyen terme, vers l’équilibre ou l’excédent). Cette détérioration des finances publiques nationales résulte, pour une part, de l’effet stabilisateur automatique, qui réduit les recettes et accroît certaines dépenses publiques lorsque la conjoncture se dégrade. Mais elle dépend, pour beaucoup, des politiques de relance nationales menées en 2009-2010, notamment dans les plus grands pays, et des plans de sauvetage des banques (qui s’ajoutent aux dettes publiques sans creuser les déficits, selon les règles de Maastricht).

Dans ces conditions, il apparaît impossible de revenir rapidement dans les limites du pacte, dont le cadre réglementaire ne facilite aucunement la coordination. Or, certains pays apparaissent particulièrement vulnérables, parce que leur dette publique est élevée et fortement croissante : c’est le cas des pays " périphériques " de la zone euro, naguère souvent cités en exemple de bonne performance (Espagne, Grèce, Irlande, Portugal, voire Italie), mais aussi de pays non membres de la zone euro, dont le Royaume-Uni. Et les plus touchés, notamment parmi les plus petits, seront inévitablement tentés de se comporter en " passager clandestin de l’Union ", se hâtant de réduire leur déficit public, tout en recourant éventuellement à la concurrence fiscale, et en comptant sur les plus grands pour continuer de soutenir l’activité européenne, quitte à les accuser, en même temps, de ne pas respecter les disciplines budgétaires communes...

Zoom Europe : une construction laborieuse

L’entrée en vigueur, le 1er décembre 2009, du traité de Lisbonne marquera-t-elle enfin le début d’une ère nouvelle, celle d’une Europe qui se donne les moyens de ses ambitions ? Il faut le souhaiter, mais un regard en arrière incite à la prudence. Les deux décennies passées montrent une Union essentiellement occupée à la construction - souvent laborieuse - d’un cadre institutionnel commun, notamment en matière économique et monétaire.

Le marché unique européen n’est devenu réalité que le 1er janvier 1993, avec l’abolition des contrôles aux frontières intérieures de l’Union. Le traité de Maastricht a été ratifié de justesse en 1992 par une France inquiète de l’abandon de sa souveraineté monétaire. Alors que celle-ci était pourtant réduite comme peau de chagrin par le fonctionnement d’un système monétaire européen (SME) aligné sur la stratégie monétaire allemande. Mais la France s’inquiétait aussi des empiètements - bien réels - que le traité impliquait en termes de politiques économiques discrétionnaires.

La ratification de ce traité a débouché sur une période de " convergence nominale " des économies européennes, soumises aux fameux critères de Maastricht. Mal comprises alors, les conséquences économiques de l’unification allemande, notamment en termes d’inflation et de finances publiques, ont rendu cette convergence particulièrement coûteuse. Notamment avec la crise des changes du SME de l’automne 1992 et la grave récession de 1993, qui a creusé les déficits budgétaires et fortement alourdi les dettes publiques dans la plupart des pays membres.

Après les efforts d’ajustement qui s’ensuivirent, la forte croissance de la fin de la décennie 1990 pouvait inciter à l’optimisme. L’adoption, en avril 2000, de la " stratégie de Lisbonne " en est le signe emblématique : un peu plus d’un an après la création de la zone euro (janvier 1999), l’économie européenne semblait dotée de l’instrument lui permettant d’affronter les géants dans la grande bataille économique mondiale de la compétitivité.

Mais chacun comprenait que l’élargissement de l’Union aux pays d’Europe centrale et orientale (Peco), décidé pour des raisons politiques au lendemain de la chute des régimes communistes, allait accroître très sensiblement le nombre des Etats membres et leur hétérogénéité. Elle nécessitait donc de nouvelles modifications dans ses règles de fonctionnement, pour éviter qu’elles n’engendrent une paralysie des politiques communes et des progrès futurs vers " une union sans cesse plus étroite ", selon l’objectif fixé par le traité de Rome en 1957.

C’était l’objet du traité de Nice (décembre 2000). Conçu sous la présidence française, ses maigres avancées institutionnelles apparurent vite insuffisantes. L’ambition naquit alors de doter enfin l’Union d’une Constitution. Et au terme de plus de trois ans d’une concertation très large dans le cadre de la convention européenne et de difficiles négociations interétatiques au sein de la conférence intergouvernementale, un texte, finalement baptisé " traité constitutionnel " pour complaire aux Britanniques, hostiles à toute idée d’institutions fédérales, fut soumis à ratification. On connaît la suite : n’apportant pas de réponse à la lancinante question des politiques économiques communes, le traité fut rejeté par référendum en France et aux Pays-Bas au printemps 2005.

C’est une version légèrement modifiée de ce traité qui fut finalement adoptée à Lisbonne en 2008 et ratifiée en 2009 par tous les pays - par voix parlementaire, de peur de subir à nouveau l’échec des référendums de 2005. Sauf en Irlande, où il fallut deux référendums et de coûteuses concessions pour qu’il soit finalement entériné.

Le désendettement ordonné et non déflationniste des agents économiques européens - publics bien sûr, mais aussi privés - suppose encore un réglage subtil des orientations de l’ensemble des politiques macroéconomiques, budgétaires et monétaires, que l’indépendance de la BCE et sa priorité affichée à la lutte contre l’inflation ne facilitent pas. En effet, si elle devait réagir vite aux premiers signes de hausse des prix (poussés par l’augmentation des prix des matières premières, conséquence de la croissance des pays émergents et des raretés qui s’affirment, bien plus que des tensions liées à une hypothétique reprise européenne), elle pourrait freiner le redémarrage de l’activité en Europe. Ce qui rendrait plus difficile et plus coûteux le désendettement des agents privés et compliquerait la tâche d’ajustement des finances publiques dans les Etats membres.

Les enjeux de l’après-crise

La refonte de la réglementation bancaire et financière dans l’Union constitue, elle aussi, un chantier à peine esquissé, alors que l’administration Obama affiche, sur ces questions, des objectifs ambitieux. Elle est rendue plus compliquée en Europe par les divergences doctrinales entre gouvernements et au sein même de la Commission, mais aussi par le fait que le Royaume-Uni, qui abrite la principale place financière de l’Union, demeure en dehors de la zone euro, avec sa propre banque centrale et sa politique de change indépendante.

Enfin, les profondes séquelles de la crise, qu’il s’agisse du chômage, fortement croissant dans tous les pays de l’Union, ou des dettes ne pourront être durablement résorbées sans un renouveau de la croissance européenne. C’est le grand défi de l’après-Lisbonne, dans les deux sens du terme : parvenir à une action collective sur les politiques structurelles (infrastructures, politiques d’incitation fiscale, politiques industrielles et de la concurrence) qui favorisent l’émergence d’une véritablement croissance durable, c’est-à-dire compatible avec les objectifs ambitieux de respect de l’environnement que s’est fixés l’Union, et avec les nombreuses contraintes, notamment démographiques et énergétiques, auxquelles l’économie européenne doit faire face.

Vaste programme, pour lequel l’entrée en vigueur d’institutions légèrement réformées ne semble guère constituer qu’un " pas de souris ".

* Pacte de stabilité et de croissance

Accord passé en 1997 entre les pays signataires du traité de Maastricht et membres de la zone euro, visant à limiter les déficits budgétaires publics à 3 % du PIB, et l'ampleur de la dette publique à 60 % du PIB.

** Méthode ouverte de coordination

Les performances des différents Etats membres sont comparées via un certain nombre de critères et les écarts sont censés inciter les plus " mauvais " à s'inspirer des méthodes pratiquées par les " meilleurs ". Elle est utilisée dans des domaines qui ne relèvent pas de l'Union mais des Etats membres, tels que l'emploi, la protection sociale, l'inclusion sociale, l'éducation, la jeunesse et la formation.

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