Entretien

Le capitalisme va souffrir d’une contradiction qu’il ne pourra pas dépasser

6 min
Daniel Cohen Professeur à PSE et directeur du département d’économie à l’Ecole normale supérieure

Pourquoi la croissance a-t-elle ralenti depuis trente ans dans les pays riches ?

Certains, comme l’Américain Robert Gordon, pensent que le XXe siècle a été une parenthèse dans l’histoire et que l’on est en train de revenir à des rythmes de croissance proches de ceux qu’on a connus aux siècles précédents (voire graphique). Gordon fait observer qu’il a fallu cinq siècles en Angleterre, du XIIIe au XVIIIe siècle, pour que le niveau de vie double. Puis un autre siècle, le XIXe, pour qu’il double de nouveau. Au cours du XXe siècle, le niveau de vie a doublé tous les trente ans. La croissance désormais est amenée à refluer, soutient-il, parce que nombre de progrès très importants, qui ont accompagné la transformation de la société rurale en société urbaine, sont achevés et ne sont pas amenés à se répéter. Par exemple, la température dans les habitations est passée d’une alternance entre un froid glacial l’hiver et une chaleur étouffante l’été, à une température contrôlée toute l’année : cette transformation ne peut se produire à nouveau.

Je pense en effet que les gains de productivité que l’on peut générer dans nos sociétés industrielles d’autrefois ne sont pas de même nature que ceux de nos économies tertiarisées d’aujourd’hui. Alors que dans le domaine industriel, il n’y a pas de limites à ce que les robots peuvent accomplir à la place des humains pour fabriquer des voitures, il y aura sans doute toujours des limites aux capacités d’un robot à réaliser une opération chirurgicale sur vous ou à vous psychanalyser. L’âge d’or de la croissance, c’est tout de même l’âge de l’industrie. Et cet âge, qui a pris fin dans les pays riches, va rapidement toucher ses limites dans les pays émergents, la généralisation de ce modèle de développement étant insoutenable sur le plan écologique.

Quelles conséquences doit-on en tirer ?

Si l’on doit revenir durablement à une croissance annuelle maximum de 1 %, il faudra alors réviser nombre de nos habitudes concernant notre façon de parier sur l’avenir, de s’endetter et nos attentes concernant le progrès futur. Il nous faut guérir de notre addiction à la croissance et réussir à créer une société harmonieuse sans son secours. Une tâche d’autant plus nécessaire que le passage dans les années 1980 d’un type de capitalisme qu’on a coutume de qualifier de "fordiste", celui de la société industrielle des Trente Glorieuses, à un capitalisme financiarisé a provoqué une stagnation des revenus de l’écrasante majorité des salariés.

Karl Marx pensait que le capitalisme ne pouvait pas avoir un effet d’entraînement sur le destin des travailleurs. Parce que les fruits de la croissance étaient équitablement répartis, le milieu du XXe siècle semblait lui avoir donné tort. On est cependant obligé de réviser ce jugement depuis vingt ans : faute d’une redistribution des richesses plus équilibrée, nous irons de crise en crise, de crise économique et financière en crise sociale et politique.

La fin de la croissance est-elle cependant certaine ?

Non, et il faut se garder de répéter l’erreur de raisonnement de ceux qui nous ont précédés et qui prédisaient le retour à l’état stationnaire juste avant une nouvelle vague d’innovations. On ne sait pas ce dont le capitalisme est capable pour réamorcer la recherche de gains de productivité. Jusqu’où la société tertiarisée dans laquelle nous vivons ira-t-elle dans cette voie ? Peut-être que mes propos sur les robots trouveront un démenti et que l’on se passera totalement d’humains dans certaines activités tertiaires, comme la banque, l’édition ou l’éducation. C’est pénible à imaginer pour nous parce que c’est le monde auquel nous tenons. Mais lorsque nos sociétés sont devenues industrielles, nombreux étaient ceux qui vivaient cette mutation sur ce même registre de la perte - celui de la fin du monde rural et des terroirs - et de la déshumanisation, avec la diffusion du travail à la chaîne.

Ne peut-on imaginer un scénario plus enthousiasmant ?

Comme la lettre volée d’Edgar Poe, je pense que nous avons sous les yeux le type de croissance qui ne demande qu’à surgir et que nous ne voulons pas la voir. Une croissance postindustrielle, qui ne nuit pas à l’environnement ni au lien social, dont les moteurs seraient la santé, l’éducation, Internet ou encore la recherche scientifique. Le problème, c’est que tous ces secteurs rentrent difficilement dans la logique capitaliste. Prenons la santé ou l’éducation : si les chirurgiens voyaient leur rémunération indexée sur le nombre d’opérations réussies et les professeurs au taux de réussite de leurs élèves au bac, cela provoquerait des exclusions. De même, on voit bien qu’Internet éprouve beaucoup de difficultés depuis ses débuts à trouver un business model : on veut à toute force le faire rentrer dans une logique capitaliste alors que c’est fondamentalement une économie de la gratuité.

Evolution du PIB par habitant de 1300 à 2100 au Royaume-Uni et aux Etats-Unis, en %

Lecture : pour illustrer sa thèse sur le ralentissement de la croissance, l’économiste Robert Gordon observe comment la croissance du PIB par habitant a évolué dans le temps dans les pays où la productivité était la plus forte : l’Angleterre au XIXe siècle, les Etats-Unis au XXe siècle.

Evolution du PIB par habitant de 1300 à 2100 au Royaume-Uni et aux Etats-Unis, en %

Lecture : pour illustrer sa thèse sur le ralentissement de la croissance, l’économiste Robert Gordon observe comment la croissance du PIB par habitant a évolué dans le temps dans les pays où la productivité était la plus forte : l’Angleterre au XIXe siècle, les Etats-Unis au XXe siècle.

Le génie du capitalisme jusqu’ici a été de réussir constamment à renouveler l’espace des besoins humains par l’innovation en les incarnant dans un objet. Le téléphone portable a commencé de se diffuser il y a à peine vingt ans, mais qui pourrait s’en passer aujourd’hui ? Dans la santé, ce modèle de la rencontre d’une innovation avec une demande sociale façonnée par l’entrepreneur aux fins de son propre enrichissement ne fonctionne pas. On n’y a moins besoin d’une innovation géniale que, par exemple, de développer la médecine préventive ou les médicaments génériques. C’est pourquoi, à mes yeux, le capitalisme va souffrir d’une contradiction qu’il ne pourra pas dépasser, celle de ne pouvoir envisager l’augmentation de la richesse que sous le registre de la propriété privée, alors que les besoins sociaux et les réserves d’intelligence tirent aujourd’hui des secteurs qui ne s’inscrivent pas cette logique.

Comment, justement, dépasser cette contradiction ?

Dans les années 1950, on se réjouissait de l’augmentation de la demande d’automobiles parce que cela créait une société de croissance. Aujourd’hui, on déplore l’augmentation des dépenses de santé et on cherche à les réduire par tous les moyens. Mais pour quoi faire ? Pour libérer du pouvoir d’achat qui permettra aux gens d’acheter des automobiles dont ils veulent de moins en moins ? Il y a besoin d’une véritable réflexion collective : est-ce que fondamentalement la croissance des dépenses de santé, d’éducation et de recherche est légitime ? Si oui, il faut organiser la régulation de ces secteurs non marchands pour gérer la rareté qui nous reste, ne serait-ce que les heures de travail que nous sommes collectivement prêts à leur consacrer. Notre société a besoin d’être au clair sur les besoins sociaux qui l’habitent aujourd’hui, pour résister au chantage de ceux qui ne voient dans ces secteurs non marchands qu’une source de coûts ou un détournement de richesses.

Propos recueillis par Marc Chevallier

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