Quatre lectures de la crise

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Déroute bancaire, déséquilibres financiers internationaux, impasse d'un modèle de croissance inégalitaire, montée de la contrainte écologique : ces quatre aspects de la crise sont distincts, mais complémentaires. Et chacun appelle des réponses spécifiques.

La crise actuelle annonce-t-elle une nouvelle phase dans l’histoire du capitalisme ? Au regard des conséquences des plus grandes crises financières du passé, la question est essentielle. La crise de 1873 avait mis fin à la première mondialisation des échanges et inauguré une période de longue dépression et de repli protectionniste. La crise de 1929 et la " Grande Dépression " qui l’a suivie avaient ouvert la voie à un nouveau modèle de croissance fondé sur la redistribution des surplus de productivité à la masse des salariés. Dans ces deux cas, une refonte profonde du capitalisme en avait résulté. Parce que ces crises traduisaient, dans la sphère financière mais aussi dans l’ensemble des modes de régulation de l’économie, des déséquilibres très profonds.

La crise actuelle est-elle grosse de tels bouleversements ? Ou bien n’est-elle qu’un accident de parcours de plus dans une histoire financière qui fait se succéder des périodes d’enthousiasme exubérant et de désillusion tout aussi excessive ? Un accident dont le déclenchement n’aurait guère plus de conséquences sur la croissance de long terme que ceux qui l’ont précédé ces dernières années ? Dans cette dernière hypothèse, il suffirait d’adapter à la marge les réglementations, les conventions et les institutions existantes pour y intégrer les enseignements de l’épisode actuel.

Mais la dimension prise aujourd’hui par cette crise conduit à penser qu’elle traduit un dérèglement plus profond de notre régime d’accumulation et de son mode de régulation. Et les crises financières qui l’ont précédée durant les années 1990 (Japon en 1990-2000, pays asiatiques puis émergents en 1997-1998, bulle Internet en 2000-2002) en ont été les premiers symptômes. Autrement dit, le régime de croissance financiarisé et mondialisé mis en place dans les dernières décennies du XXe siècle n’a pas créé les conditions de sa stabilité.

Sur ces bases, on peut appréhender la crise actuelle à travers quatre niveaux de lecture, non exclusifs les uns des autres. Ces différents types de crises se caractérisent par leur portée sur l’économie réelle et appellent en réponse des modalités d’action distinctes des pouvoirs publics et la combinaison de plusieurs niveaux d’intervention.

1. Une crise bancaire

La crise peut être tout d’abord perçue sous son angle financier. Elle apparaît comme la conséquence d’une surexposition des banques sur le crédit hypothécaire, plus précisément sur le marché des prêts subprime , des prêts risqués accordés à une clientèle peu solvable. Cette surexposition a été rendue possible par le mécanisme de titrisation des créances qui a ainsi permis aux banques de diffuser le risque au sein du système financier. La crise financière enclenchée depuis plus d’un an et demi aux Etats-Unis a eu pour première conséquence de dégrader le bilan des banques et de créer un mouvement de défiance qui a tellement asséché le marché interbancaire que la majeure partie des refinancements transite encore aujourd’hui par la Banque centrale américaine, la Fed. Elle a eu pour seconde conséquence majeure d’entraîner une dépréciation massive et concomitante d’une gamme très large d’actifs (baisse des prix de l’immobilier et chute des Bourses notamment).

2. Une crise de financement mondial

Au cours de la dernière décennie, la croissance mondiale s’est accompagnée d’une montée des déséquilibres commerciaux bilatéraux, les pays émergents en excédent courant finançant de fait les pays les plus riches. L’industrie financière américaine a ainsi drainé une abondante épargne des pays émergents encore dépourvus des capacités de bâtir des institutions sociales et financières adéquates. Les moteurs de la croissance mondiale ont été, d’une part, les pays émergents, " surproducteurs " dotés de réserves de change considérables et, d’autre part, les pays développés " surconsommateurs ", avec les Etats-Unis érigés en " consommateur en dernier ressort " du monde. L’abondance des liquidités , autorisée par l’action des banques centrales, a joué un rôle clé dans cet ordonnancement de la croissance mondiale. Elle a notamment alimenté un effet de levier , au sens où le coût de l’argent emprunté était structurellement inférieur aux rendements des différentes classes d’actifs : actions, obligations privées (corporate), produits dérivés , encourageant les prises de position spéculative.

Plus en amont, la crise peut aussi être interprétée comme la propagation d’un déséquilibre qui prend racine dans la déflation rampante japonaise. La déflation nipponne a pour coeur l’excès d’épargne des ménages qui a conduit à un très fort affaissement des rendements, devenus proches de zéro. La recherche d’une meilleure profitabilité par les investisseurs nippons a alimenté l’offre de capitaux au niveau mondial et une hausse corrélative du prix des actifs dans les pays développés et les pays émergents.

Les effets de richesse induits ont conduit à surestimer le degré de préparation des retraites dans les pays dotés de systèmes par capitalisation. La décrue des taux d’épargne, notamment aux Etats-Unis, peut ainsi apparaître comme une conséquence de la crise japonaise.

Ainsi, à cette période de désépargne pourrait succéder une remontée des taux d’épargne des ménages vieillissants des pays développés, proportionnelle à leur situation démographique respective, entraînant un déficit de demande intérieure alimentant des tendances déflationnistes. Seule une montée en puissance de la demande intérieure au sein des pays émergents pourrait alors contribuer à rééquilibrer l’offre et la demande au niveau mondial.

3. La crise d’un modèle de croissance inégalitaire

La montée des inégalités internes, en particulier aux Etats-Unis, a fait le lit de la crise d’endettement. Depuis les années 1970, les 20 % des ménages américains les plus pauvres ont vu l’augmentation de leur revenu ralentir en valeur absolue, mais aussi relativement aux autres ménages. Ils ont connu ainsi une décennie de quasi-stagnation de leur revenu réel (+ 0,2 % par an en moyenne pendant dix ans), alors que les 20 % des ménages les plus riches bénéficiaient d’une augmentation quatre fois plus rapide. La part des 10 % de ménages les plus riches dans le revenu total serait désormais équivalente au ratio qui prévalait il y a quatre-vingts ans, lors du déclenchement de la crise de 1929.

La dégradation relative, à partir des années 1980, des conditions matérielles des travailleurs peu qualifiés des pays industrialisés semble découler d’abord d’une modification structurelle de l’économie (gains de productivité liés aux nouvelles technologies profitant aux emplois les plus qualifiés, affaiblissement des syndicats, développement des services). L’expansion des marchés locaux des grands pays émergents et leurs réservoirs de main-d’oeuvre non qualifiée pour l’industrie ont renforcé l’avantage comparatif du Sud et participé plus significativement à la montée des inégalités au Nord après 1990.

L’endettement excessif des ménages aux Etats-Unis, au coeur de la crise actuelle, découlerait donc de ce creusement des inégalités : les ménages peu ou moyennement qualifiés, qui ont subi une détérioration du partage de la valeur ajoutée à leur détriment, ont maintenu leurs standards de consommation en s’endettant tout en conservant l’illusion de s’enrichir, aussi longtemps que le prix des actifs immobiliers ou boursiers s’est accru.

Le constat plus général d’une déformation des revenus en faveur du capital demeure très controversé 1. En revanche, le renforcement des asymétries entre catégories de salariés (qualifiés ou non qualifiés, appartenant à un grand groupe ou à un sous-traitant...) concernant la stabilité de l’emploi, la formation des salaires, l’accès aux assurances, rend nécessaire une réouverture du débat sur la gestion du rapport salarial par les entreprises et, plus généralement, sur leur mode de gouvernance.

La question de la gouvernance ne se résume pas à la critique de la " prise de pouvoir des actionnaires ". Elle interpelle des modes de gestion dont la diffusion a contribué à accroître l’instabilité de la finance et de l’emploi. Au coeur de ces modes de gestion, axés sur la maximisation de la valeur actionnariale, on trouve le principe selon lequel c’est à la finance de diversifier et de mutualiser le risque. Ce principe a très fortement influencé les stratégies des grands groupes : recentrage sur leur coeur de métier et recherche de flexibilité tous azimuts. Toutes les opérations de restructuration (externalisation, sous-traitance, acquisitions...) qui en ont résulté ont accru l’instabilité de l’emploi. Il en a résulté une profonde redistribution des risques au sein de la société, notamment dans les pays où l’Etat n’a pas pris le relais des systèmes de solidarité et de protection devenus défaillants au sein des entreprises.

4. Une crise du système " productiviste "

Enfin, la crise financière peut être aussi lue comme le symptôme de contradictions plus profondes, liées à l’épuisement du régime d’accumulation et de consommation qui a prévalu dans l’après-guerre et s’est étendu à plusieurs régions du monde.

Elle soulève la question de la stabilité d’un mode de croissance dont les dernières années ont laissé présager que ses perspectives pouvaient être perturbées tour à tour par deux risques larvés et en apparence contradictoires : celui de l’inflation du prix des ressources rares lorsque tous les pays sont en phase de croissance, et celui de la déflation quand la décélération de la croissance mondiale durcit les conditions de la concurrence pour les entreprises exposées au commerce international. Dès 2006, les tensions de prix sur les marchés de l’énergie et des matières premières alimentaires et non alimentaires ont mis à mal la projection d’un monde définitivement non inflationniste, une idée particulièrement sécurisante pour la finance.

Plus fondamentalement, la prise de conscience par les agents économiques des contraintes imputables au développement durable s’est nettement affirmée au cours de la dernière décennie. Le rapport Stern est emblématique de cette évolution. Sans dispositif de correction, la pression sur les ressources environnementales pèsera sur la croissance future, en entamant la productivité de secteurs comme l’agriculture, et en générant des coûts de réparation et des coûts sur la santé humaine. Au total, le rapport Stern évalue l’ampleur de ces dommages à une perte de produit intérieur brut (PIB) de 10 % à 20 % entre 2050 et 2100 selon les scénarios. Cette menace rend légitimes les politiques de protection de l’environnement, même si elles pèsent à court terme sur certaines composantes de la croissance. Elles occasionnent en effet des coûts directs (redevances ou taxes) et des coûts indirects de mise en conformité (normes et réglementations).

Ces deux éléments, d’instabilité des prix et d’incorporation des coûts environnementaux, sont de nature à influencer le calcul économique et à conduire à une révision à la baisse des rendements et de la valeur des actifs. Dans cette perspective, des changements suffisamment profonds devraient alors intervenir, permettant l’éclosion d’un système de régulation capable de stabiliser le régime de croissance et/ou remettant plus radicalement en cause le régime d’accumulation.

Des réponses spécifiques et complémentaires

Ces quatre niveaux d’interprétation appellent donc des réponses spécifiques et complémentaires de la part des pouvoirs publics. Face à la crise bancaire, l’Etat doit d’abord jouer son rôle assuranciel de prêteur en dernier ressort via la reprise des créances douteuses et/ou la recapitalisation des institutions financières. Il lui faut, parallèlement, redéfinir les règles prudentielles . Dans la deuxième interprétation, la sortie de crise passe également par un rééquilibrage des flux de financement entre régions du monde. Cela suppose une meilleure coordination des politiques macroéconomiques et des politiques de change, un renforcement de la gouvernance mondiale et une montée en puissance de la demande intérieure des pays émergents, qui passe notamment par une mise à niveau de leur Etat-providence.

La troisième lecture suppose de remettre en chantier dans les pays industrialisés les systèmes de gouvernance afin de rénover l’Etat social, et ce d’abord aux Etats-Unis. La dernière interprétation se relie à l’exigence d’un développement plus durable et appelle à un réexamen de nos modes de production et de consommation.

  • 1. Le partage de la valeur ajoutée est stable sur très longue période aux Etats-Unis, même si la part du travail régresse très légèrement depuis vingt ans. La part des salaires a sensiblement diminué depuis dix ans en Europe, du fait en particulier de l’Allemagne, mais est plutôt stable en France. Ce qui est moins controversé, en revanche, est le fait que la forte décrue des taux d’intérêt réel, c’est-à-dire du coût de la dette, semble avoir entièrement profité aux actionnaires durant cette période. Ceci pourrait expliquer que le rapport de force supposé par certains auteurs comme favorable aux actionnaires soit resté compatible avec une progression globale de la masse salariale.

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