Entretien

" Socialiser le capitalisme "

4 min
Pierre-Yves Gomez professeur à EM Lyon Business School et directeur de l'Institut français de gouvernement des entreprises

Quels sont les enjeux de la gouvernance d’entreprise ?

Diriger une entreprise, c’est prendre des décisions et choisir des stratégies dont les répercussions vont bien au-delà de l’entreprise elle-même. Aussi, depuis l’origine du capitalisme, la gouvernance d’entreprise est-elle en débat : qui décide de la direction à prendre, au nom de quels intérêts, comment sont choisis et contrôlés les dirigeants, quels contre-pouvoirs permettent de réguler le système ? Les parties prenantes de l’entreprise - c’est-à-dire les propriétaires capitalistes, les dirigeants, les salariés et la collectivité - ont des intérêts divergents à défendre. Leurs rapports de force constituent un gouvernement d’entreprise, c’est-à-dire un équilibre d’institutions, de règles et de pratiques qui délimitent le pouvoir de diriger.

Depuis deux siècles, plusieurs régimes se sont succédé : régime familial et paternaliste au XIXe siècle, managérial et technocratique entre 1930 et 1980, actionnarial marchand depuis une vingtaine d’années. Parallèlement, des contre-régimes ont proposé des alternatives : coopératisme ouvrier, mutualisme ou étatisation. La question du gouvernement des entreprises va donc bien au-delà de l’organisation formelle des pouvoirs de direction et de contrôle. Elle interroge les pressions exercées par les parties prenantes pour légitimer l’exercice du pouvoir économique, notamment dans les entreprises capitalistes. La crise de 2007-2008 ouvre probablement une nouvelle période pour la gouvernance d’entreprise.

Quelles sont les perspectives ?

La réponse à cette question dépendra largement de la façon dont les différentes parties prenantes comprendront leur rôle dans le gouvernement des entreprises et se saisiront (ou non) de l’occasion historique de le jouer. On peut proposer trois scénarios : le déni, le dépassement et l’appropriation sociale. Dans les trois cas, le pouvoir politique jouera un rôle décisif.

Selon le scénario du déni, la crise financière traduirait simplement une panne momentanée d’un régime de gouvernance fondamentalement vertueux. Pour ses tenants libéraux, l’information communiquée au marché n’a pas été assez contrôlée ; des dérives ont donc été possibles. Il faut remettre de l’ordre dans l’industrie financière en améliorant la communication et le contrôle des informations de manière à rendre les marchés encore plus efficaces. Ce scénario conduirait les Etats à imposer des normes d’information plus strictes aux entreprises. Après un temps de réforme pour plus de transparence, la gouvernance orientée par la finance resterait le régime de référence.

Avec le scénario du dépassement, la crise financière signe l’échec de ce régime et la nécessité de revenir en arrière. La légitimité réelle des propriétaires capitalistes est en cause, en particulier parce qu’ils sont déconnectés de l’entreprise et lui imposent des choix purement financiers. Selon ce scénario, on doit encourager les modifications de gouvernance permettant de contrebalancer le pouvoir des propriétaires capitalistes par d’autres parties prenantes, les salariés et la puissance publique principalement. Une recomposition de l’organisation des conseils d’administration permettrait d’en faire des lieux de contre-pouvoir où serait représentée la diversité des intérêts des parties prenantes. Sur le modèle allemand, des administrateurs salariés, et même des représentants de la puissance publique dans des entreprises jugées sensibles, interviendraient avec la même légitimité que les représentants d’actionnaires pour contrôler les stratégies des entreprises.

Enfin, le scénario de l’appropriation sociale considère que la faiblesse du système actuel vient, paradoxalement, de la sous-représentation des actionnaires véritables que sont les épargnants. Leur rôle a été subtilisé par l’industrie financière. Selon ce scénario, il s’agirait de politiser l’intermédiation entre les épargnants et le capital, de " socialiser " le capitalisme, selon un mot de Peter Drucker. Des groupes d’influence représentatifs de catégories d’actionnaires (comme les salariés) et des associations représentatives d’intérêts sociétaux ou éthiques pourraient défendre leur patrimoine au nom d’intérêts qui ne se résument pas à la seule performance financière. Utilisant les principes mêmes du capitalisme, c’est leur capacité à mobiliser le pouvoir que donne la propriété capitaliste qui serait décisive.

Lequel de ces scénarios a le plus de chance de s’imposer ?

Les scénarios du dépassement et de l’appropriation sociale ne sont pas forcément exclusifs l’un de l’autre. Tous deux supposent une prise de conscience de la société sur la signification réelle d’un capitalisme de masse. Cette prise de conscience et la mobilisation qu’elle implique seront déterminantes pour orienter les choix politiques de la puissance publique. Sans elles, il ne faudra pas s’étonner que les Etats choisissent la position la plus simple : réparer les excès du régime de gouvernance par les marchés financiers et le remettre en selle.

Propos recueillis par Guillaume Duval

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