Quelle autonomie pour la négociation collective ?

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En matière de droit du travail, les rapports entre la loi et les accords de branche, voire d'établissement, se sont profondément modifiés ces dernières décennies. Et s'ils ont glissé vers une plus grande autonomie de la négociation collective vis-à-vis de l'Etat, la prévalence d'accords d'entreprise ou autres sur la loi pose de nombreuses questions.

Le débat sur l’autonomie de la négociation collective recouvre deux questions distinctes. La première est de savoir dans quelle mesure les organisations patronales et syndicales ont la capacité de produire par la négociation des normes générales qui soient différentes des normes étatiques (code du travail) ; la seconde est de déterminer le degré d’autonomie des différents niveaux de la négociation collective (depuis l’accord national interprofessionnel jusqu’à l’accord d’établissement).

Jusqu’aux années 1980, la solution résultait de la combinaison de deux règles : la hiérarchie des normes* et le principe de faveur**. Une norme de rang " inférieur " ne pouvait qu’améliorer les droits reconnus aux salariés par une norme de rang " supérieur ". Il en était ainsi, par exemple, entre un accord de branche et la loi ou bien entre un accord d’entreprise et l’accord de branche applicable à cette entreprise. La situation est devenue plus complexe au cours des trente dernières années, du fait des stratégies développées dans ces domaines par l’Etat et les acteurs sociaux.

Normes légales et normes négociées

Les rapports entre les normes légales et les normes négociées se sont diversifiés. D’un côté, les acteurs sociaux ont demandé à l’Etat de reconnaître leur capacité d’initiative. De l’autre, l’Etat a pu juger avantageux de leur déléguer des responsabilités dans certains domaines difficiles tout en conservant un contrôle indirect. Les modalités de cette diversification sont multiples.

Ainsi, la loi peut n’être applicable qu’en l’absence d’un accord collectif (par exemple, pour la fixation du nombre maximum d’heures supplémentaires) ou, au contraire, la loi peut voir son application conditionnée à l’existence d’un accord collectif (par exemple, pour la modulation de la durée du travail) ; elle peut autoriser un accord collectif à déroger à ses dispositions (accords dits " dérogatoires "). A l’opposé, dans certains cas, un accord national interprofessionnel ne peut entrer en vigueur qu’après son agrément par le gouvernement (assurance chômage) ou sa transcription dans la loi (formation professionnelle continue).

La loi de modernisation du dialogue social du 31 janvier 2007 a précisé les conditions dans lesquelles le gouvernement fait connaître chaque année au patronat et aux syndicats ses projets en matière d’emploi, de formation professionnelle et de relations de travail, tout en leur laissant le choix d’ouvrir une négociation interprofessionnelle. Si tel est le cas et si un accord en résulte, le gouvernement prépare les textes législatifs nécessaires à sa mise en oeuvre, mais le Parlement reste souverain.

Ainsi s’est construit un système de coproduction de normes qui élargit les marges d’autonomie de la négociation collective, mais presque toujours sous la condition d’une délégation accordée par l’Etat et/ou d’une validation de ses résultats par celui-ci. Ce fonctionnement hybride contraste avec l’option choisie par d’autres pays, comme l’Allemagne, qui ont défini une cloison étanche entre le domaine de la loi et celui de la négociation collective.

Un glissement vers le principe de subsidiarité

Parallèlement, le patronat a développé une offensive contre la hiérarchie des accords au nom d’un principe de liberté de négociation à chaque niveau, qui deviendrait ainsi autonome. A la limite, c’est le principe inverse de subsidiarité qui s’appliquerait : un accord de niveau supérieur ne s’imposerait dans un domaine donné qu’en l’absence de dispositions concernant ce domaine dans un accord de rang inférieur. Par exemple, un accord de branche ne s’appliquerait qu’aux questions non traitées par un accord d’entreprise.

La loi du 4 mai 2004, dans ses dispositions concernant le dialogue social, a amorcé une évolution dans cette direction. Si ses modalités d’application sont particulièrement complexes, on peut résumer ainsi leur principe directeur : sous la condition d’une approbation ou d’une absence d’opposition majoritaire, un accord de niveau inférieur peut être moins favorable que l’accord de niveau supérieur dont il relève, sauf lorsque cette possibilité est explicitement exclue.

Si les syndicats ont marqué leur hostilité à l’égard de l’abandon du principe de faveur, ils ne peuvent avoir la même attitude à l’égard du développement de la négociation d’entreprise. Certes, elle risque de mettre en danger les solidarités de branche, mais elle peut être aussi une opportunité pour l’action syndicale : elle permet de développer des revendications plus proches des intérêts directs des collectifs de travail, de faciliter ainsi leur mobilisation, de tirer parti des rapports de force qui peuvent être créés localement. Le risque est évidemment l’amplification des inégalités que les accords de branche permettent, dans une certaine mesure, de limiter.

Autant la question de l’autonomie de la négociation collective à l’égard de la norme publique peut permettre de définir une position commune du patronat et des syndicats face à l’Etat, puisqu’ils peuvent souhaiter ensemble renforcer leur capacité d’initiative autonome, autant la décentralisation de la négociation collective et la reconnaissance d’une autonomie des niveaux " inférieurs " de négociation posent un problème stratégique potentiellement conflictuel. Au sein du patronat comme des syndicats, pour des raisons différentes, des arbitrages différents apparaissent entre l’objectif de décentralisation au plus près des hétérogénéités concrètes et la volonté de maintenir des règles communes au nom soit de la solidarité, soit de l’égalisation des conditions de la concurrence.

* Hiérarchie des normes

Principe selon lequel chaque norme doit être conforme à celles qui lui sont supérieures dans la hiérarchie. Des contrats (individuels ou collectifs) ne peuvent donc déroger à des dispositions situées à un niveau juridique supérieur que s'ils sont plus favorables au salarié.

** Principe de faveur

Lorsque deux ou plusieurs textes sont en concours, c'est celui qui est le plus favorable au salarié qui s'applique.

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