Entretien

La décroissance peut-elle sauver la planète ?

13 min
Alain LIPIETZ Porte-parole de la commission économique des Verts, dernier ouvrage paru : " Berlin, Bagdad, Rio ", éd. Quai Voltaire
Serge LATOUCHE Universitaire, chercheur à l'Institut d'Etude du développement économique et social.

Face aux dégâts environnementaux et sociaux de notre modèle de développement, l’idée de décroissance fait son chemin au sein du mouvement altermondialiste. Pourquoi préférer ce slogan au développement durable?

Serge Latouche. Lorsque nous appelons le développement de nos voeux, même requalifié de "durable", c’est toujours in fine la croissance que nous réclamons. On n’a jamais vu un développement économique sans croissance, disait Nicholas Georgescu-Roegen. Cet économiste américano-roumain a montré dès les années 70 que la logique de croissance infinie propre au capitalisme est physiquement insoutenable. Si chaque Terrien devait consommer l’équivalent de ce que consomme un habitant des pays riches, nous aurions besoin d’un espace naturel équivalent à trois planètes. Lorsqu’un train va dans un mur à 100 km/h, il ne faut pas chercher à le faire rouler à 70 km/h, il faut en descendre et repartir dans une autre direction. Il faut sortir de la croissance. Lorsque nous agitons ce magnifique oxymore qu’est le "développement durable", nous en sortons de manière purement verbale. Le développement durable est un gadget à la mode que les industriels et les pouvoirs publics ont parfaitement adopté. Nombre d’intellectuels, comme l’économiste Ignacy Sachs ou Jean-Marie Harribey, d’Attac, estiment avec raison qu’on ne peut plus défendre le "développement durable", tant ce terme est galvaudé. Mais il ne sert à rien d’adjectiver d’une nouvelle manière le développement. Depuis la révolution industrielle anglaise, nous savons ce que développement veut dire. C’est le développement lui-même qui n’est pas soutenable, cce dont nous devons sortir. C’est pourquoi un certain nombre, dont je fais partie, proposent de construire une société de décroissance.

Alain Lipietz. Je pense au contraire qu’il y a une vraie opposition entre croissance et développement. La hausse du PIB, ce n’est clairement pas le développement du bonheur de vivre. Cependant, lorsque vous employez le terme de décroissance, la plupart des gens comprennent décroissance du niveau de vie. Alors qu’à mon sens, la réponse aux crises écologiques globales et locales passe par la croissance de certaines choses et la décroissance d’autres : croissance du temps libre et décroissance du temps contraint, décroissance de la consommation d’énergie, mais croissance des énergies renouvelables. Je préfère donc le concept qualitatif de développement à celui, purement quantitatif -à l’instar du PIB -, de décroissance. Dès lors, il s’agit de spécifier ce développement, puisque il n’est pas question de défendre des modèles de développement, passés ou présents, qui conduisent à l’impasse. Je suis donc un partisan de ce que vous appelez le développement "avec adjectif", autrement dit le développement soutenable.

A quoi pourrait ressembler une société de décroissance?

S. L. Il n’est évidemment pas question de prôner la décroissance pour la décroissance, la décroissance de tout et de n’importe quoi. Je vous suis sur ce point. Mais il serait tout aussi stupide de prôner le développement sans se poser la question de sa finalité. Développement pour quoi ? Pour qui ? C’est la raison pour laquelle je préfère raisonner en termes de société. Nous vivons dans une société où la croissance est érigée comme un but en soi, non comme le moyen de satisfaire des besoins. Il s’agit de consommer toujours plus, pour faire croître la production, qui permettra de consommer encore davantage. C’est une logique sans limites, alimentée par la propagande et la publicité. Or, une croissance infinie est incompatible avec notre monde fini. Il faut sortir de ce que les Grecs appelaient l’hubris : la démesure. D’autres cultures ont su se construire sur le refus de l’hubris. La Grèce antique, les Incas, les Aztèques, l’empire du Milieu à l’époque des Ming... Ces sociétés ont en commun d’avoir été fondées sur un mode de reproduction soutenable. Les Chinois avaient inventé énormément de choses sur le plan technique. On récompensait les inventeurs mais on mettait leurs découvertes dans une sorte de musée, en se gardant bien de les mettre en pratique, car on estimait que cela allait bouleverser un équilibre. C’est encore Colbert, dans la France du xviie siècle, qui faisait planter des forêts pour garantir à long terme les besoins de la marine. Il ne fallait pas épuiser la ressource, tuer la poule aux oeufs d’or, mais au contraire garantir la reproduction sociale. Retrouver ce raisonnable, qui a été la loi de bien des sociétés, par opposition au rationnel, qui est la recherche de la maximisation à outrance du profit ou de la production n’a plus rien à voir avec le développement. Voilà ce qui pourrait caractériser une société de décroissance, ou plus exactement d’"a-croissance", une société qui ne serait plus obsédée par la croissance pour la croissance. Une preuve de cette obsession ? Le silence de la gauche, y compris des Verts et de nombre d’altermondialistes, chaque fois que les journaux nous annoncent une "reprise de la croissance".

A. L. Le défi qui se pose à nous est effectivement celui-là : pouvons-nous avoir un modèle de développement "a-croissant", pour reprendre votre expression, voire même décroissant, en ce qui concerne les ponctions sur les ressources non renouvelables ? Les Grecs avaient inventé quelque chose de ce genre. Une fois les besoins primaires satisfaits, le développement, c’était les arts, le théâtre, la vie intellectuelle, l’amitié. Le xxie siècle va devoir inventer quelque chose d’analogue. Ou alors nous allons plonger dans le monde de Mad Max, c’est à dire la croissance réservée à une élite et le chaos pour les autres.

Le problème des citoyens athéniens, c’est que l’accumulation de la richesse sous forme de temps libre pour développer des activités socratiques supposait le travail des esclaves, des métèques et des femmes. La question du modèle économique se double donc d’une redoutable question politique : un développement sans croissance, fondé sur la limitation de certains besoins, la recherche maximale d’économies d’énergie et de matières premières, l’augmentation du temps libre, doit pouvoir être étendu à l’ensemble des hommes et des femmes. Il faudra négocier la mise en place de dispositifs permettant de transformer en temps libre des gains de productivité du travail qu’il s’agira de répartir équitablement. On a vu avec le débat sur les 35 heures que cela n’allait pas de soi.

S. L. Les gains de productivité devraient en effet d’abord servir à la réduction du temps de travail pour permettre à tout le monde d’avoir un emploi. L’enjeu est également politique. Lorsqu’on travaille 50 heures par semaine, il est impossible de lire le projet de Constitution européenne. Nous vivons dans un système formellement démocratique où l’on prétend que nous sommes tous libres et citoyens. Nous ne pourrons réellement assumer cette citoyenneté qu’à condition d’avoir du temps libre. Mais outre la réduction quantitative du travail, il faut changer l’image survalorisée que nous en avons et décoloniser nos esprits. Nous ne pouvons laisser Jean-Pierre Raffarin nous accuser de ne pas travailler assez, alors que 10% de la population est au chômage.

Concrètement, de quoi devrais-je me priver demain ?

S. L. Autrefois, partir en vacances, c’était louer une villa à une vingtaine de kilomètres de chez soi. Aujourd’hui, on préfère le séjour aux Maldives, qui coûte moins cher qu’une location à Perros-Guirec. Pourquoi ? Parce que le prix des transports est artificiellement bas et qu’on utilise la main-d’oeuvre bon marché des pays du tiers monde. Il sera nécessaire de revenir en arrière dans certains domaines, comme les voyages en avion. Mais la société de décroissance, ce n’est pas un retour à l’âge des cavernes. Ce serait plutôt, du strict point de vue de l’"empreinte écologique ", un retour aux années 60. Depuis trente ans en effet, la ponction sur la nature de la France a explosé. Pas parce que les Français mangent trois fois plus ou utilisent trois fois plus d’eau. Mais parce que ce qu’ils consomment exige infiniment plus d’énergie et de ressources naturelles. Il y a trente ans, on pouvait encore manger un yaourt fait maison avec le lait de la ferme d’à côté. Aujourd’hui, un yaourt à la fraise industriel incorpore plus de 9000 kilomètres de transports, selon une étude du Wuppertal Institute. Notre bifteck ne vient pas de nos prairies, mais d’une vache nourrie au tourteau de soja produit sur le brûlis de la forêt amazonienne. Réinventer un système moins prédateur de la nature est possible sans que cela implique nécessairement des choix dramatiques.

Dans les pays du Sud, les besoins de base restent largement insatisfaits...

S. L. La société de croissance est critiquable tant pour le Nord que pour le Sud. Mais construire une société de décroissance au Sud passe bien évidemment par une augmentation de l’empreinte écologique de ces pays et de leur produit intérieur brut. Il n’y a aucune raison pour qu’un Indien doive restreindre ses émissions de C02 dans l’atmosphère à une tonne par an, sa consommation actuelle, afin de permettre à un Américain de continuer à en rejeter vingt fois plus.

A. L. C’est évidemment la tentation - et la tentative - des pays du Nord, mais il n’est pas possible de geler les niveaux de confort dans l’état où ils sont. Le Sud a le droit de vivre mieux et le Nord doit reculer sur son gaspillage. Cela implique, dans le domaine de la consommation d’énergie fossile par exemple, de fixer des quotas qui seraient les mêmes pour chaque habitant de la planète. Quand le militant écologiste indien Anil Agarwal, décédé en 2002, avait proposé l’idée de quotas de carbone échangeables, cela avait provoqué un tollé chez les altermondialistes antimarchands. Il avait pourtant raison. Si nous voulons sauver la planète, et le faire équitablement, il faudrait allouer à tout être humain, maintenant et pour la suite des temps -en supposant que la population mondiale se stabilise autour de 9 milliards d’habitants -, le droit de brûler 600 kg d’équivalent carbone par an et par personne. Donc si vous consommez plus, vous devrez racheter une partie de son quota à celui qui a consommé moins. Vous pouvez appeler cela une marchandisation de l’atmosphère, je considère pour ma part que c’est une simple mesure de justice.

Vous vous opposez sur la question du développement mais vous êtes d’accord sur la nécessité de réduire drastiquement "l’empreinte écologique" des pays riches. Comment faire ?

A. L. Il ne sera possible de mettre en place les quotas dont je viens de parler que lorsque tout le monde sera convaincu que ne pas passer ses vacances à Tahiti -ou alors une seule fois dans sa vie -, n’est pas une catastrophe. La première bataille à gagner est culturelle. Ensuite, il sera possible de mettre en place des règles du jeu internationales. Et dans cette bataille des idées, je préfère encore une fois à la décroissance l’idée de développement soutenable, qui est, d’une certaine façon, déjà validée par la communauté internationale. Certes, la définition onusienne du développement soutenable est minimaliste. Mais appliquée à la lettre, elle est finalement exigeante, puisqu’elle défend "un modèle de développement qui satisfait les besoins des générations présentes, à commencer par ceux des plus démunis, sans compromettre ceux des générations futures". C’est un cadre qui nous permet d’aller de l’avant. De fait, sans attendre l’entrée des Etats-Unis dans un accord mondial, les signataires du protocole de Kyoto ont décidé dès à présent de le mettre en oeuvre.

Ce qui ne va pas très loin. Les objectifs ambitieux que vous énoncez sont-ils compatibles avec la démocratie ?

A. L. Il existe trois manière de réguler : la vertu, la loi et le marché. La vertu, selon Montesquieu, est la base de la démocratie. Si les gens ne considèrent pas qu’il faut être prudents et sobres, on ne pourra pas changer les choses. La bataille des idées est donc essentielle. En second lieu, il y a la loi. Il y aura des choses interdites, comme l’usage du 4 x 4 en ville, et un système de sanctions sera nécessaire, car tous les citoyens ne sont pas vertueux. En cela, le système pourra être jugé comme despotique. Mais il sera en réalité issu d’un long processus de formation d’une opinion publique à l’échelle locale et internationale et de négociations entre les Etats. Il y a enfin le marché, qui permettra d’atténuer les rigueurs de la vertu (je pourrai aller à Tahiti si je peux acheter sur le marché des quotas inemployés).

S. L. Vous raisonnez comme si le pouvoir était détenu par le politique. Les lois ne sont pas faites par les Etats, les parlements, les institutions internationales. Ceux-ci sont totalement dominés par les extraordinaires lobbies des deux mille plus grandes multinationales. Ce ne sont pas elles qui vont s’imposer des régulations. Tant qu’on aura pas trouvé le moyen de casser leur pouvoir, la situation restera totalement bloquée. Depuis la conférence de Stockholm, en 1972, tous les problèmes environnementaux ou presque ont été identifiés. En trente ans, le bilan de l’action des Etats et du système juridique international est bien modeste. Et la situation, loin de s’améliorer, s’est considérablement dégradée.

Que faire, alors ? Attendre la grande catastrophe ?

S. L. Il faut faire tout ce que l’on peut faire concrètement, au niveau de sa propre vie, de sa commune, de son pays, de l’Europe. Il faut aussi faire avancer les idées. C’est ce que nous essayons de faire avec La Décroissance, le journal que nous éditons. Mais s’il est nécessaire, l’idéal ne peut être l’unique force de changement. Je crois aussi à la pédagogie des catastrophes. Je suis fondamentalement optimiste car j’ai une confiance absolue dans le système à engendrer des catastrophes. Si elles ne sont pas définitives, mais si elles sont suffisamment fortes pour nous réveiller, elles peuvent être pédagogiques. En Italie, l’accident de Tchernobyl a conduit le pays à refuser le nucléaire. De même, la vache folle a poussé les citoyens européens à se mobiliser contre les OGM.

A. L. Comme homme politique, je me refuse à défendre la pédagogie des catastrophes, même s’il est vrai que celles-ci, quand elles ne sont pas irréversibles, peuvent susciter une prise de conscience. Mais surtout, ces prises de consciences nées des catastrophes surviennent trop tard par définition. Je maintiens donc qu’il faut parvenir à une solution régulée par le droit. Quant aux multinationales, je suis d’accord pour reconnaître qu’elles sont un frein au changement. Mais il n’y a pas qu’elles. C’est aussi chacun de nous lorsque nous nous comportons en disant "après moi le déluge". Ce sont aussi les responsables politiques qui ne veulent pas froisser leurs électeurs. Ce sont aussi des leaders syndicaux qui, sous prétexte de ne pas désespérer Billancourt, confondent la défense des salariés et de l’emploi avec la sauvegarde d’emplois incompatibles avec le développement soutenable. Il me semble à cet égard qu’il n’y a pas uniquement les idéaux ou les catastrophes qui font avancer les choses. Il y a aussi la conscience, à mon avis grandissante chez les citoyens, que changer de modèle économique est notre intérêt bien compris, le nôtre et celui de nos enfants.

S. L. Ce qui me frappe, dans votre discours, c’est que vous présentiez toujours cette construction souhaitable en termes de contrainte. On n’y arrivera pas tant qu’on n’aura pas transformé la contrainte en aspiration. Nous sommes très loin du désir d’entrer dans une société conviviale. En nous imposant des contraintes sous le joug de la nécessité et à contre-coeur, nous restons bloqués dans l’imaginaire de la société consumériste.

A. L. La politique n’est-elle que contrainte ? J’ai souligné que la première forme de régulation, préalable à la loi, c’était la vertu. Peut-être cette vertu apParaît-elle comme austère et contraignante. Mais je suis d’accord sur ce point avec vous. Nous ne parviendrons à rien en misant uniquement sur la loi ou sur une forme de vertu fondée sur la culpabilité. Les citoyens ne respecteront pas les contraintes du développement soutenable s’ils n’y trouvent pas un certain plaisir et un certain accomplissement de soi. Ce qui est précisément la manière dont Montesquieu définissait la vertu.

Propos recueillis par Antoine de Ravignan

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