Entretien

Pierre-Frédéric Ténière-Buchot : "nous devons tous payer l’eau plus cher"

10 min
Pierre-Frédéric Ténière-Buchot Gouverneur du Conseil mondial de l'eau (World Water Council) et conseiller du Panel mondial pour le financement des infrastructures hydrauliques, Pierre-Frédéric Ténière-Buchot a récemment publié L'homme et sa planète (PUF, 2003) et Eau (avec Michel Camdessus, Bertrand Badré et Ivan Chéret, Robert Laffont, 2004).

Les besoins en eau d’une planète toujours plus peuplée ne cessent d’augmenter. Les progrès technologiques peuvent-ils permettre de répondre à la demande ?

Pierre-Frédéric Ténière-Buchot. L’eau est un domaine où il n’y a guère d’innovation. Les découvertes importantes du XXe siècle peuvent se réduire au nombre de deux : la station d’épuration par procédé biologique et le dessalement de l’eau de mer par osmose. La première a été inventée par un ingénieur allemand en 1935. Toutes nos stations de traitement des eaux usées fonctionnent suivant ce principe. La seconde est un procédé, dont le développement est encore limité en raison de son coût. Deux grandes découvertes en soixante-dix ans, c’est peu par rapport à d’autres secteurs comme l’énergie, les transports ou les technologies de l’information.

Les politiques d’accroissement de l’offre d’eau vont continuer à se fonder sur des méthodes éprouvées, la principale étant l’aménagement du territoire incluant la construction de barrages. C’est, par exemple, la politique actuelle de la Chine. De notre point de vue d’Occidentaux, la construction du barrage des Trois-Gorges est une catastrophe écologique et humaine. Lorsqu’il sera achevé, en 2009, près de deux millions de personnes auront été déplacées. Mais pour les autorités chinoises, il s’agit de garantir l’accès à l’eau de 30 millions de personnes. Quand le rapport entre les perdants et les gagnants est de un à quinze, l’équation est vite réglée. Bien entendu, ces perspectives n’ont rien de réjouissant. Les conditions d’indemnisation et de relogement des Chinois, dont les villages et les champs ont été engloutis, ainsi que les mesures prises pour assurer leur réinsertion économique sont dramatiquement insuffisantes. Et l’irrigation de milliers d’hectares grâce à ce barrage risque de provoquer de redoutables problèmes environnementaux si elle n’est pas maîtrisée.

Prix moyen de l’eau dans les cinq plus grandes villes de chaque pays d’Europe en juillet 2003 (euros/m3)

Partout dans le monde, l’exploitation des eaux souterraines va devenir indispensable. Là encore, il ne s’agit pas de technologie nouvelle, mais d’adaptation de l’ingénierie pétrolière pour aller puiser dans des réserves, parfois à plus de 1000 mètres de profondeur. Les ressources sont énormes. L’eau douce, sur notre planète, est constituée à 70% de neiges et de glaces. Situées essentiellement dans les régions polaires, il est impossible d’en tirer parti. Les eaux de surface -lacs et rivières-, déjà surexploitées, représentent à peine 0,3% du total. Les 30% restants sont constitués des eaux souterraines, réserves énormes, mal réparties et peu présentes dans les zones arides. Une faible proportion d’entre elles, moins du dixième, est aujourd’hui utilisée. Elles constituent néanmoins l’avenir. Dans la mesure où leur mise en valeur est coûteuse, l’avenir, ce sera aussi celui de l’eau chère.

Il s’agit pourtant de ressources épuisables...

P.-F. T.-B. Pas toujours. L’eau qui coule sous le Sahara, que des forages profonds en Afrique sahélienne permettent aujourd’hui de consommer, se renouvelle en partie, environ 15%. Il est cependant vrai que, globalement, il s’agit d’une richesse épuisable, comme le pétrole. Mais ne perdez pas de vue que l’écart entre ces volumes et les eaux de surface est gigantesque. L’eau souterraine est une ressource pour les cent ans à venir, ce qui nous laisse un peu de temps pour trouver des solutions. Le dessalement de l’eau de mer, à plus long terme, devrait monter en puissance. Mais c’est une technique qui demande de l’énergie. Ce qui signifie des coûts et un problème environnemental qui appellera des arbitrages.

Faut-il alors privilégier la maîtrise de la demande ?

P.-F. T.-B. Il faut bien entendu maîtriser la demande, mais cette approche n’est pas substituable à une augmentation de l’offre. Maîtriser la consommation d’eau dans les pays riches est nécessaire, en premier lieu pour des raisons environnementales. Mais l’eau ne se transportant pas sur de longues distances, ou alors à grands frais, ce n’est pas ce qui permettra aux zones et pays déficitaires de répondre à leurs besoins. Nous ne pouvons avoir, dans ce domaine que des approches locales. Côté offre, elles passent par lénagement du territoire et l’exploitation de l’eau souterraine. Côté demande, elles supposent d’abord de rompre avec une agriculture qui absorbe aujourd’hui 70% de la consommation mondiale d’eau douce. L’irrigation, telle que nous la pratiquons actuellement, au Nord comme au Sud, représente un gigantesque gâchis, incompatible avec les besoins actuels et a fortiori futurs de la planète. Il sera indispensable de diffuser massivement le modèle "israélo-andalou" : la culture sous plastique, avec serres et systèmes de goutte à goutte, qui a démontré son efficacité, mais représente des investissements énormes.

L’eau a un prix. Il sera plus élevé demain... Qui la paie et qui devrait la payer?

P.-F. T.-B. Personne ne paie à mon sens l’eau assez cher. Et il existe un énorme problème de répartition de ses coûts entre les différentes catégories d’usagers. L’industrie règle généralement l’eau qu’elle utilise au prix fort. Il est aisé pour les pouvoirs publics de faire accepter aux entreprises des tarifs élevés -trois fois le prix au consommateur individuel au Mexique, par exemple- car elles ne votent pas et peuvent répercuter ce coût sur la valeur finale du produit.

Pour les consommateurs, qui sont aussi des électeurs, municipalités et gouvernements ont intérêt à pratiquer les tarifs les plus bas possible. Les prix obéissent ainsi davantage à des considérations politiques qu’à des réalités économiques. Dans les grandes villes françaises, l’eau du robinet est facturée environ 2,50 euros le m3. En Italie, elle est presque quatre fois moins chère: 68 centimes. En Grèce, six fois moins. En Allemagne et au Danemark, en revanche, elle coûte 4,50 euros le m3. Dans ces deux derniers pays, le prix pratiqué se rapproche de ce qu’impliquerait une gestion responsable de la ressource. A l’opposé, en Italie, où la faiblesse des prix ne permet pas un traitement correct, l’eau du robinet est non potable. Et la France vient d’être rappelée à l’ordre par Bruxelles sur le respect des normes sanitaires européennes en matière de rejets urbains et agricoles. L’agriculture, qui représente plus des deux tiers de la consommation d’eau, ne paie pratiquement rien pour ce bien quest donc incitée à gaspiller. C’est un fait universel, et qui obéit ici encore à des considérations politiques. Les politiques agricoles menées au lendemain de la Seconde Guerre mondiale dans nos pays riches visent à mettre sur le marché des produits le moins cher possible, dont les prix ne reflètent pas les coûts réels de production et n’intègrent pas la ponction sur l’environnement. C’est sans doute bien pour les consommateurs pauvres, mais cela évite surtout d’avoir à régler un délicat problème politique : demander aux populations aisées, via l’impôt par exemple, d’aider les plus démunis à acheter des denrées qu’une logique de vérité des prix rendrait plus chères. Dans les pays en développement et en transition, les agriculteurs devraient aussi payer leur eau. Mais cela implique des prix agricoles plus élevés et des transferts de revenus entre consommateurs riches et pauvres et entre villes et campagnes, les premières absorbant de plus en plus les ressources en eau des secondes.

La tarification de l’eau et la vérité des prix sont-elles synonymes d’injustice?

P.-F .T.-B. Prenons le cas des villes dans les pays pauvres. L’eau distribuée dans les réseaux est généralement si peu tarifée que les régies sont en faillite, elles ne répondent pas aux besoins des usagers et offrent une eau de piètre qualité. Résultat, on assiste à un développement spectaculaire du marché de l’eau en bouteille. Celle-ci offre une - toute relative - sécurité sanitaire mais, bien plus chère que l’eau du robinet, elle n’est accessible qu’aux couches aisées de la population. C’est l’échec complet de l’eau collective. Le marché mondial de l’eau embouteillée croît de 12% par an depuis dix ans, soit un chiffre d’affaires qui double tous les cinq ans. Et qui gère ce marché ? Quatre multinationales : Nestlé, Danone, Coca cola et Pepsi cola. Cet oligopole est-il préférable à celui des grandes compagnies d’eau tant décriées, Suez, Veolia et quelques autres? Celles-ci, face à un marché de l’eau en réseau qui ne progresse que de 1 à 2% par an, révisent à la baisse leurs investissements dans de nombreux pays en développement, non seulement dans la distribution d’eau potable, mais aussi dans l’assainissement. Elles se sont tournées vers l’énergie, les télécommunications, les médias, l’industrie du divertissement, les transports ou la gestion des déchets où elles réalisent l’essentiel de leur chiffre d’affaires. Dénoncer la mainmise du privé sur les services de l’eau au Sud n’a pas de sens. Le problème est au contraire que ce secteur ne léresse pas assez, comme il n’intéresse pas assez les pouvoirs publics.

La véritable injustice c’est, d’un côté, une minorité qui peut s’offrir de l’eau conditionnée et, de l’autre, une majorité qui dispose d’une eau insalubre. C’est le trop faible investissement dans des services collectifs efficaces qui, pour être durables, doivent pouvoir s’équilibrer financièrement. L’eau doit donc être payée de toutes façons, que ce soit par le contribuable ou par le consommateur. Et dans les deux cas, une redistribution sociale par la fiscalité ou des prix différenciés est nécessaire. En Belgique, la ville d’Anvers a adopté des tarifs sociaux pour les quartiers défavorisés. Lorsque j’étais à la tête de l’agence de l’eau Seine-Normandie, j’ai choisi de faire payer moins des zones difficiles où les factures avaient du mal à être réglées et d’augmenter les redevances ailleurs. Ces répartitions n’étaient pas légales à proprement parler mais ont été décidées en parfait accord avec toutes les parties. En Tunisie, les touristes paient leur eau cinquante fois plus cher que les autochtones. L’Afrique du Sud a mis en place un système innovant : un tarif nul pour les premiers mètres cubes consommés, puis des prix progressifs. Manille a adopté un système analogue. Tout cela n’a rien avoir avec le fait que ce soit une entreprise privée qui gère le réseau sous le contrôle des pouvoirs publics ou une régie municipale. Au niveau international également, il faut que les pays riches paient davantage pour l’eau des pauvres. Prélever quelques centimes sur les factures des consommateurs du Nord pour financer des projets au Sud, comme la France le pratique (voir p. 30) est une expérience intéressante qui pourrait être systématisée. Tout comme devrait être accrue l’aide publique au développement. Un domaine où l’on ne peut que constater l’absence de volonté politique des pays riches.

Comment relancer l’investissement dans l’eau de réseau ?

P.-F. T.-B. Les collectivités locales n’ont pas de ressources propres suffisantes pour financer ces réseaux. Lors du sommet de Johannesburg, en 2002, les gouvernements en ont appelé au partenariat public-privé pour relancer l’investissement dans ce secteur. Cela a fait hurler certaines ONG qui ont dénoncé la course aux privatisations. Les grandes compagnies, peu enclines à investir là où la rentabilité est faible et les risques élevés, n’ont pas répondu à l’appel des gouvernements.

Et elles y ont été d’autant moins incitées qu’elles étaient montrées du doigt par l’opinion. Les banquiers publics sont tout aussi frileux. Les institutions financières internationales, censées être au service du développement, préfèrent placer leur argent dans des secteurs moins risqués, comme l’énergie. Il est indispensable de redonner confiance aux investisseurs privés et publics et de leur offrir des perspectives de rentabilisation de leurs investissements. D’où la proposition de nombre d’experts, comme ceux du Conseil mondial de l’eau (voir note p. 39), que l’eau soit payée aux sociétés directement par les usagers plus à même de rassurer les investisseurs qu’un système reposant sur la capacité des municipalités à prélever des taxes et à les reverser aux exploitants -publics ou privés- des réseaux. Il me Paraît vain de nier l’existence du problème du financement de l’eau. En revanche, rien n’interdit d’assouplir cette réalité économique en organisant la solidarité à l’échelle locale, nationale et internationale.

Propos recueillis par Antoine de Ravignan

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