Europe : je t’aime moi non plus

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La désillusion actuelle des peuples à l'égard de l'Europe a peu à voir avec l'enthousiasme de ses pères fondateurs. Retour sur l'histoire d'une construction de 1950 à aujourd'hui. Pour comprendre ses réussites, ses écueils et ses espoirs.

C’est un peu comme dans ce vieux film italien, Nous nous sommes tant aimés, qui parlait d’amours enfuies, d’idéaux trahis; et du désir irrésistible d’y croire encore. Ainsi vont les sentiments entre l’Europe et ses citoyens. Le débat français sur la Constitution est le reflet de cette histoire racontée par les sondages eurobaromètres1: seuls 48% des citoyens des Quinze pensent toujours que l’appartenance de leur pays à l’Union est une "bonne chose"; ils étaient 72% dans les années 90, 60% en 1991-92... Ce n’est pas le principe de la construction européenne qui est rejeté, mais ses résultats. 55% des Français interrogés se déclaraient eurosceptiques en janvier 2004 (contre 46% à l’automne 2001), mais 79% souhaitaient une politique de défense commune et 67% une politique économique commune... L’Europe, oui, mais pas celle-là. Comment aimer une Union qui a 9% de chômeurs, 17 millions d’enfants pauvres (un sur cinq), un taux de croissance anémique, des inégalités croissantes?

Au départ était un invraisemblable pari politique. Au coeur de la tragédie de la Seconde Guerre mondiale, un homme dit non au retour de la guerre en Europe. Dès 1943, Jean Monnet, haut fonctionnaire français prévoit d’"empêcher la reconstruction des souverainetés économiques". A ses yeux, le protectionnisme a conduit à la guerre ; le commerce et le développement de "solidarités de fait" conduira à la paix. Cela commence, dès 1950, par la Communauté européenne du charbon et de l’acier. Quatre ans plus tard, l’échec fracassant devant le parlement français du projet politique de Communauté européenne de défense ramène les partisans d’une unification rapide à la réalité: les nations restent l’étoffe politique du continent. En 1957, les fondateurs reviennent à leur intuition première : six pays européens (France, Allemagne, Italie, Belgique, Luxembourg et Pays-Bas) se donnent avec le Traité de Rome l’objectif de créer un marché commun sur la base d’une union douanière. D’emblée, la construction européenne s’érige autour de la croyance dans les vertus du marché et de la concurrence. Mais rien de plus. Le Traité de Rome propose un seul lit pour deux rêves : l’idéal libre-échangiste du ministère de l’Economie allemand et le projet interventionniste de l’Etat français. Il organise la libre-circulation des marchandises, mais il prévoit aussi des politiques communes destinées à en corriger les effets (politique agricole...) "Le choix de l’économie de marché n’a pas empêché alors l’Etat de jouer un rôle important, souligne Mario Dehove, professeur associé à l’université de Paris XIII. Un premier projet d’unification monétaire, en 1970, prévoyait la mise en place d’une politique de revenus commune." Mais, au tournant des années 70-80, les vents idéologiques changent. Incapables d’empêcher la montée du chômage sans réussir pour autant à juguler l’inflation, la plupart des pays européens se convertissent aux doctrines néolibérales venues des Etats-Unis, qui font de l’Etat le vice et du marché la vertu. C’est dans ce nouveau contexte doctrinal qu’intervient, en 1987, une relance majeure de l’unification européenne. Avec l’Acte unique, les Etats de la Communauté décident d’achever le marché commun. Car, même si l’union douanière est réalisée depuis 1968, la libre circulation des capitaux, des personnes et des services reste très partielle. L’Europe se donne donc pour objectif de passer au marché unique au 1er janvier 1993. Cette avancée a lieu sous les auspices libérales de Margaret Thatcher. Les dernières barrières à la libre-circulation des capitaux disParaissent, la déréglementation des marchés financiers, du secteur bancaire et des assurances progresse à grand pas. Mais les institutions communautaires restent faibles et les politiques économiques l’apanage des Etats...

Or, l’ouverture accrue du marché ne peut contribuer au bien-être que si elle est assortie de politiques de redistribution en direction des régions les plus pauvres et d’harmonisations sociale et fiscale pour couper court aux tentations de "dumping" entre les nations. Le pari est audacieux. Mais dans la conjoncture porteuse de la fin des années 80, avec la signature d’un Traité de Maastricht qui renforce les institutions européennes et, sous la forte impulsion de Jacques Delors à la tête de la Commission, l’Europe va dans le bon sens. L’asymétrie subsiste entre les institutions communautaires qui font le marché (concurrence, commerce...) et les Etats membres qui le régulent (politique budgétaire, recherche, protection sociale, emploi...). Mais un rééquilibrage s’amorce avec l’adoption de normes sociales minimales européennes et le renforcement des politiques de cohésion régionale. Surtout, le Traité de Maastricht confie aux institutions communautaires la politique monétaire : le meilleur moyen d’empêcher que l’achèvement du marché unique ne conduise à une concurrence fratricide entre les monnaies, dopant la spéculation.

Pourquoi le libéralisme l’a emporté

Pourtant, à peine le Traité de Maastricht ratifié, la logique libérale l’emporte, tant sont contrariés les premiers pas vers la régulation commune. L’Allemagne est laissée seule face au défi de la réunification, le poids idéologique de la pensée économique orthodoxe s’accroît et les "petits" pays aux économies plus ouvertes (Irlande, Pays-Bas...) se satisfont d’un libéralisme leur permettant d’exporter leur chômage chez leurs voisins. Mais il existe aussi une réalité profonde: la nation reste la principale communauté démocratique et solidaire aux yeux des Européens. Et les gouvernements des pays riches ne sont pas prêts à imposer à leurs citoyens -même quand ceux-ci sont prompts à revendiquer l’Europe sociale-, de verser des cotisations ou payer des impôts pour les pauvres, les chômeurs, les malades et les retraités des pays moins bien lotis. Le décalage entre l’espace du marché et l’espace de la régulation trouve aussi là son origine. Parallèlement, l’euro ne tient pas ses promesses, car les gouvernements persistent dans leur souverainisme budgétaire. Avec des effets d’autant plus désastreux que le critère de déficit inscrit dans le pacte de stabilité liant entre eux les pays de la zone euro (3% du PIB) est interprété avec raideur par les responsables des Etats, de la Banque centrale et de la Commission. Le dogmatisme libéral de ces hommes qui stigmatisent les "rigidités structurelles" des économies européennes en termes de marché du travail et de protection sociale prive en outre les gouvernements du dernier instrument possible: la relance salariale...

A la manière de la saignée, la dynamique libérale aggrave le mal -la faiblesse de la demande-, mais tout se passe comme si le marché avait désormais changé de statut: les pères fondateurs y voyaient le contenant de leur projet; leurs successeurs Paraissent en faire le contenu. "Le contexte international de la fin des années 80 et du début des années 90 est celui d’une sorte d’évanescence du politique, rappelle Yannick Jadot, directeur des campagnes de Greenpeace. L’Europe ne s’est pas interrogée sur le sens politique à donner au marché unique et à l’euro. Ni pour elle-même, ni pour le monde. Sur les investissements, les services, les produits agricoles, l’Union incarne un prosélytisme du libre-échange aussi violent pour le Sud que celui des Etats-Unis. Alors, à quoi sert l’Europe?"

Il faut donc changer l’Europe. Mais sans la casser. Si une autre Europe est possible, elle naîtra de l’intérieur. Car même si le risque existe de voir se développer, à la faveur de la nouvelle donne libérale, des stratégies économiques non coopératives entre les Etats membres, le cadre européen reste viscéralement hostile à ce type de comportement, comme le souligne Mario Dehove: "On ne discute pas au Conseil européen des chefs d’Etat et de gouvernement ou au Conseil des ministres comme au Conseil de sécurité de l’ONU ou à l’OMC. Car ce sont simultanément des instances de négociation et de délibération. Chacun y exprime et y défend ses préoccupations nationales, certes, mais aussi sa vision de l’intérêt général. Cet "esprit communautaire" nous a permis d’éviter le pire, la compétition de tous contre tous dans un monde de nations."

L’Europe a bon dos

Et puis, l’orientation libérale actuelle de l’Europe est aussi un miroir tendu au durcissement de nos sociétés qui a peu à voir avec la "contrainte" européenne. "Bruxelles" ne gouverne pas les politiques économiques nationales, qui "ont beaucoup plus de marges de manoeuvres que ne veulent le reconnaître les responsables politiques, estime Philippe Pochet, président de l’Observatoire social européen. La France a pu mener à bien la réforme des 35 heures sans que l’Europe ne l’en empêche. Elle a bon dos, l’Europe!" Les Etats ont gardé la main sur l’essentiel des décisions : la réunion du Conseil des chefs d’Etat et de gouvernement, tous les six mois, imprime les avancées de la construction européenne. Les règles du jeu restent définies dans des traités à caractère diplomatique, ratifiés par chaque Etat membre. Les directives proposées par la Commission, organe communautaire qui représente l’intérêt général européen, sont adoptées par le Conseil des ministres, qui réunit les représentants des gouvernements. Rien n’empêche les gouvernements de développer à l’échelle européenne des politiques économiques plus favorables à l’emploi. Encore faudrait-il ne pas se payer de mots, et invoquer "l’Europe sociale" tout en refusant à l’Union les moyens d’une politique de solidarité digne de ce nom.

L’avarice des pays riches, qui financent le budget européen (Allemagne, Suède, Royaume-Uni, France, Autriche, Pays-Bas), est aujourd’hui l’un des principaux problèmes : ces Etats exigent de plafonner le budget de l’Union à 1% du Revenu national brut pour 2007-2013, alors que l’élargissement à des pays beaucoup plus pauvres et la volonté de devenir "l’économie la plus compétitive de la planète" à l’horizon 2010 passent par une politique budgétaire plus ambitieuse. La Commission demande pour cela une enveloppe raisonnable de 1,14% du PIB. Il ne tient qu’à nos gouvernements de l’accepter.

Ce type de choix a peu à voir avec un texte constitutionnel, aussi imparfait soit-il. Certes, le projet entérine, dans sa IIIe partie l’orientation libérale prise par l’Europe au fil de son histoire (lire l’interview de Jean-Louis Quermonne p.36). Mais ses première et deuxième parties proclament avec force des principes qui contredisent cette évolution. Il nous appartient de faire vivre cette philosophie-ci plutôt que cet esprit-là.

Car l’Europe est désormais chose trop sérieuse pour être laissée aux seuls gouvernements. La récente remise en cause de la directive Bolkestein (lire p. 34) rappelle d’ailleurs que les institutions de l’Union ne sont pas imperméables à l’opinion et aux mobilisations sociales. Il faut persévérer dans cette voie, et surtout ne pas cesser de s’intéresser à "Bruxelles" au matin du 30 mai, quel que soit le résultat du référendum français.

"L’Europe syndicale doit désormais aller au-delà d’une démarche de lobbying pour se transformer en véritable mouvement social, plaide ainsi Philippe Pochet. Un certain nombre de mobilisations européennes réussies, depuis l’affaire Vilvorde en 1997, vont dans ce sens. Je pense, Paradoxalement, que le contexte est favorable. Les partisans d’une autre Europe possèdent dans leur jeu deux atouts majeurs. D’abord, la conviction profonde, partagée par toutes les sociétés, que le modèle européen de capitalisme doit rester un modèle social. Ensuite, l’échec patent des politiques libérales. L’espace pour des propositions alternatives est à nouveau ouvert." Encore faut-il, pour l’investir, que les acteurs sociaux soient constants dans leur intérêt pour l’Union.Un refus du Traité est-il de nature à faire avancer cette autre Europe ? Ceux qui s’y opposent affirment que l’approuver vaudrait validation de l’Europe telle qu’elle est. "Il m’arrive moi aussi de penser, face à la panne de volonté politique des gouvernements, qu’il faudrait une crise majeure pour sortir de l’impasse", avoue Philippe Pochet. Mais une victoire du non risque d’être interprétée par les gouvernements comme un refus d’avancer et d’être récupérée par les souverainistes de tout poil, des conservateurs britanniques à l’extrême-droite française en passant par les catholiques intégristes polonais.Mieux vaut sans doute, dans ces conditions, engranger les avancées apportées par le Traité, très significatives en comParaison du calamiteux compromis de Nice. D’autant que l’issue d’une renégociation serait très incertaine. Et Philippe Pochet de conclure: "Rien ne serait plus profitable au libéralisme qu’un marché de plus en plus unifié au sein d’un espace politique de plus en plus fragmenté."

  • 1. Europa.eu.int/comm/public_opinion/archives_en.htm

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